Avignon 2017 : Debout, dans l’encre noire

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La pièce Encre noire de Eric Checco, jouée à La Chapelle du Verbe Incarné (salle dédiée au Théâtre d’Outre-Mer, dirigée par Greg Germain et Marie-Pierre Bousquet), pour cette édition du Festival d’Avignon, s’ouvre sur des aboiements dans le lointain, l’écho assourdi de l’antique molosse qui nous rappelle que l’esclavage, et la colonisation en général, sont d’abord des systèmes de chasse à l’homme.  Nous sommes dans un espace taillé dans l’ombre et la peur : un treillis de fers à béton, un filet de rouille dont les mailles se referment sur trois hommes ou plutôt trois possédés. En effet, l’espace d’une « représentation » au sens littéral du terme (rendre présent les absents), entre évocation et invocation, les comédiens Didier Andenas, Nicolas Mouen et Filip Calodat se laisseront habités, avec une grande générosité, par les voix de seize écrivains et hommes politiques de l’« Atlantique noir » (Glissant, Depestre, Damas, Fanon, Lumumba, Bebey, etc.) ; seize ancêtres, seize figures tutélaires dont ils se feront les relais.

La question de la transmission est au cœur du projet Encre noire, car c’est en étant confronté à l’émergence d’une nouvelle radicalité au Burkina Faso, où toute une jeunesse – le mouvement « Balai citoyen » qui s’appuie sur la pensée révolutionnaire de Thomas Sankara – parvient à faire chuter le régime corrompu de Blaise Compaoré (2014), que le metteur en scène Eric Checco réalise que les jeunes Afropéens des quartiers où il travaille en France (Sarcelles) connaissent rarement les textes émancipateurs de leurs aînés.

« Encre noire », cette composition insolite de discours politiques et de paroles poétiques, trouve sa nécessité dans un questionnement que l’actualité récente (affaires Théo, Adama Traoré, etc.) rend d’autant plus brûlant.  Comment quand on a la peau « noire », quand on a un nom de « bamboula », quand on nous a rendu hideux à nos propres yeux, comment retrouver l’estime de soi ? Pour répondre à cette question, Eric Checco nous invite à un voyage polyphonique dans le sillage lumineux d’une « encre noire » à travers laquelle des intellectuels et des poètes des deux rives de l’Atlantique (africaines et caraïbéennes) jouèrent un rôle pionnier dans l’élaboration d’une modernité esthétique et politique déjouant la « ligne de couleur »[1].

L’ancien esclave fugitif Frederick Douglass (un des premiers penseurs et leaders afro-américains) voyait déjà dans l’accès à la lecture et à l’écriture « le chemin qui mène de l’esclavage à la liberté », « la première révolution ». La prise d’écriture est prise d’armes, et c’est donc au sein même d’une « encre noire » que l’ancien esclave, l’ancien colonisé, réapprendra à redresser la tête, à tenir debout, même dans un espace aussi exigu qu’une cellule.

Bien qu’à l’époque des mouvements de libération la plupart des écrivains et leaders politiques aient été des hommes, on peut regretter qu’Eric Checco n’ait pas intégré dans sa composition quelques femmes comme Mariama Bâ ou Maryse Condé. Heureusement, le personnage de la gardienne joue un rôle central dans la pièce : une sorte de matrone à la fois sévère et profondément aimante, d’une légèreté saisissante. Un personnage ambivalent, loin des clichés sur les « matons », qui, tout au long de la pièce, portera un regard bienveillant sur ses « protégés » ; au point de partager leurs souffrances et leurs espoirs, peut-être même leur colère. Sous ses dehors disciplinaires, la gardienne insufflera dans le huis-clos carcéral une fantaisie douce-amère qui doit beaucoup aux mouvements ondulatoires et aux ritournelles de la danseuse et comédienne Tania Jovial.

Mais les autres comédiens ne sont pas en reste, dans cet espace hachuré ils se révèlent eux aussi éminemment mobiles : les paroles et les corps dansent, passant des envolées du poème au staccato du discours, du boulagwel du conte à l’insurrection du chant, du suspens de la méditation au vibrato du bassin, tout cela avec une musicalité qui fait de ce montage hétérogène (dix tableaux, seize auteurs), un tout à l’équilibre fragile mais d’autant plus sensible, une partition pour quatuor à cordes vocales qui ne tient vraiment que par la virtuosité de son exécution.

 

[1] La ligne de partage entre « nègres » et « blancs », « sauvages » et « civilisés », « sujets » et « citoyens ».

 

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