« Des Mozart qu’on assassine »

Entretien de Taina Tervonen avec Emmanuel Dongala

Paris, octobre 2002
Print Friendly, PDF & Email

Dans son dernier roman, Johnny Chient Méchant, Emmanuel Dongala transpose les voix de deux jeunes Africains plongés dans une guerre civile : l’enfant-soldat et la future intellectuelle, le bourreau et la victime.

Johnny Chient Méchant est paru peu de temps après Allah n’est pas obligé, d’Ahmadou Kourouma. Les deux titres traitent de la question des enfants-soldats. Cette proximité dans la parution ne vous a-t-elle pas gêné dans l’écriture ?
Non, pas du tout. Nous nous étions rencontrés avec Kourouma au Salon de livre de jeunesse à Montreuil. Il s’était alors avéré que nous écrivions un roman sur le même sujet. J’étais donc au courant de ses projets et je me suis refusé à lire son livre avant d’avoir fini le mien. Je ne l’ai d’ailleurs toujours pas lu, mais je vais m’y mettre.
Votre roman comme celui de Kourouma ont un aspect documentaire dans l’évocation des conflits. On pourrait presque parler de « docuroman ».
Je ne vois pas mon roman comme cela. J’ai effectivement pris un risque en m’inspirant d’une actualité dans laquelle j’ai placé mes personnages. Je ne voulais pas tomber dans le journalisme, dans la chronique ou dans des prises de position politiques, mais faire avant tout un travail de romancier, voir comment mes personnages traversent ces conflits, comment ils souffrent et comment ils réagissent. Incidemment, on apprend des choses sur le conflit.
C’est d’ailleurs un conflit que vous avez vous-même vécu.
Oui, je l’ai vécu et ce n’est pas fini d’ailleurs. L’Afrique centrale est en conflit constant, et tous ces pays utilisent des enfants-soldats.
Votre écriture est assez cinématographique. Les regards de Laokolé et Johnny se croisent, comme deux caméras. Etait-ce un aspect que vous aviez envisagé dès le début ?
Non. J’ai d’abord commencé à écrire à la troisième personne, avec un narrateur omniscient. Ça n’a pas marché. Alors, j’ai choisi une voix de garçon, comme dans mon précédent roman. Mais je trouvais le récit trop unilatéral, sans éléments pour transcender la violence, pour s’arrêter un peu et comprendre. Ce n’est que lorsque la deuxième voix, celle de la jeune fille, s’est imposée à moi que, enfin, le roman a démarré.
Ces deux voix se ressemblent par la langue utilisée qui reste très classique.
Je ne pense pas. La langue du garçon est très violente, avec des mots scatologiques, de l’argot, des grossièretés. Jamais la fille n’utilise ces mots-là. Pour moi, ce sont deux langues différentes, même quand ils décrivent des scènes de violence.
Ce n’est certes pas le même regard. Mais je voulais parler plutôt de la structure de la langue. La violence est plus dans les faits que dans la narration elle-même.
Je ne sais pas… A moins que vous ne vouliez parler de lexique, de grammaire. Là, c’est vrai. Mais dans les propos tenus, dans les paroles, dans le vocabulaire, je pense que les deux voix sont différentes.
Laokolé me fait penser au héros de votre précédent roman, Matabari. Ce sont des jeunes très intéressés par la science et l’actualité. Est-ce un type de personnages que vous affectionnez particulièrement ?
J’aime cette ouverture au monde. Laokolé est une fille très intelligente, avec une brillante scolarité. A cause de la situation actuelle en Afrique, des génies comme elle sont coupés du savoir et du monde. Ce sont « des Mozart qu’on assassine ». Il ne faut pas penser que, dans ce chaos, il n’y a que des enfants perdus.
Laokolé n’est pas seulement intellectuelle, elle est aussi fille de maçon. Elle a quelque chose de solide qui la retient les pieds sur terre, même si ses rêves atteignent les étoiles. Ce n’est pas le cas de Johnny.
Pourtant, à sa façon, Johnny est aussi au courant de ce qui se passe dans le monde. Son imaginaire de guerre est nourri aux actualités internationales.
Il voit tout ce qui se passe dans le monde, par la télé et s’affuble de tous ces noms de guerre, Kandahar, Tchétchènes. C’est ce qui se passe aussi dans la réalité. Un quartier de Brazzaville était nommé Sarajevo.
Vous abordez la question des ONG dans les conflits. Je pense en particulier à une scène presque caricaturale où une ONG sauve les animaux tout en laissant les réfugiés mourir dans la forêt.
Je n’ai pas voulu faire du noir et blanc. Dans les ONG, des choses se sont passées, il suffit de voir le scandale des camps de réfugiés. D’un autre côté, des ONG comme MSF se dévouent sur le terrain. Pareil pour les journalistes. La journaliste belge du roman veut du sang pour le montrer à la télé, mais d’un autre côté, elle comprend la situation et c’est grâce à elle que des femmes muettes jusque là ont pu parler et envoyé leur message au monde. Les conflits sont comme ça : il y a des gens qui vous aident, d’autres qui vous exploitent.
La fin reste toutefois très classique, presque biblique : Johnny, qui représente le mal, est tué par la Bible, devenue une arme dans les mains de Laokolé.
Même si je suis mécréant, la Bible est pour moi un symbole très fort, un livre mythique. Johnny avait récupéré ce livre parce qu’il voulait se constituer une bibliothèque. La Bible sera le premier livre de cette bibliothèque, un livre fondateur. Ce livre tue et sauve en même temps, car dans tout ce conflit, il y a quand même une ouverture et un espoir, incarné par Laokolé. Pour la première fois dans le roman, c’est elle qui exerce une violence contre Johnny. C’est aussi une sorte de rédemption.
La fin est presque trop belle. Peut-on y voir une renaissance, symbolisée par l’enfant recueilli par Laokolé ?
Oui, mais la structure du roman veut que Johnny et Laokolé se rencontrent. Tôt ou tard. Ce n’était d’ailleurs pas facile de trouver le bon moment pour cette rencontre.
Aviez-vous envisagé une fin où ils ne se rencontrent pas ?
Non, parce que le lecteur aurait été insatisfait et le livre n’aurait pas été résolu. Cela n’aurait pas eu de sens.

///Article N° : 2727

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire