Le première date de la tournée de Dieudonné qui aurait dû débuter jeudi 9 janvier 2014 à Nantes n’aura pas lieu. A peine quelques heures avant le spectacle, le Conseil d’Etat a finalement invalidé la décision du tribunal administratif de Nantes. Plus tôt dans la journée, ce dernier avait annulé l’arrêté du préfet, autorisant ainsi la représentation. Figure de l’antiracisme dans les années 1980, l’humoriste Dieudonné a été condamné à plusieurs reprises pour provocation à la haine et discrimination raciale. Jouant sur les ambigüités, il justifie toutes ses outrances. Se déclarant antisioniste plutôt qu’antisémite, il se veut porteur d’un mouvement « antisystème ».
« Quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage ». (1) Cet extrait du dernier spectacle de Dieudonné, Le Mur, diffusé dans le magazine complément d’enquête sur France 2 à la fin du mois de décembre a déclenché l’ouverture d’une enquête pour incitation à la haine raciale par le parquet de Paris. Ces propos ont également provoqué la réaction du ministère de l’Intérieur bien décidé à faire interdire la tournée de l’humoriste. Dès le lundi 6 janvier il diffuse une circulaire auprès de tous les préfets afin de leur exposer l’arsenal légal permettant aux maires d’interdire ces spectacles. C’est que Dieudonné n’en est pas à sa première provocation. Pas plus tard que le 28 novembre 2013, la Cour d’appel de Paris confirmait que Dieudonné s’était une fois de plus rendu coupable de diffamation, injure et provocation à la haine et à la discrimination raciale. En cause, deux vidéos diffusées sur le net. La première, une « parodie de la chanson d’Annie Cordy, Chaud cacao. » Et Chaud cacao version Dieudo, ça donne : Shoah nanas. Pour sa défense, l’humoriste affirme qu’il fait en réalité référence à des « Chauds ananas ». Dans la deuxième vidéo, Dieudonné estime tout bonnement que « les gros escrocs de la planète, ce sont des juifs ».
De quoi mettre mal-à-l’aise bon nombre de fans de « Dieudo version années 1990 ». Epoque à laquelle il se produisait sur les planches aux côtés d’Elie Semoun, notamment dans le célèbre sketch « Cohen et Bokassa ». Spectacle qui dénonçait les hostilités communautaires entre Noirs et Juifs en se réappropriant les clichés associés à ces mêmes communautés. Elie Semoun, alias Cohen, joue le rôle du juif gringalet, Dieudo, alias Bokassa, endosse celui du métis baraqué. « Se cautionnant mutuellement », les deux amis d’enfance parviennent à faire « voler en éclats nombre de tabous » [abcdrduson.com]. Le duo utilise l’humour et l’ironie comme une force de subversion pour désamorcer les stéréotypes racistes.
Alors comment celui qui été perçu comme une figure de l’antiracisme est-il devenu synonyme d’antisémitisme ? La question a été soulevée à maintes reprises car Dieudonné est depuis 2001 un habitué de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris. Mais c’est en 2003 que l’humoriste dérape pour de bon. Sur le plateau de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde, il apparaît déguisé en juif orthodoxe et appelle le public à rejoindre l’axe « américano-sioniste ». L’antisionisme revendiqué de Dieudonné est ce qui le rapprochera à partir de 2005 du Front national (FN) comme l’explique le politologue Jean-Yves Camus (2). Revirement politique complet donc pour l’humoriste qui s’était vivement opposé au parti frontiste en 1997. À l’époque, il était allé jusqu’à se présenter aux élections législatives dans la circonscription de Dreux (Eure et Loire) pour faire barrage à Marie-France Stirbois, candidate FN. « À Dreux, il y a deux communautés avec un mur qui est en train de s’ériger entre les deux. Moi qui suis le fruit des deux communautés je sais que le dialogue est possible alors je me présente », expliquait Dieudonné, né d’un père camerounais et d’une mère française, au journaliste Patrick Chêne sur le plateau du journal de France 2.
Malgré son rapprochement avec le parti de Jean-Marie puis de Marine Le Pen, Dieudonné ne séduit pas uniquement dans les rangs de l’extrême droite. Loin de là nous explique Jean-Yves Camus :
« Les formulations ambiguës de Dieudonné, [
] trouvent un écho dans l’encadrement du FN et parmi une minorité des gens issus de l’immigration, ou de couleur. Dieudonné opère un transfert : il fait appel à la rancoeur des ex-colonisés en disant : « Nous sommes des descendants de colonisés, et le peuple palestinien est colonisé ». Cela entraîne une détestation commune d’Israël et de la France, ramenée à son passé colonial » (3). De nombreux articles de presse décrivent également un public éclectique. Le 8 janvier, Le Monde titrait un de ses article « Jeunes de gauche et fan de Dieudonné ». [lemonde.fr]. Le site Rue89 [rue89.com] estimait également que si le public de l’humoriste se composait certainement d’antisémites, d’autres pensaient sincèrement qu’il était le « dernier des hommes libres ». Un statut de provocateur qui permet à Dieudonné de justifier toutes ses outrances, « pour ses fans, quand Dieudonné ne fait pas de sketch, il fait encore un sketch. Tout est pardonné, c’est imparable ».
À en croire une partie de son public, Dieudonné serait donc « antisystème ». En témoigne la récente polémique concernant le geste de la quenelle qui consiste à tendre le bras vers le bas et à poser sa main opposée au niveau de l’épaule. L’humoriste qualifie ce geste de subversif alors que pour beaucoup il s’agit d’une sorte de salut nazi à l’envers, une gestuelle antisémite. Antisystème, révolutionnaire, Dieudonné va jusqu’à se revendiquer comme l’héritier de Nelson Mandela dans une vidéo mise en ligne après le décès de Madiba.
« Nous sommes les héritiers de Mandela et de Gandhi. Nous c’est la révolution pacifiste par la quenelle. La désobéissance civique », estime-t-il dans cette vidéo.
Mais peut-on vraiment croire à l’engagement antisystème de Dieudonné ? Le même Dieudonné qui vient de lancer une série de produits dérivés et dont la compagne, Noémie Montagne, a déposé fin 2013 la marque « Quenelle » et « Quenelle + » auprès de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI). Selon Le Monde, un site proche de l’extrême droite israélienne, JSS News, a d’ailleurs révélé un échange de mails entre Noémie Montagne et Alain Soral, ancien idéologue du FN. « Tu prétends que ma société est mal gérée et bordélique alors que j’ai quadruplé le chiffre d’affaires en quatre ans », écrit Noémie Montagne. Ce à quoi Alain Soral répond : « J’espère que demain, il ne faudra pas non plus vous payer des droits pour être antisémite ? »
L’antisionisme affiché de Dieudonné pourrait ainsi bien cacher un réel antisémitisme, comme ont pu le dénoncer des intellectuels comme Achille Mbembe, Françoise Vergès ou encore des personnalités politiques comme Christiane Taubira dans une tribune publiée par la quotidien Le Monde en 2005 (4). Pour les signataires, le discours de Dieudonné s’inscrit clairement dans cette logique. Pour l’humoriste, les juifs auraient été au centre de la traite transatlantique, ce qui leur aurait permis de fonder les banques. (5) En somme, une vision totale de l’histoire dans laquelle tout proviendrait de la suprématie des juifs. Une vision de l’histoire non seulement « grossière » mais qui encourage le communautarisme. Favorisant les communautés, noire ou arabe, à se percevoir comme les boucs émissaires de l’histoire. Déjà en 2005, cette tribune nous mettait en garde contre : « le piège mortifère de la « concurrence des victimes », car il n’y a pas de hiérarchie à établir dans le degré de souffrance, pas plus qu’il n’y a de hiérarchie à reconnaître entre les différentes formes de racisme ».
De nombreux éléments permettent ainsi de douter de l’engagement antisystème de Dieudonné et de son antisionisme qui pourrait bien cacher de l’antisémitisme. Il semblerait que Dieudonné ait choisi de surfer sur un des malaises de notre société, profitant du sentiment de relégation de toute une partie de la population en désignant un ennemi commun. Dans les années 1990, l’humoriste s’inscrivait comme un héritier de la Marche de 1983, utilisant l’humour comme un outil fédérateur entre différentes communautés. Finalement, il révèle une conception exclusive de l’identité, à l’opposé des valeurs portées par la Marche pour l’égalité et contre le racisme dont nous venons de célébrer le trentième anniversaire (6).
1 – Patrick Cohen est présentateur de la matinale de la radio nationale France Inter.
2 – Jean-Yves Camus par Pascal Virot, Libération, 20 décembre 200, consulté le 13 décembre 2013 [http://www.iris-france.org/Interviews-2006-12-20.php3].
3 – idem.
3 – Youtube, consulté le 13 décembre 2013.
4 – Cette croyance est contredite par les études historiques. L’article 1 du Code noir promulgué en 1685 par Louis XIV en montre l’inanité : « Voulons que l’Edit du feu roi de glorieuse mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; se faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. »
5 – « Démons français », Le Monde, 6 décembre 2005.[NdlR] Nous avons cherché à joindre l’humoriste qui n’a jamais donné suite à nos nombreuses sollicitations.///Article N° : 11985