Le 10ème festival du cinéma africain de Khouribga (la capitale des phosphates au Maroc), qui s’est déroulé du 3 au 10 juin, tentait de renouer avec la tradition d’un festival issu du mouvement des ciné-clubs mais qui avait perdu de sa vigueur de débats et avait été très critiqué lors de sa dernière édition. Celle-ci marque incontestablement la relance d’un festival qui doit devenir annuel dès l’année prochaine.
Le festival de Khouribga organise ainsi toujours un colloque regroupant des professionnels, cette fois sur « cinéma et développement ». Le thème apparaît moins banal si l’on perçoit son importance dans le Maroc aujourd’hui : les intervenants déclinaient tour à tour le rôle clef de la démocratie et de la liberté pour le développement, et celui de l’Etat comme partie prenante dans ce processus. Pour mobiliser toutes les catégories sociales pour un développement humain, le cinéma peut lui aussi jouer un rôle moteur, et il était logique que le directeur du Centre du Cinéma marocain, Nour-Eddine Saïl, introduise longuement le sujet, insistant sur la mobilisation de tous pour penser des réorientations qui ne se limitent pas aux discours. Pour que le cinéma ait un impact sur le développement, il faut qu’il soit libre tout en restant responsable, notamment avec la volonté de s’engager pour le développement humain. Encore faut-il que le cadre législatif le soutienne en ce sens : Nour-Eddine Saïl en a ainsi appelé à une prise de conscience dans le débat politique et intellectuel.
Nouveau président de la Fédération africaine des cinéastes (cf. notre entretien à paraître sur le site) mais aussi directeur du Centre national du Cinéma au Gabon, Charles Mensah a parlé de « douleur et colère contenue » en évoquant combien le secteur du cinéma est considéré comme marginal tant qu’on aurait pas réussi un développement global, alors même qu’il peut y contribuer par les prises de conscience qu’il contribue à opérer, sans oublier son potentiel de création d’emplois et de participation à la croissance économique.
Au Maroc, le secteur opère un chiffre d’affaire global de 4 milliards de dirhams (400 millions d’euros), c’est-à-dire autant que l’industrie de la pêche ou de l’exportation de la tomate. Le propriétaire du cinéma Colisée de Marrakech a montré combien la simple présence d’un cinéma profite au quartier, dynamisant les commerces et restaurants. Il a également insisté sur le fait que les records d’entrées dans son cinéma étaient détenus par trois films marocains et a rappelé l’urgence d’une réglementation apte à endiguer la fermeture des salles. Au Maroc, il suffit d’aller dans un magasin spécialisé pour se faire copier en toute impunité n’importe quel film récent pour la modique somme de 15 dirhams (1,5 euro). Même chose en Tunisie pour un dinar (0,60 euro) !
Bonne nouvelle : alors que deux nouveaux studios ont ouvert à Ouarzazate en 2004 et que d’autres sont en projet dans la région de Marrakech, c’est dans cette ville que va s’ouvrir dès 2006 et dans des bâtiments neufs en 2007 une Ecole supérieure des arts visuels (www.esavmarrakech.com). Son directeur Vincent Melilli l’a défini comme une « école du regard », où l’on apprend à regarder le monde et la responsabilité du geste de le montrer. C’est ainsi que la première année est axée sur la vision et l’analyse de films, l’école disposant d’une salle de cinéma non-commerciale ouverte gratuitement aux étudiants de l’ensemble du quartier universitaire, les étudiants de l’école se faisant les animateurs de ce ciné-club d’un nouveau type. Egalement ouverte aux étudiants d’Afrique sub-saharienne et d’autres pays de la Méditerranée, l’Esav se veut accompagnement de la jeunesse citoyenne.
Sollicité pour aborder les aspects esthétiques de la thématique, j’ai recherché quels films africains parlaient de développement. Bien peu s’attaquent au sujet en tant que tel et j’orientais mon intervention sur la façon dont les films mettent en crise la notion de développement pour le recentrer sur l’homme. Pour les cinéastes, c’est l’humain la priorité, en toutes circonstances. Face aux arguments de bon-sens qui voudraient faire gober une éternelle résignation, ils en appellent à l’utopie critique. Délaissant la mise en scène du sacrifice de héros fédérateurs et privilégiant des récits polyphoniques basés sur le témoignage et l’écoute, ils envisagent la démocratie comme une participation de chaque individu primant sur ceux qui s’approprient le pouvoir.
Là est le nud : les deux films obtenant au palmarès le Grand prix (Un héros de Zézé Gamboa) et le Prix spécial du jury (La Symphonie marocaine de Kamal Kamal) ont en commun une croyance acharnée en l’humain face à la barbarie de la haine et de la guerre (cf. critiques sur le site). Le risque est bien sûr de plonger dans la naïveté ou le stéréotype d’un discours de tolérance béate. Kamal Kamal y plonge à plaisir mais le magnifie en jouant le lyrisme, l’hyperbole, la poésie et finalement le kitch. A l’opposé, Zézé Gamboa l’évite en collant à la chronique avec un chassé-croisé de personnages qui savent taire leurs drames. Tous deux ont en commun de puiser chez les gens simples un engagement et une chaleur aptes à faire bouger l’avenir. Ni l’un ni l’autre ne mettent leur croyance humaniste en crise : l’homme n’y est ni dominé par ses pulsions, ni victime de forces qui l’enferment.
Je terminai mon intervention sur le dernier film à représenter l’Afrique au festival de Cannes, Bamako d’Abderrahmane Sissako, insistant sur l’envolée du paysan Zegué Bamba qui, ne pouvant plus contenir sa parole, se livre à une complainte parlée-chantée en un cri qui a l’ampleur d’une Afrique qui souffre mais ne plie pas. « Et pourtant elle plie », répliqua Nour-Eddine Saïl, engageant à ne pas tomber dans « l’angélisme critique ».
Blessé de n’avoir été autorisé à répondre bien que directement attaqué, je ruminais les jours suivants cette attaque frontale pour me dire finalement qu’il y avait peut-être là leçon à tirer. Soucieux de défendre un cinéma positif dans un monde en dérive, ne tomberais-je pas moi aussi dans une béatitude humaniste en phase avec un certain classicisme ? N’ai-je pas tendance à privilégier l’acuité d’un film, la pertinence de son discours sur l’actualité, la force de son sujet, plutôt que sa portée artistique qui seule mobilise vraiment son public ? Suis-je assez critique pour déceler les relents d’académisme ou d’esbroufe qui écrasent le sujet et finalement le desservent ? Est-ce que je ne me voile pas la face sous les sirènes d’un humanisme ramenant plaçant l’Afrique comme dernier rempart des valeurs et de la droiture face au triomphe de la raison et du marché qui ne cherche qu’à plaire pour engranger ?
Oui, l’Afrique plie comme nous plions tous, sans doute davantage roseau qui ne casse pas vu qu’elle a l’habitude de l’exercice avec ses 600 ans d’esclavage et de colonisation. L’angélisme serait de ne voir que sa résistance alors qu’elle est elle aussi laboratoire de la crise. Mais le cinéma ni l’art en général ne sont dans les bons baskets lorsqu’ils mènent au désespoir. La lucidité ne dispense pas de construire l’utopie. C’est en cela que tant de films d’Afrique, et notamment ceux que Khouribga a primés, me parlent car ils s’engagent en faveur du devenir de l’homme. Ils le font avec leurs faibles moyens, leurs imperfections, mais cela peut être leur arme car aujourd’hui, les grandes machines se vident bien souvent de contenu. S’ils se placent à hauteur d’homme, c’est pour se mesurer à lui, c’est-à-dire à soi-même, pour revendiquer sa place, non de marginal mais d’égal dans le concert planétaire qui n’est pas seulement économique mais aussi et surtout culturel.
Face à un cinéma mondial qui peine à en renouveler l’énergie, la faiblesse des moyens n’empêche pas l’ampleur du récit. C’est là que les films trouvent leur accroche, leur générosité, leur force de séduction. Dans les films sélectionnés à Khouribga, de Moolade à Douar de femmes, du Prince à Delwende ou La Valse des gros derrières, ce sont des combats qui se livrent sur l’arène des préjugés ou l’exclusion des faibles. Leur complexité est subtile, au-delà de leur apparente clarté. Ils pataugent dans l’incertitude pour mieux en révéler la force : c’est dans le geste simple qu’est aujourd’hui le luxe du cinéma, autrefois dévolu aux grandes productions. Tourner en numérique est devenu une chance, celle de pouvoir affirmer sa propre recherche esthétique et thématique. Si beaucoup se saisissent des dv pour faire enfin du social, certains dépassent la description ou la sensibilisation en rendant au public sa parole : c’est en le mobilisant qu’il le rend sujet, conforté dans son autonomie de pensée et d’action. C’est cela l’engagement des films d’Afrique dans leur croyance en l’humain, dans leur confiance dans l’intelligence du public et sa capacité à réagir. Il leur manque sans doute encore souvent une recherche formelle apte à donner à leur élan humaniste l’ampleur nécessaire, une ampleur que les anciens pouvaient atteindre par exemple par la beauté et la durée du plan ou l’ostentation de la parole. Mais cela peut parfaitement être dans la simplicité des moyens. Max et Mona de Teddy Matera (qui avait eu le prix de la première uvre au Fespaco) y parvient remarquablement bien, retravaillant la culture clip en des images et un récit déjantés pour servir un propos d’une impressionnante profondeur sur les rapports à la mort dans une Afrique du Sud marquée par la violence (cf. l’entretien avec le réalisateur sur le site). Réveil de Mohamed Zineddaine est lui aussi un intéressant essai sur une image qui trouve son autonomie du récit en un jeu de puzzle pour pouvoir parfois mieux le soutenir. Les deux films ont été primés pour l’image au palmarès. Et, dans un registre très différent, Caramel, le dernier film d’Henri Duparc, réussit aussi la gageure de n’être pas seulement un testament drôle et émouvant dans sa thématique mais aussi dans sa forme, pourtant proche d’un téléfilm, car c’est ce qu’il y avait lieu et possibilité de faire dans l’instant présent, et cela n’enlève rien à sa force humaine, bien au contraire.
Cet élan, un autre type de cinéma le tente à sa manière, c’est le cinéma égyptien. Khouribga en offrait deux exemples récents. Avec Les Filles du centre-ville (Downton Girls, Banat Wist Al-Balad), Mohamed Khan, un réalisateur qui a plus de 20 films à son actif, retrouve le rythme de L’Escroc (Klephty), qu’il avait tourné en numérique dans les rues du Caire, pour en saisir le tempo (prix du montage au palmarès). Nous suivons volontiers le ballet endiablé de ses deux actrices, Menna Shalaby et Hend Sabri, dans leurs petits mensonges dévoilant les désirs d’une jeunesse qui ne pense qu’à marivauder en bravant pères et frères qui veulent les brimer. Comme dans nombre de films égyptiens, des couples se forment dont les histoires se relient et on s’y cherche avec force dialogues et l’intervention d’une multitude de personnages secondaires. Mais ce foisonnement est équilibré ici par une grande mobilité de caméra et l’utilisation de l’espace pour multiplier les plans et accompagner le mouvement sentimental. Ayant échangé leurs noms par jeu face à Samir et Osman, Jumana et Yasmine sont confrontées à leur identité, leur être en société et leur vision d’elles-mêmes. Les crises se révoltent vite dans la solidarité féminine, l’amitié, la fraternité mais, outre une plaisante liberté de ton, il y a dans cette mise en scène des filles du centre-ville de quoi comprendre ce qui anime la jeunesse égyptienne urbaine.
Sans avoir le même rythme ni la même maîtrise des images, La Nuit de la chute de Bagdad (Laylat soqout Bagdad) dépeint le choc de la guerre en Irak sur la rue égyptienne, à l’exemple d’une famille qui se mobilise face au danger tandis que d’autres relativisent. Le choc faisant perdre aux hommes leur puissance sexuelle, il faudra que les femmes se déguisent en soldats américains pour qu’ils retrouvent leur agressive virilité ! C’est du gros rire, caricatural, d’un simplisme équivalent à celui des représentations occidentales du monde arabe : le film du jeune réalisateur Mohamed Amine a un grand succès en Egypte bien qu’il ne propose pas de star. On y voit une Condoleeza Rice en petite tenue et des agents de la CIA parfaitement idiots, mais ce qui frappe surtout, c’est l’incidence des photos des victimes de la guerre d’Irak dans les médias du monde arabe.
La force de l’image, un sujet à aborder sans angélisme mais conscients des enjeux.
Palmarès de la dixième édition, 11 juin 2006
Le jury tient tout d’abord à remercier sa Majesté le Roi Mohamed VI pour sa clairvoyance dans son soutien au cinéma comme expression de la diversité à travers le Centre du cinéma marocain.
Il remercie son président Nour-Eddine Saïl pour son engagement au service des cinéastes et de la coopération interafricaine, si importante pour le développement des cinématographies du Continent.
Le jury tient à rendre un vibrant hommage aux cinéastes récemment disparus à commencer par le pionnier du cinéma marocain, Mohamed Ousfour, ainsi qu’un des grands des cinémas d’Afrique noire, le chantre de l’humour ivoirien, Henri Duparc, sans oublier un critique de cinéma qui a accompagné avec brio toute l’histoire de cette cinématographie, Jean-Servais Bakyono.
Pour l’uvre qu’il a laissé en héritage au cinéma africain et l’espoir qu’il a mis dans la jeunesse pour la continuité de la profession du cinéma en Afrique, le jury voudrait remettre une distinction particulière aux interprètes de son dernier film Caramel, Prisca Maceleney et Ahmed Souané.
Le jury remercie par ailleurs le festival pour la soirée hommage à Mustapha Darkaoui et Safi Faye qui a été d’une grande émotion.
Le jury tient également à remercier le festival et tous ses collaborateurs et soutiens pour l’excellence de son accueil et la qualité de sa programmation. Il se réjouit de voir ainsi des films de 12 pays d’Afrique du Nord au Sud réunis dans un festival au Maroc et du symbole que représente cette ouverture et cet engagement pour le Continent.
Le jury insiste sur la qualité des films présentés : cela n’a pas facilité sa tache dans cet exercice difficile de devoir faire des choix. Si cela avait été possible, les 14 films de la compétition auraient été primés car tous le méritent grandement !
Voici donc le palmarès de la dixième édition du festival du cinéma africain de Khourigba :
Prix du son
Pour la qualité et le soin portés à la réalisation de la trame sonore du film, le jury attribue le Prix du son à Delwende de Pierre Yameogo.
Prix de la musique
Pour son authenticité et l’audace que représente la réalisation d’une comédie musicale en Afrique, le jury consacre le Prix de la musique à Les Habits neufs du gouverneur de Dieudonné Ngangura Mweze.
Prix de l’image
Mention spéciale : pour son inventivité sur les questions de cadre et de hors-champ et pour la qualité de son travail de recherche, le jury attribue une mention spéciale à Réveil de Mohamed Zineddaine.
Dans un style très personnel, un film qui nous vient de l’autre bout de l’Afrique annonce un cinéma nouveau, différent et dérangeant. Sa maîtrise cinématographique tient grandement à son travail sur l’image. Le jury attribue donc le Prix de l’image à Max et Mona de Teddy Mattera.
Prix du montage
Un film se dégage par son mode endiablé et la qualité de ses raccords et de sa mise en espace, qui concourent à l’adhésion du public en réussissant une belle correspondance entre le dynamisme de ses deux interprètes féminins et le rythme du film. Le jury attribue donc le Prix du montage à Banates wasate al balade, Les Filles du centre ville de Mohamed Khane.
Prix du scénario
Un film dans cette compétition nous rappelle combien les femmes doivent avoir leur place dans la construction d’un pays et le démontrent par leur courage. Il montre aussi combien l’humour est bienvenu pour exorciser les violences de l’Histoire et se définir un avenir. Et tout cela, il le fait sans pathos, avec une réjouissante légèreté et une magnifique maîtrise cinématographique. Le jury attribue donc le Prix du scénario à Douar de femmes, de Mohamed Chouikh.
Prix d’interprétation masculine
Pour l’intensité et la sincérité de son interprétation qui contribue grandement à la réussite du film en rendant crédible une histoire qui montre que le rêve est encore possible, le jury attribue le Prix du premier rôle masculin pour son interprétation d’Adel à Abdelmonaâm Chouayet dans Le Prince de Mohamed Zran.
Prix d’interprétation féminine
Le jury a tenu à attribuer une mention spéciale pour la force et la conviction de son interprétation à Mata Gabin dans La Valse des gros derrières de Jean Odoutan.
Il fallait beaucoup d’intériorité et de force humaine pour l’interpréter sans en faire trop ou pas assez. Le jury a été impressionné par la qualité avec laquelle elle sert son personnage et concourre ainsi à la réussite de ce film magnifique qu’est Moolade, la dernière uvre du doyen des cinémas d’Afrique noire Sembène Ousmane. Pour son interprétation en nuances et en intensité de Colle Ardo Gallo Sy, le jury attribue le prix du premier rôle féminin à Fatoumata Coulibaly.
Prix spécial du jury et Grand prix
Parce que ce film réussit par un lyrisme qui nous touche et nous convainc un hymne à l’amour et à la tolérance dans un monde menacé par la barbarie, mais aussi parce qu’il nous rappelle que sur cette terre chacun a sa valeur et mérite d’être reconnu, le jury attribue son Prix spécial à La Symphonie marocaine de Kamal Kamal.
Débouchant sur une belle note d’espoir, la compétition offrait un film poignant porté par d’excellents acteurs à commencer par son interprète principal Makena Diop, une vision sensible d’un pays marqué par la tragédie et qu’il nous rend très présent. Pour ses immenses qualités humaines mais aussi pour la qualité de son traitement cinématographique, le jury attribue le Grand prix à Un héros de Zézé Gamboa. ///Article N° : 4456