Abidjan : Le juteux marché de la presse du cœur

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De petits journaux qui ont fait de leur credo les histoires à l’eau de rose se sont, au cours de ces dernières années, imposés dans le paysage de la presse ivoirienne. Vendus à des prix défiant toute concurrence, leur succès bouleverse les conventions de la presse traditionnelle.

À l’aube d’un mercredi comme les autres, 6 heures. Sous un hangar de fortune où la lumière matinale arrive affaiblie, Michel distribue des paquets de journaux à des jeunes qui défilent. La répartition se déroule dans une ambiance bon enfant, sous la vigilance de sa vieille calculatrice. Dans son quartier général situé à la grande gare routière d’Adjamé, un quartier populaire d’Abidjan, réputé pour ses étals interminables et son chapelet de commerces de tout poil, Michel doit aussi répondre à ses premiers coups de fil de la journée en provenance de revendeurs guettant chaque sortie de ces journaux de petit format, qui ont un tirage compris entre 10.000 et 15.000 exemplaires. Amani Yao, âgé de 24 ans, est l’un d’eux. Depuis cinq mois qu’il a rejoint l’équipe, ce jeune fréquente un itinéraire au bout duquel il écoule environ 150 journaux par jour, parmi la dizaine de titres qu’il reçoit. Une performance dans un contexte où les journaux de type classique voient leur lectorat battre en retraite, durement éprouvé par les effets collatéraux d’une crise sociopolitique qui perdure depuis 2002.  » J’ai commencé à vendre ces journaux dans l’espoir de pouvoir construire un salon de coiffure, confie-t-il. J’ai rapidement obtenu l’argent nécessaire, soit les 200.000 CFA « . Malgré ce pari réussi, il continue à parcourir tous les jours de longues distances à pied pour vendre ses journaux, qui lui permettent de continuer à réaliser des économies providentielles.
Comme lui, ils sont plusieurs centaines à déferler partout à Abidjan, jusqu’à des heures avancées du soir, pour proposer aux gens ces journaux singuliers de huit pages, au format A4, vendus à cent CFA l’exemplaire, soit la moitié du prix pratiqué par les quotidiens d’informations générales, et le tiers du prix des journaux dits  » people « . Dans leur raz de marée de proximité, ces jeunes, les bras surchargés de leurs marchandises, s’infiltrent dans toutes les ruelles des quartiers, traversent des marchés, investissent les bars à la recherche d’acheteurs potentiels. Même les abords des églises où se réfugient, selon certaines rumeurs, bien des cœurs qui saignent ne sont pas épargnés. Le pourcentage de 40 % perçu sur chaque journal vendu représente pour ces jeunes revendeurs un stimulant efficace pour oublier la fatigue des longues marches. Une aubaine pour les amoureux de cette presse qui, sans se déplacer, peuvent retrouver les dernières nouvelles sentimentales dont leur journal préféré se fait l’écho ; car en fait de journaux, il s’agit de compilations d’histoires de cœur, à mi-chemin entre Bollywood et Nollywood, et dont la lecture est entrecoupée de soupirs compatissants. Maris envoûtés, sorcellerie pour se faire aimer, rivale perfide, haute trahison sentimentale, sœurs traîtresses, amours impossibles sont quelques facettes des récits incroyables qui atterrissent dans les colonnes de ces publications illustrées. Leurs titres ne doivent rien au hasard : Le livre du cœur, Confessions, Les feux de l’amour, La vie et ses réalités…..
 » Un côté ça marche, un côté ça ne marche pas « 
Après l’épreuve des mouchoirs pour éponger les larmes versées, les lecteurs sont invités à envoyer leur avis par sms, des avis qui rejoindront une demi-page du prochain numéro.  » Le fait de pouvoir donner leur opinion sur les drames sentimentaux des autres compte beaucoup pour les lecteurs, qui s’en donnent à cœur joie « , révèle Amani Yao. Dans ce déballage d’intimité où la conquête de l’être aimé empoisonne la vie autant qu’elle vénère le recours aux armes non conventionnelles comme les sortilèges, l’invraisemblance des récits est un piment indispensable pour bien digérer ces sortes de chroniques. Les détours chez les marabouts, avec leur cortège de potions secrètes, ne sont pas en reste dans ce qui est présenté comme de vrais témoignages, expédiés par courriel ou recueillis au téléphone. Bony Gervais, manager des médias, directeur général des Éditions Mini Presse, a dit sa surprise d’apprendre qu’il existe un filtre dénommé  » Un côté ça marche, un côté ça ne marche pas « , à cause de son pouvoir à rendre le mari volage impuissant au seuil de la  » consommation « , tandis qu’il retrouve cependant toutes ses sensations sur le lit légitime.
 » Les histoires développées dans ces journaux sont des histoires dont on a entendu un jour ou l’autre parler, souvent de façon différente « , explique l’un des rares professionnels présent dans ce secteur, avec le journal Confessions.  » Réduire le lectorat de ces supports aux coiffeuses, aux vendeuses d’oranges dans la rue en passant par la serveuse de bar serait se tromper lourdement « , relève M. Bony. Ce que confirme un revendeur :  » Parmi mes acheteurs, il y a de nombreux étudiants « .
Des lecteurs issus de différents milieux qui sont avant tout séduits par le faible coût de ces publications. À cela s’ajoute peut-être la relative défiance d’un large public vis-à-vis de la presse, indexée comme la cause des grands soucis du pays. L’hypothèque de la défiance pèse sur les journaux d’informations générales, coupables selon certains d’avoir joué avec le feu, mieux, de l’avoir appelé par le jeu funeste des titres incendiaires. Gervais Boniface a bien essayé de mettre son professionnalisme au service de son petit journal mais le retour du bâton a été sévère.  » En plus du format classique qui ne facilitait pas la tâche aux revendeurs, les gens boudaient ce qu’ils voulaient disqualifier en le nommant journal « , témoigne-t-il. Une expérience amère soldée par un retour tonitruant au menu confortable des sentiments. Malgré cette déconvenue, il croit dur comme fer qu’il y a un marché pour les journaux à cent CFA que les professionnels de la presse devraient examiner sérieusement, pour ne pas laisser ce secteur échouer dans les mains des gens sans formation. Des journaux politiques à cent CFA faits par des personnes qui ne savent rien de l’éthique et de la déontologie seraient en effet des barils de poudre permanents.
En attendant ce changement de cap, ce marché est dominé par des jeunes qui ont fait leurs armes de vente à Edipresse, l’unique société de distribution des journaux en Côte d’Ivoire. Ils ont réussi à mettre sur pied un secteur informel très dynamique. Désormais, quiconque veut prospérer dans ce type d’activités doit s’adresser à eux.  » Nous adaptons nos journaux en tenant compte des suggestions de nos nombreux lecteurs « , indique Martial Yapo Yapo, l’un des précurseurs de ces supports, directeur de publication du Livre du cœur. Pour cet ancien élève d’un lycée artistique, le seul de sa génération à avoir accepté de nous parler, la bande dessinée est appelée à prendre une place plus importante dans son journal.  » Ce sont nos illustrations que les gens aiment bien « , précise t-il. D’où son choix d’une meilleure rémunération des dessinateurs, des piges supérieures à ce que gagnent les journalistes, ces derniers étant employés notamment pour animer les potins et pour réécrire les histoires. Au sujet de leur mauvaise presse au sein de la corporation, celui qu’on baptise Yapsi dans le milieu assimile la guéguerre qu’on leur mène à une fausse querelle :  » Un artiste vend son art au prix qu’il veut. Quand on va dans les expositions, les tableaux n’ont pas le même prix « , assène-t-il. L’arbitre suprême reste selon lui le public, qui saura faire le bon tri parmi tout ce qu’on lui glisse sous les yeux.
Pour sa part, le Conseil national de la presse (CNP) a enjoint depuis un an ces journaux sans récépissé ni siège social à vite se conformer à la loi, en devenant des entreprises de presse. Pour cueillir le récépissé, les jeunes propriétaires ont eu l’idée ingénieuse de se mettre sous la tutelle de maisons d’édition déjà existantes, qui obtiennent pour eux le fameux sésame, synonyme de répit. Le patron de la maison d’édition reçoit ainsi chaque semaine une rétribution assez confortable pour lui enlever l’envie de créer lui-même son propre support. Un contrat alléchant qui dispense aussi de jeter des coups d’œil inquisiteurs à l’intérieur du journal.  » J’ai refusé de tomber dans ce créneau « , souligne Gervais Bony, qui avait été approché dans ce sens. Le contrat avec le seul journal qu’il a accepté de placer sous sa tutelle stipulait d’ailleurs un changement profond des rubriques, sans pour autant toucher au menu le plus prisé. Autre souci de professionnalisme, la présence d’un correcteur pour se distinguer de ces journaux saturés de fautes d’orthographes et grammaticales. Chose rare dans le milieu, il a un siège social.
Car c’est de notoriété publique que ces organes n’ont pas de siège social. L’informel est leur sanctuaire. L’impossibilité de les rencontrer semble donc logique : depuis le communiqué émis par le CNP qui entend les mettre au pas, s’est engagé un jeu du chat et de la souris qui rend suspect tout désir de rencontrer ces jeunes responsables de journaux. Se sentant traqués, ils préfèrent gagner leur pain sans trop attirer les yeux sur leurs activités.
 » Ce sont des journaux pirates, sans siège social, qui travaillent au noir et en plus, ce sont nos histoires qu’ils copient ; ils nous mènent une concurrence déloyale « , soupire Narcisse K, rédacteur en chef de Go Magazine, l’hebdomadaire le plus vendu en Côte d’ivoire. S’il peste contre ces publications, c’est bien parce que le sien a assis sa réputation sur les histoires de cœur, que ces journaux ont récupérées à leur profit. Même si Go Magazine occupe toujours le premier rang, il a dû céder des parts de marché aux petits formats. De 32.000 tirages, l’hebdomadaire oscille aujourd’hui entre 27.000 et 28.000. Pour lui, ces journaux ne sont rien moins que des réceptacles d’utopies qui s’inspirent des témoignages publiés chez eux pour les habiller différemment.  » Les gens viennent ici avec leurs douleurs, ils nous rendent compte de ce qu’ils ont vécu et nous nous chargeons de publier ces témoignages poignants. Quand ces victimes découvrent par la suite que leurs histoires sont reprises dans d’autres journaux qui les déforment, leurs douleurs s’amplifient « , assure-t-il. Une méthode qui entretient toujours, selon lui, des doutes sur la véracité des témoignages publiés dans son support.  » Leur procédé n’honore pas la presse ivoirienne « , déplore Narcisse K., qui croit que la disparition de certains de ces petits journaux signifie tout simplement leur hécatombe programmée, la mauvaise qualité de leur mise en page n’étant pas leur seule faiblesse.  » J’ai dû mal personnellement à les lire ; en plus, les mêmes histoires reviennent très souvent, d’un journal à un autre « , leur reproche-t-il. Déjà, d’autres voix s’élèvent au sein de la presse pour condamner ces nouveaux arrivés qui ont bouleversé le paysage de la presse ivoirienne. Une presse écrite qui fait sans doute face à ses pires moments depuis ses débuts. S’engouffrant dans ce filon sentimental, les hebdomadaires, eux, essaient de sortir la tête de l’eau en accueillant une rubrique dédiée à ces témoignages qui ont le vent en poupe.

///Article N° : 9424

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