Cartouches gauloises est l’histoire d’une déchirure. Il se situe dans ce genre de moment très spécial où l’Histoire sent qu’elle va tourner une page, durant ce printemps de 1962 qui précède l’indépendance algérienne. Ali a 11 ans, et c’est avec son regard silencieux que nous vivrons ce moment où les tensions s’exacerbent et où partent ceux qui perdent ou qui ont fait le mauvais choix. Pour tourner ce film au regard d’enfant, Charef est allé filmer dans sa ville natale de Maghniya et à Tlemcen, dans l’Ouest algérien. Car Ali, c’est Mehdi Charef enfant, déchiré entre son amitié pour Nico et ses autres copains français qui partent peu à peu et ce pays qui se construit et dont il demande à sa mère les couleurs du drapeau.
Charef rejoindra quelques années après son père ouvrier en France, grandira dans les bidonvilles, sera lui-même ajusteur une quinzaine d’années avant de connaître le succès au cinéma en adaptant son roman Le Thé au harem d’archimède en 1984. Il poursuivra sa description de la vie immigrée dans Miss Mona (1986) et dresse des portraits attachants de femmes dans Camomille (1988), Au pays de Juliets (1991) et Marie-Line (2000) où Muriel Robin dirige une équipe de nettoyage de supermarché essentiellement immigrée. « D’autres aventures qui me permettaient peut-être de ne pas trop remuer certains coins sombres de ma mémoire et de ne pas toucher aux cicatrices de mon enfance« , note-t-il à propos de ces films. Avec La Fille de Keltoum (2002), il revient en Algérie avec un personnage en quête de sa propre histoire. C’est elle qu’il aborde de face dans Cartouches gauloises, « quelque chose que j’avais vécu très fortement, très douloureusement ».
De fait, Ali est le témoin des exactions françaises : la répression envers sa famille, la torture, les razzias, un enfant jeté d’un hélicoptère, des paysans abattus pour avoir dépassé le couvre-feu de quelques minutes… Des exactions algériennes aussi : la famille de sa copine Julie est assassinée sur fond de chansonnette napolitaine en arabe, les poseurs de bombe font leur sale boulot
Il en est le témoin ébahi, silencieux, traumatisé. La bande de copains se dissout peu à peu sous la pression de la mort, de la haine et des drames. Le monde de l’innocence se délite sous la violence, les oppositions politiques prennent le pas sur les liens humains.
Tout cela forme une mosaïque de souvenirs, un patchwork un peu décousu dont le fil serait cette déchirure qui s’installe peu à peu et qui n’est pas sans annoncer la difficulté pour Ali comme pour l’Algérie de devoir mettre de côté, même si elle était hautement contradictoire et douloureuse, une rude greffe coloniale certes mais aussi ce qui était devenu par la force des choses et le jeu du temps une partie de soi. Une déchirure dramatique qui est loin d’être réglée et que Mehdi Charef arrive seulement lui-même à aborder. C’est sans doute là l’intérêt de ce film sensible, au-delà des réalités qu’il met en scène et qui sont au fond connues de tous même si les discours officiels les refusent des deux côtés de la Méditerranée. Réalisé avec le soutien du ministère de la Culture algérien, il comporte même le désir de voir les différentes facettes de l’Histoire en face dont on dit qu’il n’a pas fait l’unanimité à Alger. Mais on y chercherait en vain un discours nouveau. Au-delà de la cruauté à l’uvre, tout cela reste fort nuancé, joliment et sagement mis en scène, et finalement bien consensuel. S’y reconnaîtront par contre ceux qui de part et d’autre ont vécu ces moments difficiles et leurs suites, et c’est peut-être là l’essentiel.
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