Afri’ Festival : Belleville Citoyenne

Gaël Faye rappe l'exil et le métissage

Entretien d'Anne Bocandé avec Gaël Faye
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Décollage immédiat pour un voyage entre Paris et le Burundi. Pour son 1er album solo, le rappeur franco-rwandais Gaël Faye retrace, à travers son histoire personnelle, un parcours d’exil avec la guerre civile comme toile de fond. En attendant la sortie officielle de Pili Pili sur un croissant au beurre le 24 septembre 2012, l’artiste, sera en concert lors du [festival Belleville Citoyenne] mais également à la Maroquinerie (Paris XXe) le 19 juin 2012. Rencontre avec Gaël Faye qui s’est fait connaître avec le projet [Milk Coffee & Sugar] avec Edgar Sekloka.


Gael FAYE par afriscop-africultures

Le 24 septembre prochain, vous sortez votre premier album solo, dont 5 titres sont disponibles dès le 18 juin. Est-ce la fin de Milk Coffee & Sugar, votre duo avec Edgar Sekloka ?
Non pas du tout. Edgar a aussi des projets annexes avec ses romans. Ce nouvel album est mon roman à moi. Mais Edgar était là à toutes les étapes de Paris à Bujumbura. Avec Edgar, nous fonctionnons comme un groupe, comme un couple, comme un collectif. 6D Production qui produit Pili Pili sur un croissant au beurre est notre label indépendant.
Vous définissez ce nouvel album comme autobiographique. Qu’est-ce que cela signifie ?
J’ai voulu revenir sur un parcours d’exil que je n’avais pas compris. J’ai eu l’impression d’être déraciné du Burundi lors de mon arrivée en France, à 13 ans. Pendant plusieurs années, je n’ai pas compris tous ces chamboulements. Cet album est en quelque sorte mon Cahier de retour au pays natal.
Quel est le cheminement d’un artiste pour décider un jour d’écrire sur lui-même ?
Je suis arrivé à l’écriture par un questionnement sur ma vie. J’ai écrit mes premiers textes pour conjurer la situation dans laquelle j’étais quand je vivais au Burundi, parce que c’était la guerre, qu’il y avait le génocide rwandais à côté, que d’un coup je ne comprenais plus du tout ce qui se passait entre Blancs, Noirs, Hutus, Tutsi.
Cet album est-il une sorte de psychothérapie d’un trentenaire nouvellement papa ?
Tous les artistes qui créent soignent toujours un peu des psychoses. Mais ce n’est pas la trentaine en particulier, j’aurai pu sortir cet album avant. Je porte les questionnements de cet album depuis plusieurs années. J’ai écrit le premier texte A-France en 2002. Mais ce n’est pas facile de faire un album de qualité. Il ne suffit pas d’avoir les textes. Il faut les mettre en musique, trouver la bonne équipe pour que l’album existe sur scène. Il était très ambitieux car je voulais le faire entre Bujumbura et Paris, et le réaliser entièrement avec des musiciens. Entre-temps il y a eu le projet Milk Coffee and Sugar et mon collectif Chant d’encre. Cet album je l’ai donc sculpté avec les années.
Pensez-vous que vous auriez écrit si vous n’aviez pas vécu cette histoire d’exil ?
Sans ce parcours d’exil, je n’aurais pas écrit. Avant, écrire ne m’intéressait pas. Je n’avais rien à dire. Ce que je raconte désormais est trop sérieux. Mes textes viennent d’une nécessité, d’une urgence. Mais après cet album Pili Pili sur un croissant au beurre, peut-être que je n’aborderai plus certaines thématiques. J’aurai toujours cette envie de raconter cet entre-deux culturel dans lequel je suis forcément. Mais la souffrance liée à l’exil, j’en suis un peu sorti grâce à l’écriture.
Avez-vous pu partager cette histoire avec votre famille ou était-ce tabou ?
Sur la chanson Pili Pili sur un croissant au beurre, je raconte l’histoire de mes parents avec dans le rôle du croissant au beurre mon père, et du pili-pili ma mère. Mon père est arrivé au Burundi dans les années soixante-dix, à 20 ans. Lyonnais d’origine, il avait décidé de faire le tour du monde à vélo. En passant au Burundi, il a rencontré ma mère et il s’est installé… pendant trente-cinq ans. Son rêve était de vivre l’aventure, de vivre en Afrique. Ma mère, réfugiée rwandaise au Burundi, voulait quitter la région parce qu’elle avait eu une histoire douloureuse. Donc en fait mes parents n’ont fait que se croiser. Moi j’ai grandi avec mon père français au Burundi. Ma mère est partie très tôt en France. Je l’ai rencontré à l’âge de 13 ans. Je n’ai pas donc pu partager cette histoire avec ma famille car chacun, individuellement a vécu les choses différemment. Ce parcours de vie m’a amené à l’écriture. À un moment donné je n’avais pas de réponse de mes proches. Il fallait que je les trouve moi-même.
Comment vous définissez-vous, de quelle nationalité ?
Ça dépend. Quand je suis en France je dis que je suis franco-rwandais. Quand j’étais à Londres, pour la première fois de ma vie, je disais que j’étais Français. Je pourrais aussi dire franco- burundais mais je ne le fais pas. Ma mère, réfugiée au Burundi, a ressenti beaucoup de rejets de la part de la société burundaise. Les Burundais les ont très mal accueillis. Les enfants devaient avoir des notes supérieures aux Burundais pour avoir les mêmes diplômes. Et puis nous vivions aussi dans le rêve de la terre promise. Les parents de ma mère ont été chassés du Rwanda et c’est la génération de ma mère qui a tenté de le reprendre par les armes faute de ne pas avoir pu la reprendre autrement comme je le dis dans le texte Hope Anthem. J’ai été fortement imprégné de cette identité rwandaise. Mais finalement le Burundi est mon pays. Quand j’arrive là-bas j’ai l’impression d’être à la maison. J’y vais chaque année.

Dans ce nouvel album, votre histoire vous entraîne à prendre des positions politiques, comme dans la question Président. Pensez-vous que toute œuvre est intrinsèquement engagée ?
J’essaie toujours que la petite histoire s’inscrive dans la grande histoire. Mon expérience personnelle est une ouverture pour comprendre des mécanismes plus globaux, des faits historiques, des traits de société. À l’instar de Frantz Fanon, dans Peau noire, Masques blancs, – dont la conclusion est certainement le plus beau texte que je n’ai jamais lu – « je ne veux pas enfler le monde de ma personne ». J’ai toujours cette crainte quand j’écris : je ne veux pas que ce soit du déballage nombriliste. Et en même temps j’ai toujours été touché par les artistes qui parlent d’eux pour aller vers autre chose. Quand on parle d’artiste engagé, il faut définir ce que cela veut dire : ce n’est pas du tract politique ou du slogan creux. C’est à travers une expérience, un regard sur le monde, qui dégage des vérités plurielles.
Est-ce que cela signifie que ceux qui n’ont pas un tel parcours de vie ont moins de légitimité pour prendre la parole ?
Tout le monde peut prendre la parole mais moi je suis touché quand je ressens dans l’œuvre que la personne l’a vraiment vécue dans sa chair. Je peux comprendre qu’on ait envie de s’emparer de sujets qu’on ignore. Victor Hugo a écrit Les Misérables en étant dans un hôtel particulier. J’ai fait sur Milk Coffee Sugar un texte sur les esclaves haïtiens, je n’en suis pas un.
Après cet album, qu’allez-vous raconter ?
Il y a tellement de choses à raconter. Avec Edgar, nous avons plein de sujets de conversations, qui sont déjà en train de construire un prochain album avec des questionnements écologiques, liés à la crise du système capitaliste… La sortie est prévue en 2013.
Un système capitaliste que vous avez côtoyé de l’intérieur pendant plusieurs années après des études de finance. Comment entre-t-on puis sort-on d’un tel système ?
Je n’ai pas eu l’impression d’être entré dans un système à un moment donné. Nous sommes tous dans le système. La question est de savoir si on en a conscience, si on a conscience des mécanismes et des rouages, de l’impact de nos vies sur celle des autres, de nos modes de fonctionnement sur la planète. Je voulais faire des études littéraires mais on m’a fait comprendre que c’était une voie de garage. Je me suis dit qu’il fallait être pragmatique, trouver un emploi. Je suis allé à Londres non seulement parce que dans la finance, c’était l’endroit où il fallait être. Et puis c’était l’époque où en France, on observait la montée du sarkozysme, Le Pen au 2e tour. J’avais intégré qu’en France je ne pourrais pas avoir la même carrière qu’à Londres. Être Noir à la City avec des dreads et être un super-trader ne posait pas de problème. Cela m’a plu. Mais j’ai vite compris que ce qui motive les gens, c’est la maximisation du profit ; peu importe si l’activité exercée est socialement inutile et néfaste.
Il n’est pas donné à tout le monde de prendre une voie alternative. Comment vous en sortez-vous en choisissant de vivre de la musique ?
À Londres, j’avais un assez bon salaire pour me payer des heures de studio. Mais à un moment donné, la question du sens émerge. Tout le monde est ok pour gagner moins d’argent s’il a l’impression que sa vie a un sens. J’ose espérer. J’observe deux catégories de personnes. Celles qui se lèvent le matin en se disant qu’elles vont créer quelque chose – pas forcément dans le sens artistique. Et puis celles qui se sentent emprisonnées. J’ai ressenti cela pendant des années. Je voyais autour de moi beaucoup de souffrance qui ne s’assume pas. Comment peut-on souffrir quand on a un boulot socialement valorisé, qu’on gagne bien ? C’est difficile de se plaindre. Mais quand je demandais à mes amis : « Est-ce que tu ferais ce boulot si tu avais un salaire d’infirmière ? ». Ils me répondaient : « Bien sûr que non ! »
Avez-vous trouvé votre équilibre financier à ce jour ?
J’ai la chance aujourd’hui de pouvoir un peu vivre de ma plume. Je ne sais pas combien de temps ça peut durer, ça va durer, ça va me plaire. Car après je n’idéalise pas non plus le monde artistique. Dans l’industrie de la musique, il y a des choses aussi pourries que dans la finance.
Vous êtes, depuis le début, autoproduit.
Cela a été notre gros combat avec Edgar et Thouria, notre manager. C’était important pour nous d’être indépendant, de pouvoir dire ce qu’on voulait et pouvoir imposer notre esthétique musicale. Venir avec des musiciens en faisant du rap, n’était pas évident quand on a commencé.
Vous vous inspirez plutôt du rap des années quatre-vingt-dix. Pourquoi ?
Je n’écoute pas beaucoup de rap car j’ai inconsciemment peur de prendre des rythmes et des rimes d’autres personnes. Mais il y a plein de gens bien. Les meilleurs ne sont pas forcément médiatisés. Par exemple Capitaine Alexandre, On a marché sur la lune, toute la scène du slam.
On se rend compte aussi que le talent est une part infime pour arriver à l’oreille des gens. Il faut faire autre chose que de la musique à un moment donné : créer un label, rencontrer du monde, avoir un tourneur… Avec internet, les gens zappent vite. Les titres que les gens connaissent sont ceux qui sont clippés. C’est un tout autre travail. La scène rap actuelle est beaucoup plus matérialisée qu’à mes débuts. Mais on le fait parce qu’il faut le faire, bien que twitter ne m’intéresse pas. Je trouve ça triste. Certaines personnes t’envoient de longs messages sur facebook mais ne viennent pas à la fin des concerts. « La révolution ne sera pas télévisuelle ». Un écran reste un écran. C’est un mur. Derrière un écran il y a toujours une forme de maîtrise. Cela déforme beaucoup de choses et fait aussi passer à côté de plein de d’instants. Les vrais moments de vérité restent le live, la scène, les concerts. Mais bon peut être que je suis un vieux finalement…
Et vous pensez que cette chance de vivre de la musique pourrait ne pas perdurer ?
Oui évidemment. À chaque fois que l’on fait un concert avec Edgar, on se dit que c’est le dernier. Cela nous permet aussi de garder une forme d’exigence. Ce n’est pas une angoisse c’est la réalité. C’est une manière d’être bien avec les autres, d’être bien avec soi. C’est une philosophie de vie. Chacun a la sienne.
Lors d’une interview à [Africultures], Bonga, l’un des invités de votre album, a vanté votre travail. Comment recevez-vous ces compliments ?
C’est incroyable. Quand des pontes citent un petit nouveau, c’est la pression. On peut dire que l’album a servi au moins à ça : à avoir une phrase comme celle-là. Le métier qu’on fait est assez étrange. On galère pendant des mois à trouver un peu d’argent pour enregistrer et puis parfois, du jour au lendemain, on tombe sur des gens qu’on admire depuis toujours. Quand on écrit son texte dans sa petite piaule, on ne se dit pas qu’un jour on va côtoyer des gens comme ça. Après il faut surtout garder les pieds sur terre et se dire « je ne suis rien du tout à côté d’eux ».
Vous retrouvez-vous dans le côté « révolutionnaire » dont parle Bonga ?
Le problème est que certains mots comme celui-ci ont été vidés de leur sens. Dans le premier album de Milk Coffee, Edgar a une très belle phrase sur la révolution : « je chante la Révolution. Non, non, pas celle-là mais celle du papillon, battre de l’aile et mourir à petits pas fuyants ». Pour moi, c’est ça la Révolution finalement : essayer d’exister.
Dans l’une des chansons de Milk Coffee & Sugar, vous dites d’ailleurs que vous vivez car vous voulez « laisser une trace, des chansons, un roman, un gosse qui porterait mon nom ».
C’est encore la conclusion de Fanon : l’important dans l’existence c’est d’y apporter la création. Par exemple, dans cet album Pili Pili sur un croissant au beurre, je parle de ma fille. C’est mon grand soir à moi, c’est ma révolution. Je riposte par la vie parce qu’un enfant, pour moi, peut être une forme de résistance. Depuis 1994, nous avons perdu pratiquement toute notre famille. Ma femme est Rwandaise aussi. Toutes nos familles ont été décimées. Dix-huit ans après, Isimbi, la petite perle, ma fille, a été la première naissance de la famille. J’essaie de lui expliquer dans cette chanson qu’elle porte malgré elle une histoire. J’espère que ce ne sera pas trop lourd. Le génocide est la folie ultime, d’imaginer qu’on peut décimer totalement des gens pour ce qu’ils sont. Alors quand un enfant naît après un génocide, c’est une riposte face à un programme génocidaire.

Votre femme a donc la même histoire que vous…
Elle est franco-rwandaise mais elle a grandi en France avec des parents qui lui ont transmis les deux cultures de manière saine, continue et apaisée. Elle ne comprend pas que je puisse me poser toutes ces questions identitaires, si je suis Noir ou Blanc. Elle me répond : tu es juste Métis. Les artistes, et notamment les écrivains antillais, m’ont permis de comprendre qu’il ne fallait pas nécessairement choisir un camp. Alors que mes parents et ma vie m’ont transmis deux blocs à chaque fois : « t’es Blanc et Noir », « tu es 50/50 ». En étant ado, il m’arrivait de vouloir jouer le Noir devant les Blancs ou le Blanc devant les Noirs, d’essayer de faire le caméléon et finalement de toujours avoir l’impression de mentir, surtout à moi-même.
Dans la chanson Métis de ce dernier album, vous questionnez cette identité en disant « mon métissage n’est pas l’avenir de l’humanité. »
En effet, le problème est que la question du métissage peut être rattrapée par le libéralisme économique. La frontière est ténue : on peut se dire qu’on est tous métis. Le risque est de tout diluer. Or quand on mélange tout, il y a forcément une position dominante, qui est sous-jacente. Il y a un multiculturalisme, pour moi, du marché, qui sert des intérêts financiers. Je ne suis pas béat devant le métissage, comme si c’était ce vers quoi on devait tendre. Je pense que les frontières sont nécessaires pour la construction des peuples. C’est important d’avoir un point d’ancrage. Il ne faut pas que les racines nous empêchent de marcher mais elles sont quand même importantes. J’ai souffert que ma mère ne m’ait pas transmis la langue, le kinyarwanda. Mais lorsque je suis né, elle voulait faire table rase de sa culture parce qu’elle en avait souffert. La culture s’entretient et se transmet. Cela n’empêche pas d’avoir des identités protéiformes. D’ailleurs il y a des références intéressantes dans l’ouvrage de [Pascal Blanchard, Noirs de France]. Au-delà de « Noirs de France« , ce que je trouvais intéressant dans le titre, c’est « 300 ans de présence noire en France ». Ce n’est pas du communautarisme de dire ça. Il y a une réalité et cela peut aider de dire les choses. Cela apaise.

1. À retrouver sur [Africultures]
2. Edgar Sekloka est l’auteur du roman Coffee (2008) et d’un recueil de poésie, ‘tite chose chez Carnets livres
3. Clip de la chanson [Hope Anthem]
///Article N° : 10813

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Les images de l'article
Portrait de Gaël Faye © Anne Bocandé





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