« Petit Pays » n’est pas seulement le titre d’une chanson de l’album Pili pili sur un croissant au beurre de l’auteur-compositeur-interprète Gaël Faye. Le chanteur poète en fait le titre de son premier roman. En référence au Burundi, pays où il a grandi, cette uvre fictionnelle a des nuances autobiographiques. Un récit d’une enfance confrontée à la maturité précoce et cherchant tendrement à faire face à l’Histoire.
Milieu des années 1990. Gabriel, dit Gaby, 12 ans, vit au Burundi. Il observe sa petite sur, Ana, dessiner des villes en feu, des soldats en armes, des machettes ensanglantées, des drapeaux déchirés. Entourée de feutres et crayons de couleur, elle met en image la réalité l’entourant. Personne n’y trouve rien d’étrange ou de troublant.
Mais avant que cela paraisse normal il faut retourner en arrière d’une année, à l’enfance mise peu à peu en exil, thématique-clé de ce premier roman de Gaël Faye. Nés et ayant grandis dans un quartier résidentiel de Bujumbura, Gaby et Ana sont des enfants métis, d’une refugiée rwandaise et d’un Français installé depuis des années. Leur enfance postcoloniale, partagée avec les voisins du même âge, est dominée par une plongée constante dans la nature, par les jeux et par la complicité d’une bande de copains, de vols de fruits dans les jardins voisins, de cigarettes fumées en cachette, de récits d’histoires sensationnelles. Une enfance protégée au cur de familles aisées, vivant la richesse de la double culture, mais parcourue aussi par les contradictions héritées du passé colonial. Les Européens qu’on croise dans Petit pays comptent bien rester en Afrique, comme le montre l’affirmation du père de Gaby : « Ici, nous sommes des privilégiés. Là-bas, nous ne serons personne« , mais cette pensée n’est pas partagée par la mère du jeune héros, qui ne cesse de montrer l’envers du décor burundais, en faveur d’un déménagement en France : « Quand tu vois la douceur des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t’émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux« . Le paysage est en effet prégnant dans Petit pays où on observe la surface changeante du lac Tanganyika. On randonne dans la forêt de la Kibira, on déjeune face aux hippopotames, on côtoie ceux qui partent à la chasse aux crocodiles et il n’est pas nécessaire de s’éloigner de la maison pour écouter un perroquet chanter la Marseillaise ou sursauter face aux scolopendres et aux chauves-souris. Ce roman nous promène dans des jardins riches de manguiers, ficus, eucalyptus, bougainvilliers, hibiscus et orchidées sauvages.
Mais derrière le décor paradisiaque, peu à peu les premières failles. D’abord la dualité interne au cocon familial s’intensifie jusqu’à la séparation du couple, moment qui détermine la première blessure dans la vie de Gaby : le jour où sa mère quitte la maison, son petit doigt déchire le voile qui le protège depuis toujours des piqures des moustiques. Dès lors un double registre narratif s’instaure. Tout ce qui caractérise la vie quotidienne de Gaby et de son entourage reflète l’Histoire que son pays traverse. Il y a un « avant » et un « après » le déclenchement de la guerre civile au Burundi, conflit provoqué en 1993 par l’assassinat du premier président Hutu du pays. Peu à peu, la Peur devient le fil rouge. La violence prégnante arrive par étapes, sournoise et grandissante. Si un jeune voisin cherche à noyer Gaby et un ami, si un membre de la bande du quartier se tatoue FPR sur l’avant-bras en se grattant l’épiderme jusqu’au sang ou si à l’école les massifs de bougainvilliers on été remplacés par un haut mur en brique, c’est que les élections démocratiques, dans un pays majoritairement hutu, ne sont pas acceptées par l’armée Tutsi. C’est que les coups d’états s’enchaînent en faisant de la politique une affaire ethnique et en reflétant la situation du proche Rwanda où le génocide des Tutsi de 1994 commence le lendemain de l’assassinat des présidents Hutu rwandais et burundais. Et c’est que les puissances occidentales se sont faites complices silencieuses de la descente au enfer des villages ravagés, incendiés, des élèves brulés vifs à l’intérieur des établissements scolaires, des exécutions sommaires dans la rue, des abus policiers et des milices ethniques rependant la terreur.
« Pendant la projection de Cyrano de Bergerac on a même entendu un élève dire : « Regardez c’est un tutsi avec son nez ». Le fond de l’air avait changé. Peu importe le nez qu’on avait, on pouvait le sentir ».
Et dans tout ça Gaby, qui aurait aimé rester neutre, s’extirper, ne pas voir ni savoir, assiste à la profanation de l’impasse de son quartier, ce havre de paix où il se retrouvait avec les copains et qui finit par devenir un lieu de mort. Le seul refuge possible devient alors les livres qu’une voisine d’origine grecque lui prête le long des mois de carnage. Une bouffée d’oxygène, de liberté et d’évasion. Ce qui permettra au protagoniste, une fois adulte, de raconter une histoire où celui qui s’appelle Innocent est surtout coupable, où le jeune le plus cruel peut devenir un pasteur évangéliste et où les animaux domestiques des Occidentaux sont rapatriés avec leurs maîtres pendant que les Tutsi et Hutu se font massacrer chez eux.
Voilà pourquoi Ana dessine avec des crayons de couleur et Gaby replonge dans son enfance avec ce récit: pour avoir son image à montrer, son mot à dire. L’auteur nous apprend que pour survivre à l’horreur il faut savoir garder un brin d’évasion et de sublimation en soi. Car même si « la poésie n’est pas de l’information [
] c’est la seule chose qu’un être humain retiendra de son passage sur terre« . Signé Gaël Faye.
(1) Front patriotique rwandaisPetit Pays. Grasset. Aout 2016///Article N° : 13712