Säb, Nëggus, Apkass, Edgar Sekloka et Gaël Faye, ont tôt fait le choix des arts, le choix des mots, comme armes miraculeuses pour dire, décrire l’indicible. Ensemble ils forment le collectif de slam Chant d’Encre, à la suite de leur communion dans une pièce de théâtre montée pour commémorer les dix ans du génocide des Tutsi au Rwanda, L’Eclipse des 100 jours : « il est des voix pour qui parler au nom des autres est un devoir », tonnait Nëggus. Leurs voix rebelles résonnent, elles appellent à la mémoire en partage, invitant au dialogue des langues, des imaginaires et des peuples, et au refus de l’indifférence. Alors il s’agira toujours d’écrire et dire, contre l’oubli, écrire encore et toujours. Et dire aussi. En souvenir du futur. Écrire pour entretenir la flamme de nos âmes, accorder son chant à l’espoir qui se rêvait déjà au-dessus des champs de canne et de coton. L’espoir qui s’élevait, au-dessus des camps de béton. L’espoir qui se rêve et s’élève encore. Et toujours. Là-haut, près du soleil. Des indépendances. Ibuka.
Je vis au rythme des saisons
Au son des chants qui rythment le travail harassant
Je ne connais que la terre que je ratisse
La sueur qui m’inonde,
Le soleil qui tisse
Sur les dos nus sa toile de brûlure
J’entends murmures, ahanements
Sisyphe s’est fait paysan
Corps efflanqués, visages osseux
Regards ahuris
Les yeux des hommes, injectés de sang
Reflètent, vitreux,
Les silhouettes voûtées des femmes
Qui ploient d’épuisement
L’air s’en amuse,
Entame une danse du labeur
Ondule au tempo de la chaleur
Entraîne dans sa transe un paysage devenu derviche tourneur
Une danse de possédé,
Transe de la subsistance
Dont on ne réchappe qu’à la nuit tombée
A l’ombre des masures,
Dans la fraîcheur des tôles rouillées
C’est le temps du repos,
Un court répit qu’étrangle l’aube
C’est le temps du repas,
Où l’homme se fait vache et rumine,
De vieilles légendes, de solides rancunes
C’est le temps des chansons
Entre deux prêches de haine
Des crachats entre deux gorgées de bière
C’est le temps d’une radio qui annonce le grand soir,
C’est la nuit,
Le temps où l’on me repose
Puis naît le premier des cent jours,
Dans un éclair qui déchire le ciel
Une pogne calleuse m’empoigne
J’en sais la moindre strie,
La moindre humeur
Elle répond à l’appel de la patrie,
Aux ordres de l’agonie
Ils viennent d’en haut, d’en bas, d’à côté
Ils sont coordonnés
Ils cernent l’âme,
La parent de lâcheté, la drapent de folie
En extirpent l’humanité
Un monde s’effondre,
Les logiques s’inversent
Les champs deviennent cimetières,
Les écoles mouroirs,
Les églises abattoirs
Les fosses fleurissent à flanc de colline
Comme autant d’insultes à la vie
Et moi, je luis, étincelle,
Mon tranchant, victorieux de la chair
S’exécute à l’allongée du bras
Une lame ne pose pas de question, elle tranche
Et la femme s’allonge,
Et le nourrisson roule auprès de sa mère
Y clore le cycle de sa courte existence
Et la vieille implore,
Supplie, achète la brièveté de la mort
Broussaille,
Manioc,
Zébu,
Nourrisson
Je laisse aux hommes le soin de la hiérarchie,
La conscience du poids de la vie,
L’affirmation de sa valeur
Je ne suis qu’une âme de métal
Sans libre arbitre
Habile à défricher, à faucher
Indifférente à la sueur, au sang
Le témoin privilégié du renoncement des hommes
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