De la francophonie à la littérature-monde

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Que penser du manifeste pour une littérature-monde qui remettait en cause la francophonie littéraire ? Le critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa répond en replaçant ici le débat dans l’Histoire.

« Impossibilité de la fuite que seule la mort autorise.
Epitaphe topographique du lointain
Fiction sédimentée où l’épaisseur est une surface
Une surface vernie, perlée, ornementale »

Francophonie et Histoire
Il est toujours plaisant, lorsque l’on prend la parole, de dire d’où l’on parle. Il l’est davantage, lorsqu’il s’agit de la francophonie, sujet sensible qui prête généralement à des polémiques stériles. Ce qui est certain, c’est que le regard que porte un Polonais, un Grec ou un Irlandais sur la francophonie ne saurait être le même que celui d’un Congolais, d’un Tunisien ou d’un Breton. Dans le premier cas, le rapport à la langue française renvoie à cette époque, où l’Europe parlait français (1) ; dans le second, le développement de la langue française est indissociable de l’aventure coloniale. Par conséquent, s’intéresser à la francophonie, suppose aussi de s’intéresser à l’Histoire. On me pardonnera à ce titre, l’incursion dans le passé. Je tiens à préciser tout de suite, que ma démarche ne participe nullement du sempiternel ressentiment du colonisé. J’ai témoigné ailleurs (2), combien le Congo malgré la décolonisation, malgré son orientation marxiste au cours des années soixante-dix, n’a jamais confondu la France de Gobineau à celle de l’Abbé Grégoire. En accueillant les cendres de Pierre Savorgnan De Brazza, les Congolais ont montré combien l’Histoire contemporaine congolaise, voire africaine, est inséparable de l’Histoire coloniale. En réalité, nos politiques suivent les traces de nos écrivains. Dès 1970, le poète congolais Tchicaya U Tam’si, qui parodiait Lumumba en proclamant : « Le Congo, c’est moi », se définissait en même temps comme un « Congaulois », synthèse heureuse du Gaulois et du Congolais. Alors que l’écrivain nigérian prix Nobel de littérature Wole Soyinka avait assassiné la Négritude en une seule formule vénéneuse : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie », il confirme ce côté gaulois du poète (3), ce poète qu’il présente comme un homme qui déclenchait chez lui des accès de francophobie à cause de son soutien inconditionnel à la civilisation française.
Francophonie, politique et langue française
Tout cela montre combien un ancien colonisé et écrivain de surcroît tisse une relation à la langue et la civilisation française qui ne saurait être caricaturale. Elle est plutôt baroque, ambiguë. Déjà nos pères littéraires et politiques tels que Damas, Césaire et Senghor revendiquaient l’universel tout en étant des disciples de Herder. Voilà pourquoi, il est difficile d’évoquer la francophonie littéraire, tout en faisant l’économie de l’Histoire. Et ce, d’autant plus qu’en France les noces entre la langue et la politique sont légendaires. L’ordonnance de Villers-Cotterêts, considérée comme l’acte fondateur de l’instauration officielle du français dans le royaume, est un acte foncièrement politique.
Dans son remarquable Histoire de la merde, Dominique Laporte fait remonter la régulation de la merde dans la Cité au début du XVIe siècle (1539), quasiment au même moment que l’ordonnance de Villers-Cotterêts. On assiste alors à un phénomène social fascinant : en même temps que la langue s’épure, qu’elle travaille à éliminer ou du moins à réduire ce qui est barbare et étranger en elle, la merde, elle, sort de l’espace public pour entrer dans l’espace privé. L’hygiène nationale naît ainsi au même moment que la langue nationale. « Si la langue est belle, écrit Dominique Laporte, c’est qu’un maître la lave. Un maître qui lave les lieux de merde, déblaye les immondices, assainit ville et langue pour leur conférer ordre et beauté » (4) Vue sous cet angle, la francophonie n’est au bilan que l’extension au monde de cette union entre la politique et la langue.
Forgée en 1880 par le communard Onésime Reclus (le frère d’Elisée), la francophonie se proposait selon son auteur, de regrouper un vaste empire de langues et de valeurs susceptibles d’endiguer les Prussiens « campés » derrière les Vosges. Le litre du livre, France, Algérie, colonies, dans lequel Reclus crée ce néologisme est en soi un programme ambitieux. Quant à Léopold Sédar Senghor, qui le réhabilite en 1965, il s’inscrit dans la lignée des hommes politiques français, à la fois grands écrivains et éminents journalistes. Georges Clemenceau est certes le héros de la Grande guerre, mais c’est aussi le fondateur de L’Aurore, journal dans lequel Emile Zola publie son fameux J’accuse ; Jaurès est peut-être l’homme politique français le plus célèbre mais c’est aussi le fondateur de L’Humanité ; De Gaulle est le père de la Ve République, c’est également celui qui, avec ses Mémoires de Guerre, « réécrit » les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, etc.
Voila pourquoi l’idée de séparer la langue de l’Histoire est discutable. Tous les grands débats politiques, qui ont eu lieu en France autour de la nation, ont été portés par de grands écrivains, mieux par de grands stylistes. Ce qui a conduit un jour George Steiner à dire qu’en France, le style est de droite.
Une fois ce constat posé, doit-on pour autant renoncer à la francophonie littéraire comme le réclament les auteurs du manifeste pour une littérature-monde ?
Je ne le pense pas. Et je dirai pourquoi. Récapituler les faits s’avère à présent nécessaire.
Les soleils de la littérature-monde
Tout commence en 2007. Quarante-quatre écrivains signent dans Le Monde du 16 mars 2007 un manifeste en faveur d’une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation », annonçant par là même la mort de la francophonie. Les réactions sont immédiates. Abdou Diouf, actuel secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, dénonce la désinvolture des écrivains (Le Monde, 20 mars). Le romancier libanais Alexandre Najjar, qui s’était déjà vigoureusement opposé à son compatriote Amin Maalouf au moment du Salon du livre 2006 sur la pertinence de la distinction entre littérature française et francophone, réduit la « littérature-monde » à une simple périphrase de la francophonie. Les universitaires sénégalais Lilyan Kesteloot et Amadou Lamine Sall réclament quant à eux, un peu de mémoire de la part des signataires, leur rappelant la genèse de la francophonie et les invitant à s’interroger sur ce qui pourrait distinguer la « littérature-monde » de la World literature. Du côté français, Pierre Assouline préfère à la « littérature-monde » la formule du Portugais Miguel Torga : « l’universel, c’est le local moins les murs. »
Depuis, un livre regroupant les articles de plusieurs signataires est paru aux éditions Gallimard. Par-delà la critique de la francophonie, le livre pourfend le formalisme et le narcissisme de la production française contemporaine qui serait devenue « sourde et aveugle à la course du monde », à la différence de la littérature d’Outre-Manche, « bruyante, colorée, métissée… », plus à même de dire le monde. Outre la pertinence de telles oppositions et catégories utilisées pour qualifier et décrire cette littérature française (solipsiste, formaliste, narcissique, nombriliste, etc.), de quoi et de qui, parle-t-on quand on évoque la littérature française au singulier ? Qu’y a t-il de commun entre Claude Simon et Christine Angot ? Entre Marie Ndiaye et Catherine Millet, entre Françoise Chandernagor et Annie Ernaux, entre Michel Tournier et Camille Laurens, entre Hélène Cixous et Régine Desforges, entre Frédéric Beigbeder et Jacques Jouet, etc. ?
Du reste, quand on parcourt ce livre-manifeste, on est frappé par le contraste entre les intentions et les écrits : alors qu’on nous annonce une « littérature-monde », chaque écrivain ne parle que de lui-même, de manière narcissique. Le manifeste s’articule autour de l’invention d’un nouveau concept qu’aucun texte ne chercher à interroger ni à définir. Quant au livre, c’est une rupture en trompe-l’œil, donnant l’impression d’une juxtaposition de textes disparates dont le lecteur peine à saisir ce qui peut les lier et à quel titre chacun contribuerait à construire cette nouvelle littérature. Ce que résume bien Alexandre Najjar : « Les auteurs du manifeste ont cru bon de reprocher au roman français de « se regarder écrire ». C’est le même reproche que nous leur faisons aujourd’hui. ». Dans le même ordre d’idées, l’écrivain Camille Toledo instruit habilement un procès du manifeste dans son essai roboratif Visiter le Furkistan ou les illusions de la littérature-monde, paru aux PUF. Pour lui, ce manifeste, plutôt que de célébrer le néo-exotisme en valorisant l’ailleurs, devrait insister davantage sur la strate : une caractéristique de la modernité littéraire et artistique de notre temps, dont Julien Gracq semble la figure archétypale.
« Impossibilité de la fuite que seule la mort autorise.
Epitaphe topographique du lointain
Fiction sédimentée où l’épaisseur est une surface
Une surface vernie, perlée, ornementale »

S’il devait y avoir « une rupture », écrit-il, au sens où l’ont voulu les signataires du manifeste, elle se trouverait plutôt là, dans le rapport que nous autres écrivains entretenons désormais avec l’artifice de la continuité et l’illusion de la surface. Non pas entre « le voyageur » et « le linguiste », donc, mais entre « le couvreur » et disons, « le poinçonneur […] « l’esthétique du poinçonneur », c’est celle que l’on chante aux Lilas : celle qui fait des trous, des petits trous, encore des petits trous. Ce n’est plus « le couvreur » mais l’archéologue déchu de sa fonction, conscient que la ville enfouie est une chimère. » (5)
On n’oubliera pas de signaler l’ambiguïté de certains signataires : récipiendaires du prix des Cinq continents de la francophonie le matin, et réclamant le soir, l’acte de mort de cette institution. L’autre critique présente dans ce manifeste, est celle du ghetto, notamment la création par certaines maisons d’édition, de collections consacrées à l’Afrique et au monde noir. Là encore, le débat semble léger. Lorsqu’on évoque cette question dans les forums et tribunes, on évacue un peu hâtivement la dimension économique du livre, la relation du centre et de la périphérie, et on oublie surtout de comparer les conditions de productions et de circulation des biens culturels dans les différents espaces francophones (le Maghreb et le Liban, l’Afrique subsaharienne francophone, mais aussi le Canada, la Belgique, la Suisse), se dispensant ainsi de réfléchir sur la genèse et le statut de la littérature francophone dans le champ littéraire français.
Encore faudrait-il s’interroger sur ce qui a pu conduire une maison comme Gallimard à attendre les années 2000 pour s’ouvrir à l’Afrique francophone, alors qu’elle publiait déjà des auteurs anglophones (Thomas Mofolo, Amos Tutuola), noirs américains (James Baldwin, Chester Himes, John Edgar Wideman) et antillais et haïtiens (Marie Chauvet, René Depestre, Patrick Chamoiseau, Jean Metellus, Ernest Pépin, etc.). Et encore faudrait-il ne pas passer sous silence la politique francophone du Seuil, initiée par Paul Flamand, qui a côtoyé Damas et Senghor à la revue Esprit. Le Seuil, éditeur de Fanon, Césaire, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Anne Hébert, Yambo Ouologuem, Kourouma, Sony Labou Tansi, etc. Encore faudrait-il enfin, une étude du champ littéraire français depuis les années trente et des affinités électives qui ont réuni à l’époque Breton et Césaire, Damas et Desnos, Senghor et la revue Esprit, Sartre et les intellectuels coloniaux. Qu’en est-il aujourd’hui de ces affinités ? Fonctionnent-elles ? Le champ littéraire francophone existe t-il aujourd’hui ?
Vers une conclusion ?
Lors de la rencontre entre l’Afrique et les Amériques au XXIe siècle en 2003 au Mali autour de l’œuvre et l’itinéraire d’Aimé Césaire, l’historien Elikia M’Bokolo évoque des poètes de la génération du Martiniquais. Voici un extrait à méditer : « Les intellectuels français les considéraient comme des partenaires égaux. Parce que ce n’étaient pas des béni-oui-oui. Rompre avec Maurice Thorez dans la France de 1956, il fallait oser : le parti communiste était un vrai pouvoir. Et Césaire l’a fait ! Donc toute l’intelligentsia française considérait ces intellectuels noirs, africains, comme de vrais intellectuels. Situation qui n’est plus celle d’aujourd’hui. A l’époque, on pensait en Europe que l’Afrique était importante, que le monde noir était important. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où l’on nous dit que l’Afrique pourrait disparaître sans que cela ne gêne en rien la marche du monde. Et l’on considère aussi que ce que nous pensons, nous Africains, de l’Afrique, n’a strictement aucun intérêt parce qu’il y a des experts occidentaux, médecins, sociologues, anthropologues, etc. » (6)
C’est en répondant à toutes ces questions, en scrutant nos angoisses, nos espoirs, nos désespoirs, notre fragilité dans le monde que l’on pourra rêver d’une littérature-monde qui s’enracine d’abord en Afrique, pour ne pas se perdre dans une dilution dans l’universel, pour reprendre l’heureuse expression de Césaire.

1. Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, éditions Fallois, 2001.
2. « La francophonie heureuse : la leçon de Senghor », L’Atelier du roman n° 47, septembre, 2006, p.169.
3. Wole Soyinka, Il te faut partir à l’aube, traduit de l’anglais (Nigeria) par Etienne Galle, Actes Sud, 2007, p.97.
4. Dominique Laporte, Histoire de la merde, Christian Bourgois, 1993, p.15
5. Camille de Toledo, Visiter le Furkistan, ou les illusions de la littérature Monde, Paris, Puf, pp.101-102.
6. Tshitengue Luabu, Césaire et nous, Paris, Cauris éditions, 2004, p.96.
///Article N° : 9863

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