De l’utilité du droit en édition

Entretien de Taina Tervonen avec Me Emmanuel Pierrat, avocat

Septembre 2003
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Les soucis que rencontrent les éditeurs africains sont aussi ceux des éditeurs belges ou suisses, explique Maître Emmanuel Pierrat, spécialiste du droit de l’édition et avocat de près d’une cinquantaine d’éditeurs africains.

Peut-on parler d’une  » fuite d’auteurs  » africains vers les éditeurs du Nord ?
Le problème politique est un facteur important dans votre question, puisque cela aide ou force à beaucoup de fuites ou de transferts. Que Présence Africaine soit installée à Paris tient aussi de raisons politiques. Bon nombre d’écrivains se retrouvent en exil, à cause de graves difficultés qui ne s’arrêtent pas à une interdiction du livre. Il ne faut pas ignorer cet aspect qui tient de la liberté d’expression. Accompagné par un mouvement économique, il accentue le déséquilibre entre France et Afrique.
Je mettrais aussi un deuxième bémol à l’expression de  » fuite « . Je pense à la Suisse et à la Belgique, territoires francophones qui sont juridiquement bien souvent dans la même situation que les pays africains. N’ayant pas les moyens de pénétrer le marché français, ils cèdent à des maisons françaises et se retrouvent avec des livres qui reviennent sur le marché d’origine concurrencer l’édition première. Le problème n’est pas uniquement lié au sort de l’Afrique. Le Québec est par contre un cas très particulier, lié au fait qu’on a toujours considéré que l’Atlantique était une frontière qui devait être reprise juridiquement. Mais la Méditerranée non, ni les Alpes !
Quelles analogies retrouvez-vous entre les pays francophones d’Afrique, la Suisse, la Belgique et le Québec ?
Ils ont un souci de pénétration du marché français et sont obligés de passer par un interlocuteur local pour une cession de droits. Ce mécanisme est amplifié par une deuxième chose : malgré l’amour que les uns et les autres peuvent porter à leur propre patrie, tous les écrivains pensent que d’être publié chez Gallimard, c’est toujours plus chic que d’être publié en Afrique ou en Belgique – ou chez un éditeur de la province française ! Les conditions économiques amplifient d’autant plus les choses.
Pourquoi la pratique est-elle différente pour le Québec ?
La tradition d’édition est différente et le facteur kilométrique très important. On fait Paris-Dakar plus vite que Paris-Montréal. De plus, le marché canadien est double pour les auteurs de talent qui seront traduits en anglais. L’influence américaine sur les contrats a également joué, notamment pour la cession de droits. Et puis, l’Atlantique a toujours été conçu comme une séparation juridique : les livres doivent rester sur un continent ou un autre. Cette séparation n’a jamais été faite pour l’Afrique. De même qu’un éditeur anglais fera la séparation avec le Canada mais pas avec l’Inde.
Quelles habitudes constatez-vous dans les contrats aujourd’hui signés en France ? Ressemblent-ils aux contrats rédigés en Afrique ?
La conception francophone de droit d’auteur est la même dans tout le monde francophone, avec quelques légères différences. Il y a d’abord un effet de mimétisme. Il s’avère aussi que la plupart des lois sur les droits d’auteurs des pays africains sont construits parfois au mot près selon les lois françaises. La question des contrats était d’ailleurs très présente lors d’une formation des éditeurs que j’avais dirigée à Dakar en avril dernier.
Quels étaient les problèmes majeurs ?
Certains ne voyaient pas l’utilité d’un contrat. D’autres étaient très bien armés et venaient pour des questions très précises sur des points techniques. Aujourd’hui, l’éditeur ne peut se contenter d’avoir les droits sur le premier tirage du roman, généralement déficitaire. Un stock de livres ne vaut rien, c’est le catalogue qui compte et la seule façon de le verrouiller, c’est de faire des contrats avec les auteurs.
Quels sont les cas de litiges entre éditeur et auteur africain ?
Les griefs sont toujours les mêmes dans le milieu des lettres, quelle que soit la nationalité de l’auteur. Il y a une formule qui vaut partout : quand un éditeur reçoit un manuscrit et qu’il le rejette, c’est forcément un mauvais éditeur. S’il prend le manuscrit et qu’il le publie et ne le vend pas ou très peu, ce qui est le commun des livres, c’est un mauvais éditeur parce qu’il ne sait pas vendre et qu’il ne s’en occupe pas. Et si l’éditeur en fait un best-seller, c’est forcément un voleur parce que l’auteur ne va jamais être payé à la hauteur du succès.
Les seules choses inédites découlent du fait que le découpage linguistique ne correspond pas du tout au découpage géographique, d’où la nécessité d’avoir un contrat où on se fait céder tout territoire. Quelques éditeurs raisonnent aussi sur le droit d’auteur que pourraient avoir des peuples en tant que tels sur leur propre folklore : contes, légendes etc. Le Nigeria, l’Australie ou le Canada reconnaissent dans leur législation ce type de droit.
Et en dehors des contes et légendes, peut-on imaginer d’intenter un procès au grands groupes qui détiennent aujourd’hui quasiment l’ensemble des droits des classiques africains, sachant que ces livres ne sont pas accessibles à la grande majorité de la population et que ce sont des titres au programme de l’éducation nationale de plusieurs pays africains ?
Oui. Il existe un texte qui permettrait aux pays africains de s’emparer de ces œuvres. Il s’agit de l’Acte de Paris, faisant partie de la Convention de Berne de 1886 sur la propriété littéraire et artistique. L’Acte de Paris, qui date de 1971, octroie la possibilité à des pays en voie de développement de se faire concéder des licences obligatoires : le détenteur des droits, par exemple l’éditeur français, est dans l’obligation de céder les droits. Le prix est déterminé arbitrairement par l’Etat à partir des usages et de l’état du marché. Tous les pays ont ratifié la Convention de Berne et l’Acte de Paris, y compris la France et plusieurs pays africains. La solution existe donc, en théorie. Dans la pratique, les gouvernements ont d’autres priorités et tout intérêt à ne pas brusquer les grands groupes. La plupart des éditeurs, français ou africains, ne connaissent d’ailleurs pas ce texte qui intéresse surtout les universitaires. Mais les choses changent…

///Article N° : 3206

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