[En avant-première] Les femmes de Bidibidi : Voix à écouter, voix à panser

La rentrée littéraire avec Charline Effah

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Après ses deux derniers romans publiés chez la Cheminante, l’autrice Charline Effah fait paraître aux éditions Emmanuelle Collas Les femmes de Bidibidi, des voix qui hurlent la douleur des femmes et proclament leur force.

Nord de l’Ouganda, frontière du Soudan du Sud, un camp de réfugiés accueillent des déplacés ayant fui la guerre civile et les violences entre ethnies. Les femmes qui arrivent là, parfois seules, parfois enceintes ou accompagnées d’enfants en bas âge, ont le front sombre et les yeux perdus de celles qui ont tellement souffert dans leur chair qu’elles se sentent à peine humaines, redoutent le moindre contact, alors qu’elles ont tellement besoin d’aide. C’est sur ces femmes-blessures que le roman de Charline Effah tente de mettre des mots.

« Parce que les violences faites aux femmes sont partout les mêmes, qu’elles soient consécutives aux guerres, qu’elles naissent dans l’intimité du foyer ou soient engendrées par la société, Les femmes de Bidibidi résonne d’un écho universel. »

Alors qu’elle n’a que huit ans, la mère de Minga, Joséphine Meyer, quitte l’appartement familial pour l’Afrique de l’Est, où elle part soigner ces corps de femmes meurtris. L’enfant comprend tout. Sa mère s’est sauvée : elle a pris la fuite pour rester en vie, et pour expier l’abandon de sa fille, elle œuvre pendant quarante ans dans le camp de Bidibidi. Parce que les violences faites aux femmes sont partout les mêmes, qu’elles soient consécutives aux guerres, qu’elles naissent dans l’intimité du foyer ou soient engendrées par la société, Les femmes de Bidibidi résonne d’un écho universel.

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Tout avait commencé à Juba. Cette nuit-là, Rose Akech avait encore entendu une voix, qui lui disait de se réveiller, de prendre ses enfants et de partir loin de ce pays avant que le jour se lève car, dehors, dans les rues de Juba, il n’y avait que des morts. Il ne fallait pas qu’elle pense que ça irait mieux demain car demain ne lui appartenait plus. Son mari, Chadrac Majok, était reparti avec les combattants. Elle ne voulait plus l’attendre comme chaque fois qu’il revenait après s’être battu pendant plusieurs jours. De toute façon, Rose Akech n’en pouvait plus d’entendre son mari lui raconter comment il avait arraché l’oreille d’un ennemi, coupé la jambe d’un traître, assassiné des hommes et des femmes qui s’opposaient à la cause pour laquelle il se battait. Depuis quelques jours, elle se demandait quel chemin elle prendrait, ses deux filles sous le bras, avec son pays qui flambait de toutes parts. C’est qu’elle n’avait jamais aimé les au revoir, ces deuils dont on ne se remet jamais. Elle avait toujours préféré l’espoir. Dehors, les coups de feu retentissaient et les corps tombaient comme des fruits pourris qui se détachent de l’arbre. Désormais, il lui fallait sauver sa peau avant que son pays n’existe plus. (p.64-65)

À des milliers de kilomètres de là, à Paris, Joséphine Meyer et Minga perçoivent aussi cette rumeur qui les assourdit. Minga l’a appris très tôt, dans la fuite de sa mère, et elle a eu ce geste incroyable, cette caresse pour la pousser à partir, lui glisser dans la poche les quelques pièces de monnaie qui constituent toutes ses économies, tel un don originel qui a redoublé symboliquement entre elles un lien indéfectible. Devenue adulte, quand les lettres qu’on a écrites n’ont pas été envoyées, quand les mots ont été ravalés, il faut aller les chercher au loin et suivre les traces. C’est ainsi que, mettant ses pas dans ceux de Joséphine, elle arrive à son tour dans le camp de Bidibidi et se trouve confrontée aux histoires de Veronika, de Jane Kanyingo et de Rose, trois femmes blessées, qui sont parvenues à reconstruire un semblant d’amitié et de confiance pour survivre. Il lui faudra les écouter jusqu’au bout, jusqu’aux secrets les moins avouables, pour comprendre qui a été sa mère et lui pardonner.

Avec Les femmes de Bidibidi, Charline Effah parvient à dire avec sensibilité et compassion l’indicible du corps profané, sans jamais taire, par-delà les souffrances, ce qu’il continue néanmoins à raconter du désir, de la maternité, de l’usure des caresses, mais aussi de la tendresse et de l’amour qui réparent, si peu, sans doute, au moins un peu.

 

Annie Ferret,

Charline Effah, Les femmes de Bidibidi,
Emmanuelle Collas éditions, 2023

Extrait lu p.65-67

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