L’ère des mythiques chevaliers et nobles guerriers depuis longtemps révolue a laissé place aux combattants enrôlés dans des conflits de toute sorte, manipulés par l’Histoire et instrumentalisés par les médias. L’analyse du traitement et des conséquences de ces « nouveaux conflits » fait ressortir, entre autre, la stigmatisation des pays du Sud comme « terres de violence ».
De l’origine de la guerre, comme pratique institutionnelle, aux armées impériales puis aux guerriers à cheval, une longue évolution s’est faite, aboutissant au développement d’une codification morale combinée à un art efficace du combat. Le Moyen – Age a en effet réussi à pousser au plus loin l’esprit chevaleresque caractérisé par un ensemble de vertus physiques, mentales et morales. Cet idéal, transcrit dans un code d’honneur partagé par les chevaliers – modèles pour les autres guerriers -, de l’Empire du Soleil Levant aux rivages atlantiques, s’est doublé dans le même temps d’une férocité meurtrière difficilement imaginable de nos jours, du fait de l’éviction systématique des images sanglantes de la décapitation, de l’égorgement, de l’éventration de l’ennemi en chair, bref de la mutilation et de la destruction du corps humain en général (1). Loin des représentations romantiques, naïves et même érotico-esthétiques de cette période (2), le raffinement culturel et spirituel exprimé au cur de tout code de chevalerie, contrepoids de la violence guerrière, décliné notamment sous le thème de l’amour courtois, interroge la nature profonde et ambivalente de l’homme.
Au Japon, le Budo est un concept forgé pendant de longs siècles par la classe des guerriers. Ceux-ci restent dans l’âme nippone comme les incarnations de l’Homme Parfait maîtrisant différents arts martiaux, instruits et fidèles aux clans auxquels ils appartenaient. Les traditions martiales et le culte du guerrier ont ainsi profondément marqué la conscience collective japonaise du fait d’une histoire continuelle de guerres, du 8ème au 16ème siècles.
Rappelons que le Bushi devait être réellement et quotidiennement préparé à mourir pour accomplir son devoir : la survie du fief, Han, et celle du Daimyo. Il devait se conformer, sans aucune transgression, passible de mort, au Budo ou voie du guerrier, qui enseignait l’obéissance et l’acquisition des vertus en vigueur dans la classe des guerriers telles le courage, l’abnégation et la loyauté.
Par son Bushido donc, code d’honneur et de vie des Bushi – communément appelés Samurai qui signifie « servir » -, la société nippone médiévale a opéré l’une des sophistications les plus poussées de l’art du combat, mais aussi, nous l’oublions souvent, de l’art de vivre. Comment alors peut-on expliquer qu’avec un tel culte de la guerre et de celui qui la fait, cette société reste aujourd’hui parmi les moins meurtrières. Dans le célèbre roman épique d’Eiji Yoshikawa, La Pierre et le Sabre, Sekishusai, grand Samuraï, assurait :
« l’on a toujours vécu vieux dans la Maison Yagyu (
). Ceux qui sont morts entre 20 et 40 ans ont été tués au combat, tous les autres ont nettement dépassé la soixantaine. »
Approchant la cinquantaine, « il avait décidé pour des raisons personnelles de renoncer à la guerre », sans pour autant renoncer à l’art de la guerre lui-même : » Je n’ai pas de méthode habilePour réussir dans la vieJe ne m’appuie queSur l’art de la guerre.Il est mon dernier refuge. »
Devenu maître des arts martiaux, et en particulier du style d’escrime Shinkage, Sekishusai représente ainsi cette partie des véritables guerriers nippons dont l’effort intérieur a permis de se préserver dans la paix, après un long passage dans l’épreuve constante de la mort. Selon eux, l’art de la guerre était un moyen de gouverner, avec sagesse, mais aussi de se maîtriser soi-même. Cet effort profond trouve son origine dans l’un des évènements majeurs de sa vie : après avoir été vaincu à plusieurs reprises par le Seigneur Koizumi, Sekishusai renonça à l’approche égotiste de l’escrime.
« Qu’est-ce donc qu’un sabre qui combat sans sabre ? » : c’est à partir d’un Koan ou énigme zen proposé par le seigneur invincible que Sekishusai médita de longues années et donna naissance au redoutable style Yagyu. Cette énigme, dans la tradition zen particulièrement affectionnée par la classe des guerriers, renferme en effet l’essence même de la non -violence et du message de paix.
C’est ainsi que le grand maître de la maison Yagyu, se retira du Monde, au fin fond du domaine qu’il réussit à préserver des grands troubles de cette terrible période.
On peut analyser le roman La Pierre et le Sabre d’Yoshikawa comme l’une des versions les plus japonaises du mythe du Héros, tel que nous en parle le mythologue américain Joseph Campbell. Miyamoto Musashi, traverse une longue série d’épreuves au travers de ses errements dans la quête de l’art parfait de la guerre et, finalement, de la connaissance de soi.
Souvent oubliés par l’historien et ses programmes, en France, les divertissements publics de l’une des deux références cardinales de l’Occident : Rome. En effet, l’empire romain, berceau civilisationnel de l’Antiquité occidentale, a exprimé cette ambivalence ultime du culte de la vie et de celui de la mort par les jeux meurtriers et gratuits qu’il offrait régulièrement à son peuple.
A ce titre, le Colisée de Rome servait d’arène géante, lieu quotidien de spectacles de combats à mort, d’abord d’animaux exotiques, puis d’êtres humains livrés aux lions(3), et enfin, s’affrontant à mort. Les entractes consistaient en des exécutions et des supplices de masse de condamnés, au plus grand plaisir des spectateurs. Tout ceci préparait les quelques 50 000 personnes de l’assistance aux combats de gladiateurs, formés de prisonniers, condamnés ou de guerre, et aux esclaves. C’est ainsi qu’en l’an 107, l’empereur Trajan organisa un immense tournoi regroupant plus de 10 000 gladiateurs, dont la moitié périt sous les acclamations d’une foule excitée par le sang et la sueur, l’effroi et la rage ou, pour être autrement dit, par le fait d’être dans le jeu mortel sans y risquer réellement la vie.
La civilisation romaine, considérée comme la plus brillante de son époque, révèle sa dimension de barbarie et de cruauté à l’égard de la vie et du plus faible, comme d’autres civilisations proches ou lointaines. Plus encore, de très récentes recherches anglo-saxonnes montrent, contre toute attente, que Rome christianisée fut plus cruelle encore et plus innovante en la matière qu’elle ne l’était en ses temps païens.
Parce qu’intimement lié à la violence, le culte du héros guerrier est trop facilement opposé aux discours pacificateurs ou moralisateurs, diffusés par une grande partie des élites politiques et intellectuelles, notamment européennes, qui effacent soigneusement tout vocabulaire ou connotation de type martial. Rares sont les efforts d’analyse lucide de ce phénomène profondément inscrit dans la conscience collective, d’autant plus dévastateur qu’il est réduit par la pensée unique et les orthodoxes du politiquement correct aux nostalgies de la guerre, à la criminalité et à la délinquance, censées être contenues en germe dans les incivilités. Il ne suffit pas en effet de dénoncer les manifestations de la violence, surtout physique et sélectionnées de préférence dans les couches sociales les plus stigmatisées, mais faut-il surtout en comprendre les mécanismes et les raisons profondes, en étendre l’approche à l’ensemble de la société.
Comment, par exemple, parler exclusivement de la violence de l’Etat dans les pays du Sud, en occultant les formes d’agressions physiques, mais aussi psychologiques qui caractérisent le quotidien des individus, bourreaux et victimes à la fois ? La responsabilité partagée en société, d’une manière ou d’une autre et à des degrés divers, dans le report ou le transfert d’une agression subie en une agression exercée sur autrui, semble en effet difficilement contestable. Qui peut valablement nier cet état de fait enraciné dans une volonté contaminatrice de destruction et d’autodestruction, inscrivant certains pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne comme étant « à risques« ?
C’est ainsi que l’on peut observer, surtout dans les pays à forte criminalité, le développement des sociétés locales de gardiennage et de sécurité, qui assurent surveillance et protection aux entreprises et aux quartiers résidentiels des couches aisées de la population urbaine, mais également de sociétés étrangères de conseil ciblant les expatriés et leurs familles. Phénomène parallèle, la ghettoïsation de ces quartiers et leur sécurisation ont parfois transformé de grands secteurs périphériques, lieux de repli des cadres supérieurs, en véritables forteresses.
Les mensonges et manipulations des histoires nationales paraissent avoir ôté, dans les pays qui ont résisté à la colonisation, en particulier française, toute possibilité de récits authentiques de héros militaires « ordinaires » mais crédibles. Ces mystifications / mythifications ont livré aux nations naissantes des panthéons d’officiers supérieurs et de chefs de guerre qui commencent aujourd’hui à ressurgir, à la lumière d’études de plus en plus fiables et documentées, comme des figures plus ou moins sombres de luttes de pouvoir sans merci, avant et après les indépendances.
L’incapacité à produire des récits convaincants et identificatoires – c’est-à-dire empreints de grandeur et de faiblesse humaines – de la vie moderne de héros guerriers, a été l’une des raisons de la quasi – disparition des modèles de vertus, de morale et de code d’honneur, dans des sociétés à l’ordre profondément perturbé par la mondialisation brutale de l’économie et la primauté du profit. Mais est-ce uniquement propre aux pays arabes et africains ?
Cet effondrement ne relève-t-il pas, au fond, de cette pathologie humaine et collective issue de l’avènement, vivement désirée, après le viol de la colonisation, de la Personne et de la Machine. Dans L’aventure de l’homme occidental, Denis de Rougemont exposait en effet la personne et la machine comme les deux piliers de la culture occidentale moderne. Ces piliers s’avèrent finalement comme concepts antinomiques que l’Occident s’efforce difficilement, héroïquement, de réconcilier(4).
Perpétuant les images fascinantes et vidées de sens du chef militaire, de l’homme – providence, l’incarnation de l’esprit voulu avant tout national, la démagogie et le populisme, le patriotisme révolutionnaire et le culte de la personnalité, l’adoration de l’arme et de son pouvoir de donner la mort ont contribué à renforcer le prestige du militaire et à signer les allégeances des élites « civiles »à son égard. C’est ce prestige du pouvoir du militaire qui séduit tant les jeunes et permet le recrutement des enfants – soldats dans de nombreuses régions (5) .
A cela s’ajoute la similitude ou le brouillage entretenu, comme en Sierra – Leone et au Liberia, par exemple, entre processus de recrutement et rites traditionnels de passage à l’âge adulte.
Le désir et la fascination pour ce type de pouvoir par la violence sont-ils, là encore, uniquement limités à ces pays en souffrance, à l’Algérie – souvent décrite comme l’alter – ego maghrébin, littéralement occidental, de l’Irak – ou même, dans les Balkans, à la Serbie, pays souvent cités pour leurs « cultures viriles », leurs cultes du guerrier et du « bandit d’honneur » ? Les multiples formes de violence qui marquent la crise sociale et économique de ces régions, nourries d’un fort sentiment d’insécurité et de précarité face au futur, sont-elles vraiment réductibles, comme le souligne, parfois, nombre d’analystes, au caractère même de la « personnalité de base » de leurs populations, volontiers dépeinte comme farouche, ombrageuse, orgueilleuse ou brutale, à leur absence supposée de culture ? N’est- il pas plutôt lié, en fait, à une histoire et une géographie particulièrement tourmentées et violentes, mais aussi, et peut-être plus profondément, à un malaise identitaire, lui-même alimenté par l’inexistence, partielle ou non sur la longue durée, d’un Etat – nation ?
N’y a-t-il pas là, , continuellement remise en jeu, l’une des possibles explications à cette non-médiation des conflits, à l’exacerbation des fonctionnements et intérêts régionaux, tribaux et familiaux, souvent contradictoires, à l’absence d’un équilibrage équitable et durable des forces et des projets par une instance supérieure fondée sur le strict intérêt collectif ?
Ces situations nationales, dans le contexte des bouleversements : idéologique, politique, sociale et économique que nous connaissons, constituent-t-elles des cas exceptionnels ou relèvent-elles plutôt de ces jeunes Etats – nations et, plus globalement, des pays du « Tiers – monde » ?
S’il est frappant de voir avec quelle constance la violence imprègne les comportements individuels et collectifs et piège les sociétés dans la boucle sans fin des victimes – bourreaux, le culte du héros, et plus particulièrement du héros guerrier, pratiqué par les oppositions ainsi que par les pouvoirs en place s’enracine-t-il dans la culture historique des pays concernés ? Comment peut-on par ailleurs interpréter comparativement ce phénomène dans le reste du monde arabe, de l’Afrique et au-delà ?
Les Etats issus des luttes pour l’indépendance ont-ils manqué l’occasion de couronner leurs combats libérateurs, armés ou non, par un autre, culturel celui-là et plus exigeant, dont le propre aurait été de réduire justement ce culte de la violence qui semble hypnotiser l’ancien Indigène, de transcender cet inconscient qui tend à séparer par le sang le « nous » du « eux », de les rapprocher l’un de l’Autre – celui qui est différent de soi ; bref, d’apaiser les esprits et de faire vivre ensemble ?
L’Afrique, blanche et noire, terre de peuplement et de contact depuis plus de trois millions d’années, a été et reste toujours une terre d’épreuves terribles, faites de déportations en Amérique (au XVIème siècle) et de mise en esclavage de millions de personnes, puis de colonisation européenne (aux XIXème et XXème siècles), enfin des guerres interethniques, de famines et d’épidémies. Mais suffit-il d’expliquer des phénomènes de violence seulement par le « lourd héritage » qu’elle porte, doux euphémisme consacré dans les manuels français d’histoire ?
De nos jours, l’actualité internationale nous saisit par ces questions de violence exercée sur l’autre et du culte, plus ou moins secret, du héros guerrier. Qu’est-ce qu’en effet la guerre contre l’Irak, menée depuis 1991, si ce n’est la destruction de la vitalité et de l’identité même d’une société à la civilisation millénaire, sous divers prétextes et manipulations industrialo – militaires et médiatiques des administrations successives des USA pour la remodeler à l’image du vainqueur?
Comme au Rwanda ou en Afrique du Sud, pays à fort niveau de violence, les USA font preuve, à chaque moment de leur jeune histoire, d’une capacité à porter très haut le culte du pouvoir de donner la mort, celui qui est donné par la détention de l’arme létale, combinée à ce qui leur est spécifique : Transformer le Monde selon leur vision et leurs idéaux, basés sur l’héroïsme des Pères fondateurs et à partir de leur intime conviction de première nation élue pour ce faire.
Le documentaire de Mickaël Moore, « Bowling for Columbine », est à ce titre éclairant, même s’il reste isolé, comme le sont d’ailleurs les brillantes études critiques d’un Noam Chomsky, sur la politique étrangère des USA justement, ou de feu Edward Saïd, à propos de l’impérialisme occidental, à la source de ce mouvement ambivalent de rapprochement, de connaissance et de domination de l’Orient : l’orientalisme. Ces importantes contributions de critique politique, sociale et culturelle des USA, comme pays et nation se définissant par rapport aux autres et les définissant en retour, d’une part, et les productions occidentales de connaissance des pays arabes notamment, d’autre part, sont essentielles pour mieux comprendre ce qui se joue pour les quelques dizaines d’années à venir.
Notons que plus au Nord, le Canada, dont les traditions rurales sont pourtant fortement ancrées dans la chasse et la pêche, et qui s’est aussi historiquement construit sur la violence des temps pionniers et la guerre, reste l’un des pays les plus pacifiques qui soient. Rapport plus fort à la nature, respect et tolérance vis-à-vis d’autrui, système éducatif et social plus performant, communication sociale non uniquement centrée sur l’argent (même si celui-ci reste assez présent), un ensemble de faits explique la paix civile qui distingue le Canada des Etats-Unis, pourtant si proches et si influents.
Moore rappelle également, dans son documentaire, que les deux piliers de cette jeune nation construite sur le génocide des Indiens et la Chasse aux sorcières , sont la peur et la consommation – cette dernière servant de frein conjuratoire à la première. Préoccupés de réussite socio – professionnelle à tout prix, les citoyens américains souffrent pour une bonne part, selon lui, d’une totale absence de sécurité sociale – au plein sens du mot -, absence qui pousse au crime et à la folie. Peur et consommation peuvent également faire comprendre les ressorts de la politique étrangère guerrière, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, voire avant, en passant par Henry Kissinger jusqu’aux conseillers « faucons » de W. J. Bush.
Malgré l’horreur du nazisme et de la Solution finale, élimination moderne, technologique et planifiée de millions de personnes, dont l’ultime résistance a été neutralisée par la mise en scène des camps d’extermination comme lieux de travail, de loisirs et d’hygiène, les nouveaux conflits (en Irak, en Afghanistan, dans les Balkans, etc.) ont été les derniers avatars hyper – technologiques et ô combien manipulés par l’image au service d’une « dé-réalisation » de la guerre et de la mort elles-mêmes. C’est ce que nous montré de manière magnifique Francis Ford Coppola avec l’un des plus grands films de guerre à propos du Vietnam(6), « Apocalypse now« , ouvrant la voie à des approfondissements saisissants de vérité : « Full metal jacket« , de feu Stanley Kubrick, et « The Red Line » de Terence Malick.
Cette dé-réalisation fait partie de la manipulation des opinions, domestique et internationale, en vue de leur acquiescement général à l’effort de guerre et à la question, cruciale, des pertes humaines. Elle apparaît de plus en plus importante dans les sociétés occidentales, globalement pacifiées et démocratiques. C’est à ce titre que des cercles restreints de stratèges en communication opèrent pour le compte des Etats agresseurs, tels les USA et la Grande Bretagne pour ce très récent conflit qui perdure en Irak. Ces stratèges s’occupent en fait de représenter la guerre, la mort et la souffrance d’un grand nombre d’êtres humains, avant, pendant et après le conflit lui-même, selon des orientations non seulement politiques et idéologiques, mais aussi morales et éthiques.
Un tel système de représentations peut se voir, du fait de son approche, de sa finalité et des moyens utilisés, comme étant littéralement publicitaire, froide et cynique combinaison du marketing du crime de masse et de la communication de masse.
Le domaine du sacré, que l’art a pour mission de représenter, aux côtés de ses concurrents parallèles telle la religion, est intimement lié au monde de la guerre. A travers le monde, de nombreux arts ont ainsi été, bien avant l’Antiquité, les expressions de la spiritualité des élites guerrières valorisant leur puissance et leurs vertus. Aujourd’hui, les productions officielles liées à la représentation de la guerre et de la mort sont, le plus souvent, neutralisées dans un discours artistique plus ou moins abstrait, lui-même répondant à un cahier des charges politique particulièrement vidée de charge émotionnelle, et pour cause.
Par l’effet du tabou autour de la mort en Occident, de son éviction de l’espace public, la mort, la souffrance et la guerre ont disparu du registre thématique des arts (au moins urbains) et montrent un impensé, une sorte de blanc soigneusement entretenu par les impératifs civilisationnels de pacification, de sûreté et de démocratie. Cette disparition est d’autant plus renforcée que l’un des principes de la supériorité militaire, acquise ou à acquérir, est de porter, puis de contenir la guerre chez l’ennemi de l’extérieur. « La paix chez nous« , ou l’absence domestique de guerre et de mort, et leur « containment » chez les autres – pour reprendre un ancien concept des USA à l’égard des Etats jugés menaçants – tel est le souhait et le couple profondément intégré par les moyens de l’éducation et de la propagande nationales chez le citoyen.
Paradoxalement, à un moment où la violence et le comportement guerrier sont exacerbés dans les mondes des médias et des jeux (de la vidéo à ceux, télévisés, de survie), de l’entreprise(7) et même de l’enseignement, hissant la compétition comme principe de base, le sens véritable du guerrier et de ses rapports au monde s’est perdu. Malgré les leçons que nous pouvons tirer avec profit de l’histoire des traditions et des conflits militaires jusqu’au début du XXème siècle, période à laquelle survient cette première guerre mondiale qui marque l’avènement de la guerre industrielle – terriblement coûteuse en vies humaines – plus grand chose ne semble encore nous parler de ces vertus chevaleresques et histoires de » bandits d’honneur « .
Le culte du guerrier a été vidé de son sens, comme de nombreux rites et autres cultes, pour n’apparaître finalement, et de plus en plus, que comme une apologie de la violence du plus fort, gratuite ou non, et de la compétition pour le succès économique et social. Non seulement il y a oubli des codes, traditions, vertus et morales guerrières, oubli des figures historiques ou même légendaires du guerrier, mais aussi oubli du guerrier intérieur, c’est-à-dire de la dimension inséparable et mystique (et/ou religieuse) du héros guerrier, minimalement figuré tout au long de l’histoire universelle par le moine-soldat.
En terre d’Islam, par la grande méfiance des pouvoirs de l’orthodoxie religieuse à l’égard du mysticisme et de sa combinaison – selon elle dangereuse – avec l’art de la guerre, par l’instrumentalisation de la violence, la manipulation des mémoires et l’abstraction délibérée de leurs expressions, el – Jihad n’est plus perçu (et vécu) comme avant tout l’effort supérieur de se vaincre soi-même, el Jihad el Akbar (littéralement, le grand Jihad), mais réduit à celui de tuer l’Autre pour se protéger soi-même, El Djihad el Assghar (litt., le petit Jihad).
De part et d’autre de la Méditerranée, sous les assauts de l’hypermodernité, de l’individualisme et du consumérisme, la dimension intérieure du guerrier s’évanouit progressivement et globalement, à mesure qu’éclatent paradoxalement les bombes humaines, énigmes meurtrières et orientales adressées tragiquement à l’Occident et à sa logique de vie à tout prix. Des vagues de kamikazé nippons se jetant sur les cuirassés de la flotte des USA., lors de la guerre du Pacifique(8), aux attentats – suicides palestiniens, irakiens ou tchétchènes, ces actions restent en effet comme autant de démonstrations a priori incompréhensibles du double désir de mort et de terreur.
Là où le protestantisme, religion des nouveaux maîtres de ce monde, enchâssé, en dépit des apparences, dans les cultures européennes à fond catholique, fait croire d’une certaine manière au paradis sur terre et au devoir du Protestant de le faire fructifier, d’autres religions orientales, telles l’Islam, parlent plutôt, mais non exclusivement – c’est important de le souligner -, du caractère vain et futile de toute chose en ce monde, de l’extrême fragilité de la vie elle – même, compensée par un au-delà paradisiaque accessible sous conditions. Bien sûr, ce ne sont là que deux des pôles contraires de ces deux religions, riches dans leurs ambivalences, qui partagent pourtant – est-ce vraiment surprenant ? – des aspects particuliers, tout en se trouvant aujourd’hui en concurrence. L’utilisation de ces religions, opposées sur l’idée du paradis(9), proches sur d’autres, à des fins idéologiques et politiques, est au cur de cette actualité de la terreur, avant même les tragiques événements de septembre 2001. Cette actualité nous laisse voir en effet la réactivation de discours de type mystique et / ou messianique, depuis longtemps enfoui et réprimé par la nouvelle religion du matérialisme et de la modernité, autant chez Oussama Ben Laden que chez W. Bush, discours s’appuyant sur des cultes spécifiques du héros guerrier. Toutefois, à aucun moment n’est perçu une volonté concomitante de victoire sur soi, comme dimension intérieure et complémentaire du guerrier, élément essentiel de toute véritable activité spirituelle. Et c’est bien là ce qui laisse présager la poursuite mortifère et durable de ce conflit à l’échelle mondiale.
Culte de la violence et du militaire enfermé dans celui de la paix de la « société civile » à n’importe quel prix – et au besoin au prix de la vie de l’Autre -, cultes de la guerre et du héros guerrier réprimé et mis en scène par le biais exclusif des images contrôlées de l’industrie cinématographique et médiatique et du vrai champ de bataille – étroitement liés(10) -, élimination de la dimension intérieure du guerrier, nouvelle instrumentalisation et réduction des messianisme, mysticisme et religiosité à leur dimension superficielle et offensive pour la (re)conquête du pouvoir régional et mondial : Tout ceci indique une profonde schizophrénie de la société humaine en général. Celle-ci est aujourd’hui bâtie sur la répression et l’oubli constants des dimensions naturelles de la violence et de la guerre au lieu de leur étude comme telles, de leur canalisation et de leur dépassement.
Si, par exemple, les deux guerres mondiales sont assez largement représentées dans les programmes scolaires en France, elles n’en sont pas pour autant liées à une analyse de leurs conséquences réelles pour l’humain en général, le civil et le soldat en particulier. Dans la plupart des livres d’histoire, leurs images monstrueuses sont très parcimonieusement offertes au lecteur, neutralisées de tout commentaire éthique, philosophique ou moral qui remet la nature et la destinée individuelles de l’homme au centre du débat de l’histoire et de l’actualité. Ceci ne peut mener à la prise de conscience lucide, vivante et définitive de la logique (passée et actuelle) de guerre, dont la diffusion va du domaine public de la vie au purement militaire, de la destruction de la vie et de la souffrance des âmes et des corps.
Pourtant, à l’instar d’une histoire des religions prônée avec intelligence par Régis Debray, car désormais non transmise par la famille du fait de la « délocalisation des liens traditionnels » – histoire dont la nécessité commence à être pleinement reconnue – l’enseignement général, voire universitaire, gagnerait à aborder l’histoire et l’actualité du fait militaire et guerrier. Etudié transversalement, en recoupant thématiquement plusieurs matières telles que l’histoire et la géographie – à laquelle devrait s’adjoindre la géopolitique (qui fut expurgée des programmes et commence timidement à réapparaître en France, grâce aux efforts d’un Yves Lacoste, par exemple).-De même pour le Français, les sciences et même les activités sportives – qui gagneraient à introduire aux riches disciplines des arts martiaux -, ceci ferait revisiter non seulement les conflits eux-mêmes, tels que les couples « guerres de conquête / guerres de libération », et la douloureuse construction des Etats-nations, mais également les idéologies et les philosophies, les mythes et les cultes qui leur ont été intimement rattachés, en plus des techniques et moyens mis en oeuvre.
C’est à ce prix-là, par la prise de conscience aiguë de sa puissante influence, de sa mécanique infernale au service de la haine de l’autre et de soi, de sa réactivation par les politiques de tout bord, que le potentiel négatif et latent de ces « systèmes » héroïques et guerriers de pensée, de croyance et de pratique, plus ou moins passés sous silence par censure et autocensure – excepté bien sûr quand il s’agit de l’Ennemi déclaré -, peut être désamorcé.
1. C’est sur cette perception de l’horreur par l’opinion publique occidentale que s’appuient, par exemple, les réseaux terroristes en Irak, dans la retransmission télévisuelle des scènes insoutenables de mise à mort de certains de leurs otages.
2. Voir le film de John Boorman, Excalibur, qui a magnifiquement consacré le genre, au début des années 1980.
3. Les victimes étaient choisies parmi les condamnés à la peine de mort, femmes et hommes, complétées, s’il le fallait, par d’autres aux peines inférieures.
4. Lire D. T. Suzuki, Bouddhisme Zen et psychanalyse, PUF, Paris.
5. elon le rapport de l’Unicef publié en 2001, « Des milliers d’enfants ont été utilisés par des milices populaires et des groupes paramilitaires au Liban, en Iran, en particulier pendant les guerres des années 80 (
) et de nos jours (
) les groupes d’opposition au Soudan, Algérie, Egypte, Irak, Iran, Turquie, Yémen et Tchétchénie persistent à recruter des enfants à des fins militaires. » UNICEF / Media Launch, Coalition pour arrêter le recours aux enfants soldats, Rapport, juin 2001.
6. Première et peut-être dernière guerre d’intervention des USA qui donna lieu, grâce au travail des journalistes et autres reporters photo, au basculement de l’opinion publique en faveur du retrait total des forces engagées.
7. Il suffit de lire ne serait-ce que l’actualité économique, remplie des exploits des « cost killers » et des » guerres commerciales « .
8. Et que seule la destruction nucléaire de deux villes de l’Archipel et de leurs centaines de milliers d’habitants arrêta en août 1945.
9. Que l’on peut comprendre dans sa logique protestante, logique basée sur l’idée maîtresse du paradis terrestre à réaliser ici et maintenant. La jeune dessinatrice de BD iranienne, Marjane Satrape, a rappelé fort justement la symétrie de l’usage de ces conceptions dans la guerre, entre la remise de la photo de Khomeiny, guide spirituel, et de la clé (symbolique) du Paradis promis aux jeunes iraniens qui se lançaient en vélomoteur contre les chars T- 62 irakiens, lors du conflit financé et armé souvent par les mêmes pays occidentaux et arabes, et la Green Card promise aux enrôlés, notamment sud/centre-américains, dans l’armée U.S. depuis l’an dernier.
10. Lire l’article d’Ignacio Ramonet, » Mensonges d’Etat « , Monde diplomatique, juillet 2003, sur les mensonges du Pentagone concernant la libération de Jessica Lynch, devenue héroïne (artificielle) de cette dernière guerre contre l’Irak, et les projets média (aux cachets faramineux) autour de ces mensonges. Bibliographie indicative :
Becker, Jean – Jacques, Audouin – Rouzeau, Stéphane, et al., Encyclopédie de la grande Guerre, éd. Bayard, 2004 ;
Bourke, Joana, An intimate history of killing : face – to – face killing in Twentieth – Century Warfare, éd. Granta Publications, London, 1999;
Conrad, Joseph, Cur des ténèbres ;
Corvisier, André, La guerre. Essais historiques, éd. PUF, paris, 1995 ;
Cowie, Peter, Le petit livre de Apocalypse Now, éd. Le Cinéphage, Paris;
Dantec, Maurice G., Le théâtre des opérations ;
Franchon, Daniel, Vernet, Daniel, L’Amérique messianique, éd. Seuil, Paris, 2004 ;
Fussel, Paul, A la guerre. Psychologie et comportement durant la Seconde Guerre mondiale, éd. Seuil, Paris, 1992 ;
Girard, René, la violence et le sacré
Hannula, Mika, « The past is Present » in The Nordic Art review, n°1, 1998 (dans le cadre de l’exposition de Jan Hietala, « Mirages – corps morts de la Guerre finlandaise de 1918 », à l’Institut Finlandais, Paris, novembre 2004 ;
Keegan, John, Histoire de la Guerre. Du Néolithique à la Guerre du Golfe, éd. Dagorno, 1996 ;
Le Pautremat, Pascal (sous la direction), Les forces spéciales, revue Autrement, Paris ;
Lilly, J. Robert, La face cachée des GI’s, éd. Payot, Paris,
Mishima, Yukio, Le Japon moderne et l’éthique samouraï. La voix du Hagakuré, traduit de l’anglais par Emile Jean (titre originel Hagakuré Nyumon), éd. Gallimard, Paris, 1985;
Revue Armées d’aujourd’hui , dossier spécial : « A l’assaut du monde virtuel ; les top 10 des wargames », n° 295, Ministère de la Défense, Paris, novembre 2004
Santa – Cruz, Julien, « Apocalypse Now » in forum « Subversiv.com » ;
Todorov, Tzvetan, Le nouveau désordre mondial, éd. Laffont, Paris, 2003
Todorov, Tzvetan, Une tragédie française (été 44 : scènes de guerre civile), éd. Du Seuil, Paris, 2004 ;
Tokitsu, Kenji, Discours au Taikaï de Paris, 14 mars 1998 ;
Yoshikawa, Eiji, La Pierre et le Sabre & La parfaite Lumière, trad. Française de Léo Dilé, éd. Balland, Paris, 1983 (paru sous le titre originel Musashi), Tokyo, 1971 ;
Filmographie :
Boorman, John, Excalibur;
Coppola, Francis Ford, Apocalypse Now, scénario original de Coppola, Francis Ford, et Milius, John, production : Aubry, Kim, et Coppola, Francis Ford, sorti en 1979 ;
Kubrick, Stanley, Full metal jacket;
Malick, Terence, The Red Line;
Moore, Michaël, Bowling for Columbine, documentaire (2 heures), sorti en octobre 2002 ;
Ridley Scott, Gladiator;
Shinozaki, Pas oublié ;///Article N° : 4457