Editorial : voter contre ses idées ?

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Alors qu’en France, au premier tour des élections présidentielles, chacun vote a priori pour ses idées (s’il ne vote pas « utile »), il n’a parfois plus le choix au deuxième tour que de se salir les mains ou de s’abstenir pour ne pas se compromettre. Réflexions autour de la responsabilité collective.

Inquiétude… En 2002, Jean-Marie Le Pen avait 18 % au second tour. En 2017, les sondages donnent 40 % à sa fille. Elle a réussi sa stratégie de dédiabolisation de son parti. Quelle tristesse ! Des gens de plus en plus nombreux se revendiquent sans plus se cacher de cette idéologie nationaliste et xénophobe, contraire à tous les principes républicains et religieux qui n’ostracisent personne, du moins dans leurs valeurs. Comment ne pas penser à ceux qui ont sacrifié leur vie pour lutter contre la version de l’époque de cette même idéologie ? Et à ceux qui ont été exterminés ? Ces morts ne sont pas que dans les cimetières et sur les monuments. Ils nous regardent-et leur mémoire nous accompagne pour nous alerter…

Que s’est-il donc passé en quinze ans pour que le réflexe du Front républicain batte de l’aile à ce point ? Pour que les slogans du Front national se soient autant banalisés ? Sans doute est-ce le triomphe de l’ère du soupçon. A force d’entendre des hommes politiques nous dire que les plus démunis arrivent toujours à profiter du système, on finit par ne plus faire de la solidarité sociale une priorité. A force de voir des dirigeants s’enrichir et la disparité des revenus s’élargir, on finit par croire à une grande duperie. A force de voir des élus mépriser les initiatives citoyennes, on finit par douter de la démocratie. A force de voir que les promesses électorales ne sont pas tenues, on finit par avoir l’impression de tomber dans un piège en votant. Elections, piège à cons ? On se méfie de l’Etat et chacun protège ses privilèges au lieu de lutter contre les inégalités et les discriminations. Quant à ceux qui luttent au quotidien contre le racisme, les discriminations, les assignations et les préjugés, ils ont le sentiment de le faire en vain tant leur combat reste invisible.

« Le ventre est encore fécond d’où est sorti la bête immonde », écrivait Brecht. Dans un monde où les antagonismes s’exacerbent, les idéologies extrêmes trouvent leur terreau. Calculateur, manipulateur, leur discours évolue, plus apaisant, plus caché, mais le fond demeure : la stigmatisation et la haine de l’étranger, la fermeture des frontières et le repli sur soi, la répression de tous ceux qui ne rentrent pas dans le rang. Habile, Marine Le Pen a déplacé le discours raciste et génétique de son père vers le domaine culturel, développant le mythe de la « décadence » et du « déclin » qui seraient liés à l’immigration massive, l’islamisation, les Roms et la société multiculturelle. Elle a besoin d’ennemis pour présenter la France comme asservie et envahie. A ces bouc-émissaires s’ajoute le « mondialisme » qui s’opposerait aux cultures nationales : sa diatribe contre les « élites mondialisées » renvoie à l’antisémitisme social du XIXe siècle. Chacun sait traduire, même si le mot n’est pas prononcé. Elle se dit républicaine mais ses discours la montrent nostalgique de la IIIe République, celle de Barrès, xénophobe et antisémite puis nationaliste. Elle fait une lecture identitaire de tous les classiques qu’elle tirebouchonne dans ses discours, et s’autoproclame « candidate du peuple », dont sont exclus tous ceux qui ne partagent pas ses thèses et son mode de vie « traditionnel », « de souche », sédentaire – une vision essentialiste des « enracinés » qui va à l’encontre de la citoyenneté républicaine. A l’entendre, flattant le culte du chef, elle serait, telle Jeanne d’Arc, la « sauveuse » d’une patrie abîmée, au bord du gouffre. Le salut contre le complot : on retrouve inchangés les piliers du discours d’extrême droite, mais pour en apparaître comme vierge, elle brouille les pistes et avance masquée, se séparant de tout ce qui pourrait compromettre sa quête de respectabilité. Elle ne fait pourtant que déplacer les meubles.

Voter, c’est un peu comme aller au cinéma : on regarde un film dans le noir (isoloir), sans parler à ses voisins, donc seul et pourtant, si les autres n’étaient pas là, on se sentirait trop loin du collectif car le plaisir est dans le fait de pouvoir rire, pleurer ou avoir peur ensemble. En votant, on affirme un choix individuel mais c’est aussi un acte éminemment collectif car il concerne notre vie en société. Cela veut dire qu’il doit être responsable car il nous engage tous ensemble et pas seulement nous-mêmes.

Mais alors, faut-il voter contre ses idées ? On vote contre ses idées quand un danger émerge, comme celui d’avoir un environnement autoritaire et régressif contre lequel il sera épuisant de lutter. Il est rageant d’avoir une vie politique dominée par cette logique mais la réalité de la dérive nationaliste est là : il y a une arithmétique du vote où la catastrophe arrive quand tous ne se sont pas mobilisés pour la contrer. La démocratie, c’est la règle du renoncement puisque la décision majoritaire s’applique à tout le monde. Cela veut dire, en certaines occasions, faire le deuil de sa conscience et se salir les mains, pour reprendre l’expression de Sartre. Certes, on nous demande une fois de plus de faire barrage, mais la question reste, non de savoir si ça passe ou pas dans des calculs fantaisistes tant tout reste imprévisible et les sondages incertains, mais de ne pas laisser le clan Le Pen afficher un gros pourcentage et se sentir porté par le vent.

Chasse aux immigrés et réfugiés, suppression du droit du sol, financement des programmes sociaux sur le dos des étrangers (en admettant que cela suffirait), déchéance de nationalité, abrogation du mariage pour tous, etc. Sans parler des autres mesures, économiques et culturelles. Voilà le nouvel environnement qui nous attend si le nationalisme triomphe. Contrairement à ce qu’on entend, entre Le Pen et Macron, ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet, loin de là.

Dans un tel contexte, s’abstenir ou voter blanc ou nul, c’est déserter. Il sera clair que pour beaucoup le vote Macron n’était et ne sera pas un vote d’adhésion mais un vote « contre ». Si le vote Macron n’est pas le nôtre, il nous reste les autres formes de la démocratie comme l’engagement citoyen au quotidien et le renforcement des contre-pouvoirs mais aussi les législatives pour revoter pour nos idées. Ne sont-elles pas le troisième tour de l’élection, qui définira avec qui il doit gouverner ?

Olivier Barlet, directeur des publications d’Africultures

Lire sur la continuité des thèses d’extrême-droite Dans la tête de Marine Le Pen, de Michel Eltchaninoff, Solin/Actes Sud, 2017.

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