De la littérature « beur » à la littérature de « banlieue » : des écrivains en quête de reconnaissance

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En littérature, il est commun de poser des cases pour classer les auteurs et leurs oeuvres. Dans les années 1980, dans la lignée de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, des auteurs bénéficient soudainement de la casquette « beur » accolée aussi bien dans le militantisme que dans la littérature. Alec G. Hargreaves interroge l’émergence de cette dénomination ainsi que celle qui lui succède de « littérature de banlieue ». Or, ces deux étiquettes ne seraient que le reflet de l’entrée sur la scène littéraire des minorités post-coloniales.

LA PUBLICATION EN 1983 du premier roman de Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, (1) marque l’émergence d’un nouveau courant littéraire qui sera vite désigné comme la littérature « beur » (2), aujourd’hui éclipsée par la notion d’une littérature de « banlieue » (3). Quelles sont les relations entre ces deux courants littéraires ? Comment ont-ils évolué ? Et comment convient-il de les catégoriser ?
À première vue la distinction entre ces deux tendances peut paraître évidente : la littérature « beur », produite par des auteurs appartenant à la deuxième génération des Maghrébins de France (couramment appelés des « Beurs (4) »), tournerait autour de questions identitaires ancrées dans leur ethnicité tandis que la littérature de « banlieue », associée notamment avec les auteurs du collectif multi-ethnique Qui fait la France ? (5) s’inspirerait du vécu de personnes d’origines diverses – « Blacks » et « Blancs » autant que « Beurs » – ayant en commun le fait de vivre dans des espaces urbains périphériques défavorisés. Cette distinction est pourtant loin d’être étanche. D’une part, loin de se cantonner dans une problématique ethnique les écrivains issus de l’immigration maghrébine abordent souvent d’autres thèmes, parmi lesquels celui de l’exclusion sociale. D’autre part, le milieu social qui est au coeur de la littérature de « banlieue » est fortement ethnicisé. Au fond, les populations qui produisent ces deux courants littéraires et qui s’y mettent en scène sont similaires dans la mesure où il s’agit principalement (bien que pas exclusivement) de minorités post-coloniales reléguées dans les marges de la société française (6).
Si la notion d’une littérature « beur » émerge avant celle d’une littérature de « banlieue », c’est d’abord en raison de la précocité des Maghrébins dans les migrations coloniales et post-coloniales de masse, où ils restent encore aujourd’hui plus nombreux que les « Noirs », et ensuite parce que, dans l’articulation du débat public, la question de « l’immigration » et des différences ethniques précède celle des « banlieues ». Dans les premiers écrits publiés au cours des années 1980 par bien des auteurs issus de l’immigration maghrébine, tels qu’Azouz Begag et Farida Belghoul (7), le projecteur est clairement braqué sur un protagoniste d’origine maghrébine dans le vécu duquel des questions ethniques et identitaires sont mises en avant. Mais des personnages d’autres origines sont également présents dans tous ces écrits et dans certains cas ils partagent la vedette avec le principal personnage maghrébin, qui tout en subissant des discriminations ethniques s’identifie avec l’ensemble des exclus sociaux, quelles que soient leurs origines. C’est notamment le cas du Thé au harem d’Archi Ahmed, où Madjid et Pat, d’origine algérienne et française respectivement, sont des co-protagonistes inséparables qui partagent la même condition sociale – celle de jeunes chômeurs dans une cité de HLM dans les banlieues nord de Paris – avec d’autres membres d’une bande multi-ethnique parmi lesquels se côtoient Antillais, Algériens et « Franco-Français » dont l’avenir est bloqué par leur exclusion du marché de l’emploi.
Au cours des années 1990 la problématique des « banlieues » prend le pas sur celle de « l’immigration » dans la médiatisation des minorités post-coloniales, marquant à la fois la concentration de ces populations dans des espaces urbains périphériques et l’importance croissante parmi elles de nouvelles générations qui contrairement à leurs parents immigrés sont natifs et citoyens de la France. Simultanément la composition ethnique de ces minorités se diversifie et les jeunes « noirs » (d’origine antillaise et africaine) se font de plus en plus remarquer à côté de ceux qui sont perçus comme de jeunes « arabes » (dont beaucoup sont en fait d’origine berbère). Les discriminations qui sévissent à l’encontre de ces jeunes, dont la plupart sont natifs et citoyens de la France, se traduisent dans des taux de chômage effarants, engendrant des sentiments d’amertume qui alimentent de nombreux accrochages avec les policiers, perçus comme les chiens de garde d’un ordre social profondément injuste. Ces conflits, qui prennent souvent la forme d’émeutes, donnent lieu à un « cinéma de banlieue » incarné notamment en 1995 dans le film mythique de Mathieu Kassovitz, La Haine. Film qui s’insère plus largement dans des courants désignés comme une « culture de banlieue » ou des « cultures urbaines » où le hip-hop, créé par des Noirs dans les « ghettos » des États-Unis et refaçonné par des jeunes de diverses origines en France, joue un rôle central. (8)
Des tendances similaires sont à l’oeuvre chez les jeunes écrivains issus de ces mêmes milieux, mais ce n’est que 10 ans plus tard, dans le sillage des émeutes de 2005, dont l’ampleur est sans précédent, qu’éditeurs, journalistes et chercheurs commencent à désigner leurs écrits comme une « littérature de banlieue ». Un collectif de ces auteurs publiera en 2007 un recueil de nouvelles préfacé par un manifeste dans lequel, « catalogués écrivains de banlieue » , ils se présentent plutôt comme « enfants d’une France plurielle » déterminés à « lutter contre les inégalités et les injustices » et à « combattre par le verbe et la plume les préjugés honteux qui sclérosent notre pays et minent le vivre ensemble » . Ces auteurs sont de diverses origines (maghrébine, antillaise, africaine, « franco-française »), à l’instar des populations cantonnées dans les « banlieues » pour lesquelles ils réclament « l’édification d’une société plus solidaire » . (9) Toutefois, comme les mieux connus d’entre eux – Faïza Guène et Mohamed Razane – sont d’origine maghrébine, on peut se demander en quoi ils se distinguent de ceux qui, dans les années 1980 et 1990, avaient été désignés comme des écrivains « beurs ». Après tout, le milieu qui les préoccupe aux années 2000 est sensiblement le même que celui qui avait été mis en scène par Mehdi Charef en 1983 et que l’on retrouve dans les écrits de bien des auteurs issus de l’immigration maghrébine tout au long des 30 dernières années. Or, paradoxalement, c’est précisément le manque de changement sur le terrain qui est fondamental à l’évolution de ces écrits.
Les jeunes maghrébins qui ont fait la Marche de 1983 font partie d’une génération qui croit largement aux promesses de la République, comme en atteste le nom qu’ils donnent à leur manifestation – la Marche pour l’égalité et contre le racisme – que les médias transformeront en la Marche des Beurs (10). Contrairement à ce que cette appellation journalistique pourrait laisser entendre, les marcheurs de 1983 ne cherchent nullement à affirmer une spécificité ethnique mais à bénéficier sur un pied d’égalité des mêmes droits que la République accorde en principe à tous les citoyens, quelles que soient leurs origines. Dix ans après le premier choc pétrolier, qui a sonné le glas des Trente glorieuses et déclenché une montée du chômage dont les immigrés et leurs enfants sont les premières victimes, le souvenir du plein emploi est encore vif, tout comme l’espoir d’un retour à des conditions économiques ouvrant des opportunités à tous les citoyens. Mais le marché de l’emploi ne cessera d’empirer tandis que les autorités publiques laisseront sévir les discriminations à l’encontre les minorités post-coloniales, chez lesquelles s’accumuleront des sentiments de frustration, de désespoir et de hargne (11).
Lors de sa parution en 1990 le premier roman de Mounsi (12), La Noce des fous, est annoncé par l’éditeur comme « le roman de tous les déracinés de la banlieue noire (13). Sur la quatrième de couverture on lit :
Il n’y a pas d’innocents. Personne. Ni vous, ni eux, ni moi, écrit Tarik,depuis les limbes où peuvent enfin rêver leur existence ceux qui naissent vomis au bord des grandes cités et n’ont pas eu le temps de se le faire pardonner.
Voici l’histoire d’un enfant du périphérique et de la misère à qui le monde, dans une autre de ses coupables négligences, a oublié de cacher les oiseaux, la mer et les livres
(14).
En commentant le vécu personnel dans lequel il puise l’inspiration pour ses romans, Mounsi écrira quelques années plus tard : « Ma vie aura trouvé sa définition sur le terrain vague fertile de la banlieue, là où, paradoxalement, la ville s’arrête. Voler, casser, se droguer, c’est aussi pousser jusqu’à ses plus extrêmes conséquences la sentence d’exclusion portée par la société. (15) » Au cours des années 1990 une nouvelle génération émerge dans les banlieues qui n’a aucun souvenir d’un marché de l’emploi ouvert à tous et qui ne trouve aucune raison de croire aux promesses de la République d’assurer à tous les citoyens une réelle égalité devant la loi. La dérive qui découle des frustrations engendrées par ces blocages s’exprime non seulement dans la multiplication des émeutes opposant des jeunes des banlieues aux forces de l’ordre mais aussi dans l’imaginaire de jeunes auteurs comme Rachid Djaïdani, dont le premier roman, Boumkoeur, paru en 1999, joue sur la lisière entre la réalité, le rêve et le cauchemar (16). Ces tendances – vers le désespoir (comme chez Mounsi) et des déséquilibres psychiques (comme chez Djaïdani) – s’accentueront au cours des années 2000, comme en atteste le recueil de nouvelles publié en 2007 par le collectif Qui fait la France ? où les principaux personnages manifestent des signes d’hystérie, de paranoïa et d’autres dérangements mentaux face à leur cantonnement dans les « banlieues ». Si ces nouvelles se distinguent du premier roman de Mehdi Charef par le degré de stress dont font preuve les protagonistes et par la diversité des origines de leurs auteurs, elles se situent néanmoins directement dans la lignée du Thé au harem d’Archi Ahmed, dont on retrouve les principaux ingrédients – misère, discriminations raciales et exclusion sociale – avec un aggravement du désespoir et un dérèglement de l’esprit qui traduisent la pérennisation de l’exclusion dont souffrent les minorités post-coloniales.
Les auteurs issus de l’immigration ont aussi en commun le fait d’être souvent ghettoïsés par un système de catégorisation littéraire qui en France reste large¬ment basé sur des lignes de démarcation nationales suivant lesquelles la littérature « française » serait séparée (et implicitement plus noble) que d’autres littératures d’expression française, dites « francophones », qui sont pour la plupart le fait de peuples anciennement colonisés (17). Quand ils se voient traités comme des auteurs « francophones » plutôt que « français » les auteurs issus de l’immigration perçoivent dans cette désignation, tout comme dans celle d’une littérature « beur », la marque d’une volonté de les tenir à distance de la littérature – et par le même titre de la Nation – « proprement » française. Autre signe de cette exclusion, leurs écrits sont souvent traités comme une espèce de sous-littérature, classés comme de simples « témoignages » sans véritable intérêt littéraire (18). La notion d’une littérature de « banlieue » portera les mêmes risques de stigmatisation (19).
En mars 2007, un manifeste est lancé en faveur d’une « littérature-monde en français », un label conçu pour briser la distinction entre littérature « française » et littérature « francophone » et mettre dorénavant sur un pied d’égalité toutes les littératures d’expression française 20. Les écrivains d’élite « français » et « francophones » qui ont conçu ce manifeste apparemment inclusif n’ont pourtant invité à le signer aucun auteur « beur » ni aucun écrivain de « banlieue », comme si ceux-ci étaient inaptes à trouver leur place dans un espace littéraire sans frontière dont le centre serait « désormais partout, aux quatre coins du monde ». Trente ans après la publication du Thé au harem d’Archi Ahmed, « banlieue » semble rimer plus que jamais avec « ghetto » et les écrivains issus des minorités post-coloniales peinent encore à être traités dans l’esprit d’égalité que réclamaient les marcheurs de 1983.

(1) – Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris : Mercure de France, 1983.
(2) – Sur la naissance de la littérature « beur », voir Alec G. Hargreaves Voices from the North African Immigrant Community in France: Immigration and Identity in Beur Fiction, Oxford/New York: Berg, 1991.
(3) – Cyrille François, « Des littératures de l’immigration à l’écriture de la banlieue : pra¬tiques textuelles et enseignement », in Synergies, no. 1, 2008, p. 149-157.
(4) – Étant donné le caractère controversé de bien des catégories de ce genre, qui conjugue l’avantage de la brièveté aux risques de simplifications excessives et de rejet par ceux auxquelles elles sont apposées, nous les entourons de guillemets pour rappeler la nécessité de les manier avec prudence. Sur l’étymologie du mot « beur », voir Sylvie Durmelat, « Petite histoire du mot beur : ou comment prendre la parole quand on vous la prête », in French Cultural Studies, vol. 9, no. 26, juin 1998, p. 191-207.
(5) – Collectif Qui fait la France ? Chroniques d’une société annoncée, Paris : Stock, 2007.
(6) – Sur cette transition, voir « Au-delà de la littérature « beur » ? Nouveaux écrits, nouvelles approches critiques », numéro spécial d’Expressions maghrébines, vol. 7, no. 1, été 2008, et Alec G. Hargreaves, « Banlieue Blues« , in Anna-Louise Milne (dir.), The Cambridge Com¬panion to the Literature of Paris, Cambridge University Press, 2013, p. 212-227.
(7) – Azouz Begag, Le Gone du Chaâba, Paris : Seuil 1986, Farida Belghoul, Georgette ! , Paris : Barrault, 1986.
(8) – Alec G. Hargreaves, « No Escape ? From ‘cinéma beur’ to the ‘cinéma de la banlieue' », in Ernstpeter Ruhe (dir.), Die Kinder der Immigration/Les enfants de l’immigration (Würz¬burg: Königshausen & Neumann, 1999), p. 115-128.
(9) – Collectif Qui fait la France ? Chroniques d’une société annoncée, Paris : Stock, 2007, p. 8-9.
(10) – Le mot « beur » a été créé au cours des années 1970 par des jeunes issus de l’immigration maghrébine dans les banlieues de Paris comme une auto-désignation valorisante servant à contourner les connotations négatives souvent accolées au vocable « arabe » dans le langage courant en France. La première apparition publique de ce terme – toujours dans un sens valorisant – est marquée par la création de Radio Beur en 1981. Mais après son adoption par les grands médias à partir de la Marche de 1983, il deviendra contaminé par des utilisations stigmatisantes qui amèneront beaucoup des personnes auxquelles il est apposé à le rejeter. Sur l’étymologie et les mutations subies par le mot « beur », voir Sylvie Durmelat, « Petite histoire du mot beur : ou comment prendre la parole quand on vous la prête », in French Cultural Studies, vol. 9, no. 26, juin 1998, p. 191-207.
(11) – Stéphane Beaud et Olivier Masclet, « Des « Marcheurs » de 1983 aux « émeutiers » de 2005″, in Annales.
(12) – Chanteur et romancier, Mohand Nafaa Mounsi signe ses chansons et écrits sous son seul nom de famille, Mounsi.
(13) – Publicité pour La Noce des fous parue dans Le Monde, 16 novembre 1990.
(14) – Mounsi, La Noce des fous, Paris : Stock, 1990, quatrième de couverture.
(15) – Mounsi, Territoires d’outre-ville, Paris : Stock, 1995, p. 21.
(16) – Rachid Djaïdani, Boumkoeur, Paris : Seuil, 1999.
(17) – Cette hiérarchie est beaucoup moins présente dans le monde anglophone, où les littératures postcoloniales, y compris celles qui sont parfois qualifiées de « beur » ou de « banlieue », font l’objet de beaucoup plus de recherches et de programmes d’enseigne¬ment qu’en France.
(18) – Crystel Pinçonnat, « Passé oublié, passé regagné : de l’émergence d’une génération d’héritiers », in Expressions maghrébines, vol. 7, no. 1, été 2008, p. 13-31.
(19) – Chikako Mori, «  »Écrire en banlieue » : analyse des pratiques d’écriture chez les jeunes issus des immigrations postcoloniales en Île-de-France », thèse doctorale, EHESS, Paris, 2010.
(20) – « Pour une « littérature-monde » en français », Le Monde, 16 mars, 2007.
///Article N° : 12039

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