De la couleur des corps

Print Friendly, PDF & Email

L’évolution historique de l’image du Noir puise bien dans le racisme et dans ce qu’on avait besoin qu’il soit : retour sur un livre important de notre collaboratrice Sylvie Chalaye, suivi d’un entretien.

Parce qu’il est un lieu d’incarnation, sur lequel le langage vient accomplir son passage dans des figures visibles et matérielles, le plateau de théâtre est pour toutes les sociétés un puissant révélateur du regard porté sur les corps. Avant que l’écriture dramatique vienne lui donner forme et profondeur, avant que la scénographie détermine l’axe selon lequel elle sera vue et l’espace au creux duquel elle viendra prendre place, la présence corporelle de l’interprète sur la scène est d’abord définie par les codes culturels, politiques ou religieux qui gouvernent l’ensemble de la vie publique. Le corps, pour le dire d’un mot, n’est jamais neutre : sexe, couleur, proportions, modelé, texture, dès que portés sur la scène, sont soumis à jugement – quand ce n’est pas, tout simplement, à interdiction -, et ce jugement dépend pour une très large part de la société dans laquelle il est formulé.
L’étude publiée par Sylvie Chalaye aux Éditions de l’Harmattan, en examinant les mutations de l’image du Noir dans le théâtre français sur un peu plus de quatre siècles (de 1550 à 1960 exactement), nous le démontre avec autant de précision que d’efficacité. Nourrie d’une ample recherche originale, qui entraîne souvent le lecteur vers des productions à juste titre oubliées – aucun metteur en scène ni aucun éditeur, espérons-le, ne voudra secouer la poussière déposée sur Zoraïme et Zulnar de Claude de Saint-Just (1798), ou sur La Traite des Noirs de Desnoyer et Alboize du Pujol (1835) – et prenant, lorsqu’il le faut, appui sur la peinture, le music-hall, le cinéma ou même l’image publicitaire, la réflexion qu’elle conduit traque jusqu’aux traces les plus modestes de l’entrée en scène des personnages puis des comédiens noirs sur la scène française. Depuis le More de la Renaissance, sombre comme l’Enfer ou calciné d’amour, jusqu’aux Nègres rédempteurs de Jean Genet, en passant par l’imagerie illuministe du  » bon sauvage « , celle romantique de l’esclave brisant ses chaînes, ou celle coloniale du cannibale ignorant et cruel, ce sont quatre cents ans de méconnaissance ou de curiosité, de peur ou de mépris, de bons sentiments ou de petites (et parfois grandes) lâchetés qui se déroulent dans ces pages copieusement documentées, tant par de longues citations que par une iconographie abondante et toujours pertinente.
Il faut donc savoir gré à l’auteur d’avoir feuilleté tant de brochures, parcouru tant de volumes aux pages collées par les ans, scruté tant de microfilms : loin de déboucher sur une érudition sans projet, la recherche qu’elle a patiemment menée développe deux démonstrations aux enjeux essentiels. La première est de restituer à l’imaginaire raciste sa dimension véritable : ni fatalité intemporelle, ni héritage de préjugés immémoriaux, mais bien phénomène historique, datable, résultant d’une construction dont l’épuisant démontage n’est pas encore achevé. Documents à l’appui, Sylvie Chalaye examine la cristallisation de cet imaginaire pendant la deuxième moitié du 19e siècle, elle en dégage les non-dits et les contradictions (en particulier la fascination érotique, largement exploitée sur la scène du théâtre ou du music-hall), tout en rappelant ce qui d’abord assure son succès : la légitimation qu’il permet d’opérer à l’égard de la conquête coloniale. Pour justifier aux yeux de l’opinion publique l’effort imposé par celle-ci, la seule perspective du profit économique ne pouvait en effet suffire ; il fallait aussi montrer que l’on apportait la civilisation à des populations sauvages, presque encore animales, et donc imposer aux esprits les images frappantes d’êtres demeurés au seuil de l’humanité. De même que la presse, la littérature, la chanson ou la réclame, le théâtre – tout au moins dans son versant le plus commercial – a largement contribué à enraciner la fantasmagorie raciste auprès du public.
La deuxième démonstration opérée par Sylvie Chalaye est de mettre en évidence l’étroitesse des liens unissant l’évolution de l’image du Noir au théâtre et celle de son statut dans la société française. La présence d’esclaves des colonies sur le sol français à partir de 1716, les étapes successives de l’abolition de l’esclavage, la construction puis l’effondrement de l’Empire colonial : ce sont bien les événements sociaux ou politiques qui entraînent les mutations décisives du regard porté sur les Noirs, montrant à l’évidence que l’histoire du théâtre n’est pas dissociable de l’Histoire tout court. Aux belles âmes qui voudraient que l’art et la littérature soient par essence au-dessus des convulsions de la vie publique, l’auteur oppose la matérialité des faits. Et, certes, il est bien attristant de voir Henri-René Lenormand, auteur par ailleurs estimable, ami des Pitoëff, ajouter dans la deuxième version de sa pièce A l’ombre du mal une scène dans le seul but d’intégrer le cliché du tirailleur sénégalais au large sourire, avec son  » Y’a bon !  » immortalisé par la publicité d’une célèbre boisson chocolatée.
Les analyses développées par Sylvie Chalaye, cependant, vont bien au-delà d’une définition du théâtre comme  » miroir de la société « . Ce qu’elles affirment, c’est combien le théâtre peut être un redoutable instrument de façonnage des représentations collectives : loin de refléter une image de la société, il contribue à la construire ou à la diffuser – mais aussi à la déconstruire, lorsqu’il en a le courage, comme le montrent bien les pages consacrées à des personnalités telles qu’Olympe de Gouges, Gaston Baty ou Jean Genet, ainsi qu’aux avant-gardes de la première moitié du siècle.
En ce sens, l’entrée en scène de véritables comédiens noirs, en remplacement de blancs maquillés, représente bien l’un des principaux défis du 20e siècle : c’est reconnaître à la fois les compétences artistiques des individus, et que la différence des couleurs n’est pas un obstacle à la communication des émotions, contrairement aux arguties de quelques critiques dramatiques. Mais si plus personne, aujourd’hui, ne s’étonne de voir des Noirs interpréter des personnages de Noirs, il reste un dernier combat que mènent, par exemple, des metteurs en scène tels que Peter Brook ou Peter Sellars : imposer que le comédien noir puisse jouer d’autres rôles que ceux prévus par la dramaturgie – non pas seulement Othello, mais aussi Prospero, Shylock, ou pourquoi pas Hamlet. Cela ne signifie pas que la couleur des corps devienne entièrement indifférente aux yeux du public (elle le pourrait aussi difficilement que la différence des sexes), mais qu’elle soit traitée comme un matériau poétique, pour son timbre propre, dans l’élaboration de la mise en scène. Il nous faut donc attendre, pour un prochain avenir, l’étude qui complètera sur le terrain de la création contemporaine l’enquête entreprise par Sylvie Chalaye, en analysant avec la même rigueur et la même passion les différents registres chromatiques en usage dans la pratique théâtrale d’aujourd’hui.

Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre – L’image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, collection Images Plurielles, 1998. ///Article N° : 882

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire