Né en 1972, Dimitri Fagbohoun est un photographe-plasticien qui s’intéresse aux événements historiques majeurs du 20ème siècle, à la récurrence de certaines dynamiques dans des espaces géographiques et temporels très éloignés, ainsi qu’à leur mémoire et à leur effacement dans nos sociétés. Au cours de cet entretien, il revient sur sa série « Historia » qui a été présentée dans le cadre de l’exposition « Passés composés », conjointement avec les travaux de Yo-Yo Gonthier (et dont les propos feront l’objet de la troisième et dernière partie de cette interview).
Dans la première biographie (aujourd’hui actualisée) que vous aviez publiée, il y a quelque temps, sur le site d’Africultures, vous expliquiez avoir décidé de vous consacrer entièrement aux arts plastiques suite à la visite de l’exposition d’ouverture de la Maison Rouge à Paris, « L’intime, le collectionneur derrière la porte » (1). Pouvez-vous nous en dire plus sur ce moment fondateur de votre vie d’artiste ? Qu’est-ce qui vous a fait « basculer » de façon aussi forte dans l’espace artistique ?
Vous faites référence à une ancienne biographie, où j’estimais nécessaire d’expliquer ce basculement. Après une année sabbatique (2000-2001), j’ai décidé de me consacrer aux sujets et thèmes qui m’intéressaient afin de me réaliser tout en réalisant ma vie. Il s’agissait de sortir d’une logique purement alimentaire, en travaillant dans un domaine que je trouvais enrichissant.
À la suite de l’échec de la start-up que j’avais lancée entre 2002-2004, je me suis inscrit dans cette logique en réalisant que ne voulant perdre ma vie à la gagner, il fallait que je fasse vraiment ce que je voulais. Cette exposition particulièrement montrait » la folie » des collectionneurs (et donc des artistes). J’ai pu mesurer que je n’étais pas assez libre et je me suis autorisé à » devenir ce que j’étais « , à savoir un artiste. Tout ce que je mûrissais en moi depuis des années, a donc pu commencer à s’exprimer.
Dans le cadre de l’exposition « Passés composés », vous avez présenté la série Historia, dont quelques tirages avaient déjà été présentés aux Rencontres africaines de la photographie de Bamako en 2007. Quels sont les lieux historiques qui vous intéressent plus particulièrement et pourquoi ?
C’est une démarche qui s’est articulée en différents axes, elle est née par hasard (si tant est qu’il existe) : je suis parti d’une image réalisée au cours d’une déambulation à Copenhague et dont la lecture symbolique me faisait penser à la répétition de l’Histoire (le barbelé rouillé et le barbelé neuf, cf. la photo Diptyque n°1). Sur ce lieu, il n’y avait aucun événement historique. Puis, rapidement, je me suis intéressé aux traces de mémoires, aux témoignages historiques dont la nature formelle rappelait cette répétition (plaques, statues etc.) et dont j’ai fait le lien à travers mes diptyques. Puis, pour finir, je me suis intéressé aux lieux qui avaient été chargés d’Histoire et dont ne subsistait plus aucune trace.
Ainsi, la boucle était bouclée. Pour moi ce sont ces derniers qui sont les endroits les plus intéressants, en ce sens qu’ils en disent long sur le désir d’oubli (à opposer au devoir de mémoire ?), sur la sédimentation du temps et de ses conséquences, bien souvent invisibles.
J’ai ainsi travaillé au Danemark, en Suisse, en Suède, au Bénin, au Cameroun, au Mali, en Algérie
Cela s’est fait de manière non systématique, au gré de mes voyages programmés pour des raisons diverses (familiales, touristiques etc.) mais toujours avec ce désir de faire des images et d’établir ce lien.
Quel est le fil conducteur entre ces différents pays ?
Le fil conducteur, c’est l’Histoire ! Celle qui a marqué d’une façon durable certains lieux
Comme je l’ai réalisé lors de la conférence organisée pendant l’exposition, il y a principalement dans mes travaux l’Europe et l’Afrique, soit mes propres origines. Je suis donc moi-même le fruit de cette histoire. Les voyages que je devrais faire par rapport à cette série Historia seraient le Rwanda et l’Allemagne
Mais j’ai encore des images que je n’ai pas encore montées, ni montrées (comme celle réalisées en Algérie et en Israël). Tous ces lieux, nous indiquent que l’Histoire est un éternel recommencement, la bonne question est pourquoi ?
Comment y travaillez-vous ? Qu’y cherchez-vous ? Et qu’est-ce qui retient votre regard, une fois que vous êtes sur place ?
Dans ce projet particulier, il y a autant de façon de travailler que de phases. Après celle que j’appelle « la phase pénicilline », de découverte due au hasard – comme quand je me suis retrouvé dans le Val-Ygot (2), en Normandie : je passais le week-end chez des amis qui, connaissant mon intérêt pour l’Histoire, m’ont emmené sur le site, j’ai procédé par documentation, en investissant des lieux dont je savais qu’ils recelaient une » charge » historique.
Je parle souvent du camp des gitans de Saliers, près d’Arles où, entre 1942 et 1944, sept cents Tsiganes furent internés par le gouvernement de Vichy. Une statue commémorative a été érigée à trois cents mètres en face, sur le bord de la route et j’ai appris presque par hasard par un » vieux » du coin, qu’à l’endroit exact du camp se trouve aujourd’hui une rizière.
Dans vos images, il y a des murs, des fils barbelés, des plaques, des statues qui font office de lieux de mémoire
mais les éléments naturels y sont également présents : grands arbres, branches, rayons de lumière, cieux
Quelle place occupent-ils dans votre recherche et dans votre imaginaire ?
Je fonctionne beaucoup à l’instinct, tout n’est donc pas prémédité. J’en reviens à la charge du lieu, elle est aussi due à ces éléments. En y réfléchissant, un arbre est aussi un monument, un témoin du temps et donc de l’Histoire.
Comment travaillez-vous à la phase du montage des images, à ce qui donnera lieu à la composition finale de chaque diptyque ?
Je suis à la fois attaché à l’esthétique et au sens. Je passe donc beaucoup de temps à trouver le bon raccord, sachant qu’initialement, je voulais que même les diptyques se répètent dans leur construction, et qu’à travers les lieux et les époques, soit soulignée cette fameuse répétition. Mais c’était beaucoup trop compliqué à mettre en uvre, même si on peut retrouver cette intention initiale en filigrane. Ainsi, photographier un monument au soldat inconnu n’a pas forcement beaucoup d’intérêt pour moi. En revanche, mettre en dialogue différents monuments, de Bamako à Marseille en passant par Alger, cela devient parlant. À ce titre les travaux de Yo-Yo Gonthier, avec lequel j’exposais dans le cadre de l’exposition « Passés composés », sont très intéressants.
Dans l’actualité récente, le Monument de la renaissance africaine (3), commandé par le président sénégalais Abdoulaye Wade et inauguré le 3 avril dernier à Dakar, est un témoin très parlant. L’histoire de ce monument est pleine de » détails » qui disent beaucoup.
Considérez-vous « Historia » comme une série terminée ?
Le sujet en lui-même est inépuisable, et il me faudrait plus d’une vie pour en faire le tour, ainsi que des moyens humains et logistiques énormes. Je vais donc monter les images que j’ai déjà faites et m’arrêter, puisque je suis également (em)porté par d’autres projets. Dans les faits, je suis passé à autre chose même si, malgré moi, je continue : en décembre 2009, en Israël, j’ai par exemple fait des photographies à Yad Vashem [ndlr Centre de documentation, de recherche et d’enseignement, créé en 1953 à Jérusalem dans le but de perpétuer la mémoire des victimes de la Shoah].
Quels sont vos projets futurs ?
Après Historia, Stories (anciennement His story) où je m’intéressais respectivement à l’Histoire en général, aux histoires en particulier, j’ai décidé de travailler sur ma propre histoire, ma propre identité, en traçant ainsi un sillon qui part du général vers le personnel, le tout formant un corpus déjà présent dans mon esprit et que je dessine au fur et à mesure. Ainsi, dans mon projet Papa was a rolling stone, je reviens deux ans après sur le décès de mon père. C’est un travail qui sort de la photographie seule et ou j’explore d’autres supports (vidéo, et installation), dont le sujet est la mort, l’absence, mais dont les ramifications m’entraînent plus loin que je ne l’avais imaginé.
(1) Cette exposition d’ouverture s’est tenue du 5 juin au 26 septembre 2004.
(2) Le site du Val-Ygot est une ancienne base de lancement des V1 de la Seconde Guerre Mondiale.
(3) Le Monument de la renaissance africaine, commandé par le président Wade a été inauguré en grande pompe à Dakar le 3 avril 2009. Controversé, il est bâti sur l’une des deux collines de Ouakam, un quartier populaire de Dakar. Construit par des Nord-Coréens pour 15 et 20 millions d’euros, le monument de 22000 tonnes s’élève à plus de 50 mètres.
Le premier volet de cette série d’entretiens en trois parties sur l’exposition Passés Composés est à lire sur le lien suivant : africultures.com/php/index.php?nav=article&no=9396Avril 2010.///Article N° : 9425