Lors de ce samedi 17 décembre, nous avons assisté à l’émergence d’une parole longtemps dans les limbes de la République française, celle de l’engagisme avec son humanisme pluriel, ouvert, corallien. Oui, enfin, cette expression avait un droit de cité dans la France hexagonale et ultramarine, et ce, dans un lieu des plus symboliques du pays. Cet événement s’inscrit aussi en droite ligne, je me permets de le rappeler, d’événements précédents, dont le dialogue des cultures à l’Unesco en mai 2010, le discours sur l’engagisme de Navin Ramgoolam, premier ministre mauricien le 2 novembre 2011 et les récentes recommandations de la Commission Vérité et Justice à l’île Maurice, pays expérimentateur de l’expérience du travail salarié des « coolies » après l’abolition de l’esclavage dans cette île en 1834.
Si, dans la poétique de la coolitude, j’avais fait état du long chemin de patience des descendants des Indiens dans les concerts dissonants des pays d’accueil, c’était pour énoncer un fait significatif du vécu de l’engagé, celui de sa non-parole. Je rappelai que « le bon indien est un Indien muet », fait pour être un serf de la glèbe, une ombre qui plie, qui travaille, ne parle pas, et n’écrit pas, sauf pour les lettres aux siens restés aux pays vendeurs des bras marron. En ces temps de déni, l’engagé(e) abonde aussi en pétitions, pas en textes littéraires, dans un pays d’accueil qui le pousse à la marge. Sa « silente » stratégie d’ascension, il la doit à sa relation quasiment ombilicale avec la terre-mère, la maati, et il écrit en somme (dans) le paysage et les champs, et réussit à répliquer des semblants des villages de ses terres d’origine dans un milieu hostile. La douleur du silence, de la non-existence en sociétés créoles, le pousse à s’émanciper économiquement et par l’éducation. Il se replie sur ses rites, ses textes fondateurs. Il lutte en fourmi, et il sent, souvent, le rejet de ses frères d’infortune, les émancipés qui le perçoivent comme un intrus, un traître ou un complice du maître. Ce dernier, bien entendu, en bon vieux négrier « repenti », ne le traite pas mieux qu’un va-nu-pieds qu’il exploite pour ses cultures sucrières ou autres.
Dans cet océan de plaintes ravalées, de marronnages, de vagabondage, de révoltes, de suicide par nostalgie, il y eurent certes des Adolphe de Plevitz (qui provoqua une enquête royale à Maurice en ces temps amers) et son alter ego guadeloupéen, Henri Sidambarom, à qui j’ai rendu un hommage, le premier au niveau national pour ce tribun et défenseur de la cause des descendants des engagés dans ce lieu symbolique par excellence de la République française. J’ai aussi rappelé la fraternité du grand Césaire dans cette parole pour les damnés de la terre
Car il s’agissait, d’emblée, de poser cet exercice de la parole revivifiée sous le signe de la diversité de l’humanisme qui anime nos consciences depuis plus de vingt ans. M. Claudy Siar, délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer, dans son discours inaugural, avait dit qu’il souhaitait que cet événement pût ne pas reprendre le communautarisme que l’on attache aux revendications des descendants d’Indiens. Lui succédant, je renchéris en disant que la parole que nous faisions entendre à la Salle Colbert est ouverte, plurielle, fraternelle, et espérais que cet esprit sera bien entendu, partagé par les tenants de la créolité, dans un esprit égalitaire et de construction commune d’un bien vivre-ensemble dans la diversité républicaine.
Sidambarom fut ce descendant d’engagés qui milita pour l’accession des personnes d’origine indienne à la nationalité française, défendant lui-même leur cause en avocat autodidacte, et traversant dix-neuf ans de luttes patientes, pour déboucher sur un succès historique en 1919. Un homme tenace, qui méritait ce coup de chapeau à l’Assemblée, sans aucun conteste. Je rappelai qu’il symbolise pour moi l’épitomé du pétitionnaire – car l’Indien est légaliste dans l’âme – qui est le personnage hiératique par excellence, car il écrivait pour le respect des lois – de la lutte des engagés pour la reconnaissance et la dignité. Il est intéressant de signaler que dans le cas des engagés, Victor Schoelcher, qui appartenait au groupe des républicains avait pratiqué de l’empathie différentielle en prônant l’abolition de l’esclavage et niait à l’engagé, l’autre exploité du système capitaliste et colonial féroce de l’époque, la même défense au nom de l’humanisme. Hiatus incompréhensible, s’il en est ! Mais fait significatif qui indique combien, dans le terreau des Antilles françaises, la souffrance des « Zindiens » fut mise en berne, ce qui explique cette situation en chiens de faïence qui perdure entre descendants d’esclaves et d’engagés dans ces îles. A contrario, je rappelai le rôle exemplaire d’Adolphe de Plevitz sur le versant mauricien, mettant en pratique les idéaux des abolitionnistes, sans distinction d’ethnie ou de statut socio-juridique.
Mots d’un dialogue salutaire et d’une profonde espérance
De nombreux intervenants prirent la parole dans ce colloque animé par Éric Rayapin, parmi lesquels Dêva Koumarane, Antoine Bonnane-Saïd, Francis Ponaman et Juliette Smeralda, de longue date investis dans l’histoire des engagés en Guadeloupe et Martinique. Intervenant sur les conditions de transport des engagés à bord des coolie ships, Gilbert Ponaman évoque la date de 1848, où l’industrie sucrière s’effondre dans le bassin caribéen. C’est en 1852, cependant, qu’est pris le décret pour l’introduction des engagés indiens des colonies françaises. Et le 25 décembre 1854 arrive l’Aurélie, le premier bateau chargé de coolies qui débarque aux Antilles françaises. Suivirent quatre-vingt-treize convois et l’arrivée de 42 000 Indiens en Guadeloupe voulant se relever du manque de main-d’uvre provoqué par l’abolition de l’esclavage et le refus des émancipés de revenir au travail de la terre, source de tant de stigmates, et l’on le comprend aisément. Ponaman a raison de mettre en exergue les différences entre le coolie trade et la traite négrière. Notamment que les coolie ships étaient contrôlés, que des enquêtes furent initiées, qu’un médecin fut affecté à bord, que des rations alimentaires furent prescrites, même si souvent ces précautions furent foulées au pied d’anciens capitaines négriers tellement habitués à terroriser leurs cargaisons humaines, qu’elles fussent de bois d’ébène ou de bois marron. Le terme « navire maudit » fut bien approprié pour qualifier ces navires de la honte, si révélateurs du traitement du colonisé à l’époque. Donc, il ne fut jamais question d’une croisière de luxe sur ces négriers reconvertis pour le convoi des coolies en Guadeloupe et Martinique. Les transporteurs eurent à cur à minimiser la mortalité par rapport aux primes par tête d’engagé ou contractuel ramené en vie au pays d’accueil, et non pas par humanité pour ces exploités, victimes involontairement consentantes d’un système d’exploitation qui devait s’internationaliser au 19e siècle. La prévalence de ce système à Maurice, en Afrique du sud, à Fiji, aux Antilles, aux Amériques, en Malaisie et ailleurs, je le souligne, devrait nous inciter à adopter une visée systémique (vision partagée avec Juliette Smeralda) et non parcellaire du phénomène de l’engagisme, même s’il nous convient de contextualiser cette pratique de salariat entre l’esclavage et le travail moderne. Il est intéressant aussi de rappeler la centralité du voyage océanique dans ce voyage des Indes aux terres d’accueil, car du bateau naissent de matrices prégnantes de significations dans les négociations d’identités aux pays d’arrivée.
De son côté, Juliette Smeralda, a tenu à mettre en lumière les oubliées des oubliés, les femmes d’origine indienne, engagées aussi et souvent à l’ombre de leurs compagnons, et tout aussi ostracisées dans le monde colonial et dans l’univers plantationnaire. Et de déplorer que du côté francophone, les femmes coolies n’aient pas été l’objet d’une réelle curiosité scientifique. Il m’importe de souligner que deux thèses, l’une par Véronique Bragard et l’autre par Shivani Gurunathan explorent ce paradigme, dégageant des champs potentiels d’études à explorer. Je souligne aussi, dans le sillage de ces travaux, qu’une double colonisation s’est opérée, car la femme a été dominée et par le système qui la reléguait à un rôle peu enviable de petites mains, et par le compagnon et/ou le mari qui la rabaissait à une sous-humanité, car Juliette Smeralda fait ressortir que le code de conduite sexuelle était inflexible dans la sphère domestique privée patriarcale qui favorisait la promotion du mâle.
Il existait donc une quasi-invisibilité de la femme engagée, qui a aussi eu un accès tardif à l’éducation. Cet état de faits trouve aussi racine dans les Indes du 11e siècle où les invasions destituent la femme et lui donnent une position cloîtrée, ce qui tranche avec la situation d’égalité qui prévalait avant.
Smeralda cite l’étude de Verene Shepherd qui souligne le manque d’objectivation de la femme engagée, et celui de la femme coolie intériorisée. Il est dès lors important de reconsidérer la construction exogène de celle-ci. Il est à rappeler que les femmes étaient recrutées davantage pour des raisons sociales que pour leur force de travail. Le recruteur était moins payé pour l’apport d’une femme, ce qui la dévalorisait de facto.
Le roman de Dabydeen The Counting House (Terres Maudites, 2003) illustre bien cela. La femme négocie sa présence comme support de jouissance du mâle et la monnaie pour s’assurer une place dans la société. Il n’y a aucune solidarité avec le mâle. Elle demeure une éternelle concubine aux Antilles car l’autorité coloniale ne reconnaît pas le mariage entre engagés. L’engagée dépend donc du système paternaliste. Il est important de dire que dans le bassin caribéen, l’homme engagé aussi est secondaire, comme le démontre la littérature. Il est souvent perçu comme une créature d’ailleurs, dans les limbes. Ce n’est que ces dernières années qu’il assume un statut romanesque à part entière aux Antilles.
Toutes celles et tous ceux présents à la Salle Colbert ce samedi, à l’Assemblée nationale, partagent le même sentiment d’avoir pu donner à entendre et à appréhender un discours longtemps demeuré aux marges des théories, perceptions et visions de sociétés actuelles, car peut-être aussi le dernier à émerger dans la chronologie des mises en relation dans le cadre des sociétés nées de la taylorisation internationale du 19e siècle. Et dont la poétique reflète la complexité et la mise en présence entre les différents groupes humains dans de nombreux pays, par-delà les mers, et ce, essentiellement par l’esclavage et l’engagisme. Il serait salutaire de voir cette initiative menée par l’Association Agir Ensemb et sa présidente Jennifer Pelage continuer dans cette voie d’une « France de toutes les couleurs ».
24 janvier 2012.///Article N° : 10621