« Disiz, c’est moi »

Entretien de Virginie Brinker avec Serigne M'Baye Gueye, alias Disiz

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À l’occasion de la sortie, le 3 mars prochain, de Transe-Lucide, troisième volet de la trilogie dédiée à la « lucidité », après Lucide et Extra-lucide en 2012, Disiz revient sur ce concept, synonyme pour lui d’ « authenticité ».

Loin des « punchlines carambars » et « [d]es jeux de mots à la Maître Capello » qui font la fortune d’un certain rap aujourd’hui, et renvoyant dos à dos le « rap conscient » et le « rap bling » dans le single « Rap Genius », le « style Disiz » s’avère cependant difficile à définir. S’agit-il d’un « rap utile », comme le suggère le même morceau ? Et que peut-on entendre par là ? Ou bien d’un documentaire lucide du réel, comme l’indique « Banlieusard syndrôme », le deuxième morceau de l’album ? Il semblerait plutôt que ce style repose avant tout sur l’affirmation de tout un parcours, de Poisson rouge(1) à Transe-Lucide, en passant par Dans le ventre du crocodile(2) ; à l’image de la métaphore du lotus qui ouvre l’album (« cette fleur qui pousse dans le limon, traverse l’eau et s’épanouit au ciel »). Un parcours éclectique et parfois chaotique, donc, mais toujours « assumé » : je dirais que mon style à moi c’est d’être authentique et d’oser parler de tout, de mes forces et de mes faiblesses. Je pense que mon style est là : oser prendre le risque de rater, d’être moche ou d’être maladroit […]. Quand t’es trop dans la mégalomanie et quand tu as une image de toi disproportionnée, tu ne peux pas être dans la lucidité. C’est la même chose si tu ne te regardes pas avec assez d’amour. La lucidité c’est savoir voir que t’es quelqu’un de normal et que tu assumes ta part de faute et ta part de force. »
D’ailleurs, lorsqu’on lui demande de se définir en tant qu’artiste en trois mots, Disiz évoque les mots suivants « naïfs, sensible et… déterminé, non kamikaze(3) « . Ces qualificatifs valent pour lui autant pour l’homme que pour l’artiste car il ne voit pas son métier d’un point de vue extérieur, l’appréhendant, aujourd’hui en tout cas, sans aucune « schizophrénie » et se refusant à « jouer un rôle » : « Disiz, c’est moi ».
Complexité revendiquée
Ce « moi » cultive d’ailleurs la richesse et la complexité de toutes ses facettes identitaires et musicales, dans un album tout en contraste, si l’on rapproche, par exemple, « Banlieusard Syndrome », « Kamikaze », ou « Complexité française », des morceaux aux influences et aux discours très différents. Mais cette complexité revendiquée vaut aussi, peut-être et surtout, comme modèle social. « Mon identité est non identifiée », « je suis c’que j’veux « , « je me suis échappé de tous vos ghettos(4)  » chante d’ailleurs l’artiste dans un morceau lourd de sens, « Complexité française ». Le fait que chacun assume ses « identités plurielles » constituerait ainsi une étape nécessaire pour aller vers les autres et, pourquoi pas, vivre ensemble ou plutôt mieux vivre ensemble, parce que « vivre ensemble » c’est très compliqué dans l’absolu d’y arriver vraiment, c’est même, je pense, impossible. Mais ce n’est pas parce que c’est impossible qu’il ne faut pas se battre pour essayer d’atteindre cet idéal, parce que ça ne peut qu’améliorer le quotidien. Déjà quand on vit en couple, il y a déjà des choses qui ne vont pas, on passe par des hauts et des bas, mais ce serait pire si les deux personnes du couple étaient exactement les mêmes, faisaient la même chose tout le temps, si elles étaient identiques. Ҫa ne marcherait pas. Ce qui fait la force d’un pays, c’est justement le fait d’arriver à accepter l’autre avec ses vraies différences. Ce que je déplore, l’idée que certains ont d’ « assimilation ». Pour eux, il y a ‘un’ modèle français, auquel il faut correspondre. Mais qui définit vraiment ce qu’est le modèle français ? De quand parle-t-on ? Parce que le modèle français d’avant la colonisation, le modèle français d’avant la guerre, ou celui d’il y a deux siècles ne peuvent être considérés que comme des étapes et non quelque chose de figé. Quelqu’un, par exemple, qui a participé au combat pour la France, prenons un tirailleur sénégalais, et dont les enfants sont nés ensuite sur le sol français, ils sont autant français que nous. Pourtant certains le sont différemment. Certains sont musulmans, certains ont un autre bagage culturel. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On les exclut ? Mon propos aujourd’hui est que je ne demande plus l’autorisation à qui que ce soit, je suis ce que je veux, je suis français comme je veux, du moment que je reste dans les lois de la République, mais je suis français comme je veux.
Vivre-ensemble et lucidité
Plus largement, alors qu’il écrivait déjà dans Les Histoires extraordinaires d’une jeune de banlieue, « Ma génération, c’est « pense vite », « mange vite » et « baise vite » / Ne réfléchis pas, regarde la pub, et achète vite(5) ! », le morceau « Rap Genius », huit ans après, se fait l’écho des mêmes préoccupations : « Et ma question préférée : qu’est-ce qu’on va faire de toute cette jeunesse, qui vit en accéléré, veut faire du chiffre à toute vitesse »… ce qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, son second roman, René proposant une immersion dans la vie des jeunes d’un quartier, avec une contre-utopie électorale en toile de fond. Face à cette question lancinante sur laquelle échouent inéluctablement les politiques, Disiz propose un changement de regard :Je n’ai pas de réponse. Par contre, la première proposition serait que l’on écoute plus ces jeunes-là et que l’on fasse davantage l’effort d’aller au-delà du premier abord, c’est-à-dire au-delà parfois de certaines fautes de français ou de certaines façons de s’habiller, pour qu’on arrive à voir que derrière, il y a juste des conditions sociales qui poussent des jeunes à être comme ça, sans faire d’angélisme. C’est à ceux qui ont eu, ou ont, plus de chance, ou du moins, à ceux qui ont plus d’armes intellectuelles, de faire l’effort, parce que les autres, ils ne pourront pas le faire, cet effort. Donc la première solution est de faire un pas vers ces gens-là, les écouter et surtout arrêter d’être hypocrites. Que chacun arrête de voir son petit pré-carré, son petit bonheur à soi, parce que sinon, tôt ou tard ça va péter.
Réaffirmer la nécessité des liens humains, quoi qu’il en coûte, voici sans doute l’un des leit motiv poétiques de Disiz, une nouvelle fois scandé dans le morceau « Luv » de Transe-Lucide. En effet, le rôle assumé que joue l’amour, au sens noble du terme, dans ses morceaux ou ses romans, correspond à l’une des spécificités du rappeur. Et lorsqu’on lui demande s’il est selon lui grand temps de réhabiliter cette valeur, il préfère évoquer le fait de la déringardiser, parce que c’est associé à de la faiblesse, à de la sensiblerie, à du sentimentalisme, sauf que quand on exclut tous ces liens-là, tout cet aspect de l’homme, on en vient au régime de Pol Pot, au fait de tout briser, la famille, ton père, ta mère ; on en vient à des choses complètement aliénantes. C’est pour ça que je parle d’être kamikaze aujourd’hui, parce que parler d’amour, de manière sincère, pas de manière cynique pour vendre des disques, mais de le dire vraiment et avec des phrases fortes, je pense que c’est un combat qu’il faut mener, ça, j’en suis sûr et certain.
Tout en lucidité, Disiz propose avec Transe-Lucide un album contrasté, dont les oppositions font paradoxalement l’équilibre. Le discours sur le fond, lui, n’a pas changé. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Sans mièvrerie, mais avec détermination, Disiz brave les jugements et les préjugés, réaffirmant hautement les valeurs auxquelles nous devrions tous croire pour trouver, auprès les uns des autres, une forme d’apaisement. « La lucidité, c’est la mesure en fait ».

1-Premier album solo en 2000.
2-Album rock sorti en 2010 sous le nom de Disiz Peter Punk.
3-Du nom du 4e morceau de l’album.
4-Pour en savoir plus sur ce point, voir Virginie Brinker, « Jeux de regards et identités plurielles – des faux-semblants à la lucidité, chez Disiz, rappeur et romancier », in Anne Bocandé (dir.), La Marche en héritage. L’héritage culturel de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983-2013), L’Harmattan, « Africultures », janvier 2014, ISBN 978-2-336-29944-0.
5- « Fuck you (part 1) », Les Histoires extraordinaires d’un jeune de banlieue (2006).
///Article N° : 12088

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© Anglade Amédée





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