Universitaire, poète, essayiste, directeur de revues, Najib Redouane vient de publier le roman
Il faut rendre hommage à Najib Redouane. Universitaire, poète, essayiste, directeur de revues, il construit depuis des années et dans le recueillement une uvre critique majeure, à laquelle il associe des dizaines de chercheurs. On reconnaît en lui une double attention : faire mieux connaître les littératures francophones du Maghreb, en questionner les socles et l’étoilement des relations avec la république mondiale des lettres et, par le même geste, offrir à ceux en qui elles résonnent de participer à cette uvre. Le lecteur consultera avec profit sa bibliographie. On aimerait l’écrire ici sans emphase, aussi simplement que lui-même se tient en lisière de l’ostentation. Najib Redouane incarne cette éthique de la recherche que les exigences de carrière peinent depuis quelques années à affirmer. L’Université est malade, à peu près partout, ce n’est plus un secret. Il demeure cependant des présences en qui survit l’enthousiasme pédagogique fait de générosité mais aussi de rigueur, qui vient désaltérer de la sécheresse des calculs et parfois, il faut aussi le reconnaître, de la médiocrité des passions tristes.
Cette prise de distance à l’égard de l’évidence, on la retrouve dans le roman qu’il vient de publier, À l’ombre de l’eucalyptus. Le personnage central, Wahid, s’y tient sans compromis au centre de lui-même, en même temps qu’ouvert à la présence des autres : les siens, tout d’abord, mais aussi ceux qu’ils rencontrent ou qu’il croise dans son parcours. Singulier personnage : originaire d’un douar de l’arrière-pays de Casablanca, issu d’une famille de paysans pauvres, aîné d’une fratrie, il est le seul à pouvoir prolonger ses études, à Paris, puis, titulaire d’une bourse, à Québec. Il y passe une dizaine d’années, loin des siens, loin de la familiarité avec un environnement géographique, climatique et surtout culturel. Il aurait pu y disparaître, comme tant d’autres avant lui, et comme tant d’autres le souhaitent : partir, pour ne plus jamais revenir, est un souhait récurrent dans le roman, qui s’exprime comme une nécessité chez ceux que le nord du monde perçoit comme des marginaux, voire des subalternes. La sortie du marasme n’est considérée que sous cet angle, aigu et lumineux comme l’objet d’un désir, mais vague – partir, mais pour quoi ? Pour où ? Pour quelle construction de soi ? Pour quel désir assouvir ? – et inquiétant comme le témoin de la seule insatisfaction, qui depuis longtemps a recouvert toute la largeur de champ du regard.
Or Wahid prend conscience du hors-champ, justement. Le roman le saisit à son retour. Il a posé pied à terre, sa terre. Il va retrouver les siens. Mais d’abord, la cohue. D’abord la reprise de contact avec des réalités crues : à la douane, les passe-droits pour les uns, la fouille pour les autres ; puis la cohue, les transports chaotiques ; la corruption, enfin. Passés les obstacles et les cahots de la piste, il goute la joie fervente de retrouver les siens : les parents, le frère, les surs. On fait fête au fils prodigue. Mais quelque chose s’est passé, là-bas, qui l’a irrémédiablement métamorphosé : si retrouver la culture familiale au milieu d’un paysage reconnu était l’objet du désir, lui-même a changé au point d’oublier son statut de fils prodigue – notamment les postures qui le signalent – et le paysage a changé, considérablement : « Sur le chemin qui conduisait à son douar, il fut frappé par la stérilité du paysage ; tout était plat et désert ». Tout le roman va chercher à déplier le nud qui contracte les éléments : la décrépitude des paysages, des espérances, des désirs, de la vie dans la cité. Le roman trace les lignes de force de cette compréhension en Wahid à la fois de ce qu’il perçoit, mais aussi de ce qu’il a vécu au Canada. Là où chacun pourrait supposer qu’il y a césure, saut, changement d’état, ce que le roman transmet est bien que là-bas et ici, ce sont les deux lèvres d’une même déchirure qui affectent les êtres. Wahid est travaillé sans relâche par un point de vue presque systématiquement stéréoscopique : le paysage qu’il a sous les yeux et celui qu’il était auparavant ; la chaleur des rencontres ici et la froideur de là-bas ; le désir contraint ici et l’érotisation de l’existence là-bas. On sait aussi que bien souvent, l’exilé de retour au pays croit pouvoir y retrouver les territoires de l’enfance. Mais ici aussi, ça change, car même si l’intensité du signal est plus faible, il atteint désormais tous les recoins de la planète. Est-ce vraiment appauvri ? Ou bien est-ce que c’est la conscience qui s’est enrichie ?
Les trente-quatre chapitres qui composent le roman apparaissent dès lors comme autant de moments par lesquels Wahid scrute minutieusement cette césure. L’analyse est progressive, mais aussi rien de ce qui est graduellement ausculté n’existe en dehors de sa conscience immédiate : il lui faut à la fois écouter les bavardages, en mesurer l’inconsistance, pour mieux revenir à ce qui en lui a été métamorphosé. Métamorphose bien particulière, car elle conserve les traces des mutations successives, comme de l’enracinement. Wahid n’est pas un errant, en quête de lui-même : il accomplit dans ce retour une traversée d’une partie de la société, identifie chaque personnage, et ils sont nombreux. Tous sont porteurs d’une histoire qui les différencie, à laquelle Wahid prête une sévère attention. Tel regard pourrait être un appel, voire une promesse de rencontre. Tel ancrage à la tradition dit avant tout une prise de repère, mais aussi amorce une démarche critique. Ainsi lorsqu’il fait soigner son père malade par un médecin, et non par les remèdes traditionnels préparés par la mère, tout en relevant la violence de l’auscultation, ou bien le caractère inadéquat de certains médicaments. Cette traversée de la société met ainsi en relief l’inverse même de ce qui pourrait apparaître comme un lieu commun littéraire : ce n’est pas Wahid qui erre en lui-même, pour avoir pris du champ, mais bien la plupart des êtres qu’il rencontre, mal assurés d’être eux-mêmes, souvent déconcentrés. Et c’est bien cette prise de champ qui fait de chaque expérience une étape dans la compréhension de sa propre présence. Wahid est en revanche déconcerté : il ne participe pas à la cacophonie générale.
La preuve en est que c’est bien depuis la distance, à la fois géographique et temporelle que s’effectue aussi en lui, et comme à rebours de l’avancée du temps, l’analyse de ce qu’il a vécu, comme de l’étroitesse des possibles, là-bas, dans la ville prise par l’hiver, où la solitude a été désespérante : « Vivre seul, c’est une douleur mortelle, un cheminement sans gestes et sans vie. Le poids de l’isolement écrasait tout son être. Il souffrait en silence, son âme engloutie dans le néant, dans le doute, mais il ne voulait pas vivre ainsi« . Tout l’enjeu est bien là : il s’agit d’accomplir un changement, de participer au grand uvre : l’accomplissement d’un monde meilleur. La rencontre de Sarah, née comme lui au Maroc, enseignante et chercheuse, juive, aura momentanément réalisé cet accomplissement : « Une transgression de tous les tabous. Un rire de toutes les conventions dépassées par des actes émancipés, libérés de toute réticence« . C’est de ce centre-là que procède l’élan créateur, dès lors que le corps acquiesce à l’imagination. Le personnage accède alors à un autre plan de la conscience, celui du hors-champ auquel son éducation traditionnelle ne lui permettait pas d’accéder, cadenassée qu’elle est par les conventions, les réticences, les interdits. La séparation avec l’aimée en devient d’autant plus douloureuse. « Il avait rêvé d’un monde meilleur. Il n’avait trouvé qu’une douleur oubliée. Si rien ne changeait, le retour au pays s’annoncerait comme la solution pour atténuer cette souffrance. Une délivrance« . Par ce moment existentiel, Wahid découvre cette évidence que seul le temps parvient à accueillir l’utopie. L’écriture le rappelle, qui entrelace les mots pour faire correspondre deux êtres : « Écrire, c’était ensoleiller la tempête, tuer la grisaille, humaniser l’inconnu et émanciper la sincérité« . La dernière proposition doit être considérée au pied de la lettre : ce qui n’est pas prononçable parvient quand même à l’écriture. C’est par elle que se réalise le dépassement de la stéréoscopie sclérosante.
De retour, Wahid observe, écoute, participe. L’écriture est traversée de ce qui témoigne de ces existences au raz de la réalité : la promiscuité dans les transports, les visages fermés ou bien accueillants, la fange des paroles, les tenues vestimentaires, les gestes et les postures, dans la vie quotidienne, sur les marchés, en classe, dans la rue sombre la nuit, déchirée par les hurlements des gueux avinés, sont autant de moments racontés, de descriptions vivantes, par lesquels Wahid élargit la focale de son regard. On retiendra ici plus particulièrement les portraits des parents, en particulier du père, et celui du frère, au désarroi duquel Wahid tente de répondre. On retiendra aussi l’extrême attention à la féminité, aux atteintes multiples qui lui sont infligées. Ce qu’il peut désormais voir sous le jour le plus cruel et le plus lumineux à la fois est bien ce qui s’achevait dans le questionnement sans réponse : « Cette populace, habitée par la peur et la méfiance évoluait dans un univers qui lui échappait. La réalité était si incroyable qu’il n’arrivait pas à admettre ce qu’il voyait. Il se sentit dépassé par les événements. Était-ce possible que tout ait changé ou, plus probablement, était-ce lui qui avait changé ?« . Il connaît ensuite l’hébétude et le dégoût, les nuits comme des traversées de sables mouvants.
Et puis survient le moment de l’éveil, par lequel coïncident les deux séparations : Sarah part en Europe, et lui-même prend acte de sa solitude nécessaire, car il ne saurait accepter une place de subalterne, de « mendiant sans destination« . Que ce soit au seuil des plaines d’Abraham que la décision du retour soit prise n’est pas un hasard. Terre promise, séparation, appel, ce sont là quelques-uns des éléments qui se nouent et se dénouent en lui. Cet éveil est alors bien celui d’une conscience qui prend alors acte de sa solitude, et de sa propre altérité. Alors ce que le lecteur pressentait comme une intuition se manifeste pleinement et lumineusement : la force du roman tient à sa mesure. Ni drame, ni tragédie, il raconte juste une vie, dans sa profondeur raisonnée, qui savoure le charme de l’instant, mais qui ne s’en laisse pas pour autant conter, et prend acte de l’accoutumance à la douleur. En elle se polit l’ascèse de qui se tient dans la douceur de l’ombre de l’arbre tutélaire.
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