« En un coup de clic, le musée imaginaire de Malraux devient possible »

Entretien de Jessica Oublié avec Aude Mathey

Paris, avril 2007
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Le musée a une mission universelle de transmission du savoir. Les récents débats sur le retour des butins de guerre aux pays colonisés posent la question d’une polarisation du patrimoine mondial de l’humanité dans les pays du Nord. Une nouvelle alternative de conservation et de présentation des collections s’offre sur le net. En décloisonnant les frontières, la toile crée du lien, diffuse plus largement l’accès aux cultures, diversifie l’offre, approfondit la connaissance de l’Autre. Le musée virtuel serait-il alors le musée du futur ? Entretien avec Aude Mathey, auteure de Le Musée virtuel : quel avenir pour la culture numérique ?

Quelle est votre définition du musée virtuel ? Combien en recensez-vous, notamment en Afrique ?
Plusieurs définitions du musée virtuel existent. Trois d’entre elles m’ont plus particulièrement intéressé dans le cadre de mes recherches. Celle de Bernard Deloche qui admet que le musée devrait être pensé comme « une figure institutionnelle du montrer » (1). La théorie de Geneviève Vidal selon laquelle le musée doit être appréhendé en fonction de ses objectifs, au nombre de trois: la recherche, la conservation et la diffusion (2). Et le Conseil International des Musées (OCIM) dont la définition est précisément, « Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l’homme et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
Ma conception du musée virtuel s’inspire des deux dernières définitions. Selon moi, les musées virtuels doivent avoir une mission de conservation, de recherche, de mise à disposition du patrimoine. En ce sens, le musée virtuel n’est pas antinomique au musée réel. Seulement, il conserve le savoir dans une version numérique. Il doit certainement exister plus d’un millier de musées virtuels en incluant les réseaux et les galeries mais l’exemple du musée du Quai Branly est caractéristique voire exemplaire. L’internaute peut consulter la quasi-totalité des objets de ce musée sur son site internet. Au musée, l’objet est dans un caisson de verre, derrière des garde-corps ou placé sous une vitrine. Internet admet la possibilité de s’approprier l’objet, de le faire sien dans le huis clos que propose l’écran d’ordinateur. Ajoutons que l’objet en lui-même est complètement sauvegardé car la durée de vie d’une bande électromagnétique peut aller jusqu’à cent cinquante ans. La contenance des nouvelles technologies numériques – un DVD a une capacité de 4,7 Go et un CD d’environ 700 Mo – admet une sauvegarde de longue durée des collections patrimoniales.
Le musée virtuel rend-il les œuvres plus attrayantes ?
En termes d’attractivité, le musée virtuel, en fonction de la politique de communication et de diffusion du musée, peut être suffisamment flexible pour s’adapter aux handicaps des non voyants ou mal entendants. Toutefois, de nombreux musées comme le Grand Versailles numérique, le Métropolitain Muséum, le Château de Chenonceau (3) utilisent la technique du podcasting. Il s’agit de mettre du contenu multimédia en ligne que l’internaute peut écouter, télécharger sur un lecteur Mp3 ou IPod avant de se rendre au musée ou même au lieu d’aller au musée. Avec l’entrée des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’univers muséal, il se produit quelque chose d’inespéré. Le retour à l’utopie de pacification et de démocratisation culturelle qui aurait pour but de rassembler la grande famille humaine. La toile induit alors un accès illimité aux connaissances. Elle offre l’espoir de faire dialoguer des communautés d’esprit de part le monde.
Selon vous, le musée virtuel peut-il créer du lien ? Offre t’il la perspective de nous ouvrir à une culture universelle commune ?
En 2001 commençait l’aventure européenne Euroclio. A l’initiative de l’Association Internationale des musées d’Histoire, certains d’entre eux s’étaient rassemblés autour d’une idée originale : donner forme à une culture commune. Chaque musée a choisi deux œuvres qui, à son sens, étaient représentatives de leur appartenance à cette même culture. Ces objets ont été présentés lors d’une exposition au sein du Parlement européen (4) et leurs photographies ont été rassemblées sur le site Internet dans le cadre une exposition virtuelle. Le musée virtuel a donc cette capacité de solidariser des hommes et des cultures autour d’un projet fédérateur. Mais Internet n’est qu’un outil. C’est aux hommes et aux femmes qui s’en servent de mettre en place des objectifs ambitieux et raisonnables pour que des projets pérennes prennent forme. Les politiques de médiation, de sensibilisation, d’éducation et de communication sont les paramètres nécessaires à tout projet muséal qu’il soit virtuel ou réel. Les œuvres sur Internet ne restent que des reproductions et ne valent donc pas mieux que l’objet réel. Tout système même innovant a ses propres limites.
Quelles sont celles du musée virtuel ?
Prenons l’exemple du continent africain. Des projets de musées virtuels s’y développent et notamment ceux de la Bibliothèque numérique d’Alexandrie et de L’Ecole du Patrimoine Africain à Porto-Novo au Bénin (5). Mais ce sont des essais qui restent à l’état embryonnaire, en comparaison des grandes institutions européennes, et dont on ne peut pas encore mesurer le succès. Cela dit, créer un musée virtuel dans un pays d’Afrique ne peut se faire qu’au regard d’une politique de proximité avec les publics. Actuellement, ce continent représente entre 12 et 15 % de la population mondiale pour 1 % du chiffre total d’internautes. Dès lors, se pose la question de la fracture numérique en termes de diffusion du savoir. Chaque homme peut avoir accès au contenu du musée virtuel si tant est qu’une institution mette à sa disposition une connexion Internet et qu’il en comprenne le fonctionnement pour traiter correctement l’information donnée. L’accès, la diffusion, la compréhension du système sont les grandes limites du musée virtuel avec la fracture numérique. Mais, accéder au musée virtuel et au musée réel, c’est se confronter à certains obstacles parfois mêmes symboliques.
En quoi l’interactivité que permet un musée virtuel change t-elle de l’interactivité de l’espace physique d’un musée ?
Reproduire une salle en 3 dimensions et balayer des allées avec des caméras sont des procédés que mettent en place de grands musées comme le Louvre ou le Musem of Modern Art de New York mais qui ne permettent pas une lecture très claire des œuvres. Pour être efficace, le musée virtuel doit être pensé comme le double complémentaire du musée réel en apportant des compléments d’information. Deux exemples : Le Textile Museum (6) au Canada, lors de l’exposition temporaire « Cloth and Clay, Let the Objects speak« , a mis en ligne un objet qui narrait sa propre histoire à la première personne grâce à la technologie du Digital Storytelling. L’internaute peut ensuite choisir de poursuivre la discussion en un clic. La proximité avec l’objet permet de le contextualiser dans une histoire précise.
Les visiteurs de la galerie des Glaces du Château de Versailles peuvent télécharger le contenu pédagogique du site sur Internet (7) et l’écouter durant leur parcours au musée. Ce système de préparation à la visite réduit les séparations entre le musée virtuel et le musée réel ce qui induit une meilleure muséographie, une meilleure médiation au profit du visiteur-internaute. Par le truchement des nouvelles technologies, il est possible de découvrir plus largement une œuvre. Mais ce qui intéresse plus généralement les institutions muséales est la reproduction de leur collection pour attirer le chaland, le touriste etc. Le nombre de visiteurs du musée du Louvre a doublé depuis la création de son site qui a accueilli jusqu’à aujourd’hui 6 millions de visiteurs en visite unique. Il faut alors prendre garde. Le musée virtuel ne doit pas remplacer le musée réel car sur Internet, le visiteur est plus dans une posture de consommation que de contemplation. Véritable média de masse, Internet a certes une forte propension éducative mais aussi attractive et touristique.
Le musée virtuel est-il une valeur ajoutée au hic et nunc de Benjamin ou participe t-il d’une désacralisation du musée ?
Disons que la valeur ajoutée s’effectue dans les domaines de l’éducation et de la communication mais pas tant dans la relation à l’œuvre. La relation de contemplation et l’atmosphère qui entoure les œuvres et le public dans un musée sont tout à fait particulières. Le musée virtuel bien qu’il ne soit pas le non-site du musée n’a pas le même potentiel contextuel. La révélation esthétique si chère à André Malraux ne peut se faire que dans l’institution. Si effectivement le musée renferme en lui quelque chose de sacro-saint, les nouvelles technologies connaissent également un processus de sacralisation. Elles auraient le pouvoir de résoudre tous les problèmes, de poursuivre un développement sans fin et d’ouvrir la voie vers un bonheur inextinguible. Or, les nouvelles technologies ne sont qu’un moyen pour parvenir à une fin. Il faudrait d’abord les démystifier avant de vouloir s’attaquer à la démystification du musée.
Le Musée virtuel tel que vous le définissez est-il un élément de démocratisation culturelle ou participe t-il plus d’une banalisation marchande de la culture ?
Le projet de démocratisation de la culture a connu en France un succès relatif. De Malraux à Lang, des Maisons de la culture à la Fête de la musique, tous ces projets ont eu des freins de proximité, d’éducation artistique et populaire. Avec Internet, les limites sont toutes autres. Problème d’équipement. Manque de maîtrise des outils informatiques etc. Certes, Internet est un outil de communication de masse. Il est possible de faire ses achats sur E-Bay, d’acheter ses billets de train et de consulter ses mails. Mais, derrière son écran d’ordinateur l’internaute est seul. Et c’est cette dimension individualiste à partir de laquelle il est possible de s’approprier sa part de culture qui me semble importante. Certains musées virtuels comme L’Egypte éternelle (8) permettent aux visiteurs de personnaliser leur interface pour adapter leur visite à une demande spécifique. La dimension consumériste à laquelle vous faites mention existe. L’internaute remplit un formulaire et le musée propose de lui envoyer des produits dérivés. C’est le travail déjà effectué par les boutiques des galeries marchandes des musées. Je ne crois pas qu’il se produise réellement une banalisation de l’œuvre sur la toile. Le musée virtuel oscille peut-être entre une éducation de masse et un système de vente du savoir au plus offrant. Dans la plupart des cas, l’œuvre n’est pas banalisée. Au contraire, il s’agit de donner à chacun l’envie de se rendre sur son hic et nunc.
Qu’en est-il de la typologie des publics qui visitent les musées virtuels ?
La vision générale du musée est négative. C’est un lieu précieux et poussiéreux où il fait chaud à cause de la foule. Après une petite enquête, les personnes qui se rendent sur les sites des musées virtuels sont celles qui traditionnellement vont au musée réel. Le musée virtuel est surtout une aide à la préparation à la visite. En un sens, les publics des musées virtuels sont des publics déjà séduits par le musée, ils ne sont pas à conquérir. Le travail vers les non-publics reste à faire. A cet effet, le musée des Beaux-arts de l’Ontario a créé un blog à la suite duquel il a reçu le prix du ministère du Tourisme de l’Ontario. Leur blog recensait des recettes de cuisine qui cachaient des œuvres d’artistes comme Chardon. Cette méthode a attiré beaucoup de personnes qui à l’origine recherchaient sur le net des recettes de cuisine. Dans ce cas, le musée virtuel a permis de repenser la relation au public et la muséographie du musée. Un tel retour qualitatif permet de mieux cerner son public et de lui assurer des programmes pédagogiques appropriés.
La numérisation des œuvres d’une collection a un coût. Lorsqu’un conservateur africain demande des reproductions des œuvres issues d’un pays et exposées à l’étranger, on lui demande parfois de payer des droits. Quels enjeux économiques sont liés à l’essor des musées virtuels ?
Le coût numérique d’une page d’un manuscrit varie entre 3 à 4 € le millier de caractères. Cela reste abordable lorsqu’il s’agit pour un individuel de copier un livre mais dans le cas d’une institution publique qui a plus de 10 000 ouvrages comme la BNF, cela devient hors de prix. Quand le musée du Quai Branly met en ligne des statues, des totems ou des tissus, (9) l’utilisateur peut les actionner s’il possède les logiciels adéquats. Mais ce type de système a un coût. Les institutions font donc payer des droits de reproduction pour amortir le coût de fonctionnement de ces technologies. Dans le cas des musées et notamment africains, Internet devient une alternative à ces coûts démesurés. Mais, à cela doit s’ajouter une politique des publics suffisamment ambitieuse pour arriver à cibler les enjeux dans une logique contextuelle. Le réseau Muséenor.com est une association de conservateurs des musées du Nord qui a mis en ligne les différentes collections des musées partenaires afin de mutualiser leurs moyens et optimiser la qualité de leurs travaux. Les petits musées bénéficient ainsi de la communication des grands. Et, l’organisation d’expositions virtuelles régies en commun dynamise l’ensemble des musées du territoire.
Le musée virtuel a-t-il selon vous des enjeux plus structurants dans les pays du Sud que dans les pays du Nord ? Pourquoi ?
Les pays membres de la francophonie ont une politique très volontariste en termes d’équipement informatique et de création de sites internet. Dans ces pays, les musées créent des réseaux au sein de l’OIF afin de mutualiser des moyens, des connaissances, des savoir-faire. Privilégier une administration plurielle autour d’une dynamique commune chapeautée par la Francophonie permet d’obtenir des financements importants. Mais, il faut se méfier des regroupements d’intérêts politiques afin de servir des causes plus justes. Valoriser une culture commune comme le fait le Centre International des cultures Bantous (CICIBA) peut être un exemple parmi tant d’autres. Avec le programme Digiarts lancé par l’Unesco en juin 2003, un réseau transnational d’acteurs s’est créé. Un tel projet parvient actuellement à dynamiser les circuits artistiques à l’occasion d’événements comme la Biennale de Dakar. La toile est un espace de coopération intellectuelle que les distances géographiques rendent difficilement possible. La toile peut donc créer un espace culturel dont les dimensions sont finalement incommensurables.
Le relatif accès à Internet dans les pays d’Afrique deviendrait-il un moyen pour des nations africaines de s’approprier un patrimoine matériel exposé dans les musées européens ?
Le musée virtuel peut aussi promouvoir le patrimoine immatériel par la numérisation et permettre à chacun de s’approprier le patrimoine de l’humanité. La restitution peut alors s’envisager sous l’angle d’un partage commun sur la toile. Si l’objet au musée appartient à un passé commun auquel chacun contribue à travers ses impôts, il n’en reste pas moins une entité hors de toute portée. Le musée virtuel annule cette distance sans toutefois désacraliser le musée réel. En termes de restitution, le musée offre aux sociétés non-occidentales l’espoir de retrouver un contact avec les objets que leurs ancêtres ont créés.
Le musée virtuel semble être la promesse de régénérescence de la présentation des collections d’un musée. Il est le gage d’un renouveau et assure la diversité culturelle. Finalement, en quoi le musée virtuel tend progressivement à être le musée du futur ?
Le musée virtuel sur Internet peut permettre un dialogue entre les hommes. Sans se déplacer, l’internaute-visiteur peut avoir accès à des musées à Osaka ou à Tokyo alors que les monographies en bibliothèques ne sont pas toujours très faciles d’accès. Le regard et l’interactivité, dans l’espace de discussion du musée virtuel, sont plus fortement sollicités. Le virtuel abolit le cloisonnement des collections. En un coup de clic, le musée imaginaire de Malraux devient possible. Toutes les œuvres de l’humanité se rencontrent et dialoguent entre elles dans le même espace-temps. Pouvoir communiquer de façon instantanée a permis d’approfondir la diversité culturelle sans toutefois rapprocher les peuples. Si l’œuvre d’art renferme une universalité qui permet de nouer un dialogue, les musées ne participent pas toujours de cet effort. Ce travail est souvent le fruit d’organismes internationaux comme l’Unesco qui impulse ce devoir de réflexion au sein des structures nationales. La volonté d’aller vers l’autre est propre à l’Internet. Mais la dimension culturelle du net est encore à l’échelle expérimentale. Le seul avantage est que le musée virtuel permet de penser la culture non plus de façon binaire mais bien bipolaire.

1. Bernard Deloche, Le musée virtuel : vers une éthique des nouvelles images. PUF 2001
2. Geneviève Vidal, « Vers les musées numérisés : de la visite à la navigation » article consultable à l’adresse : www.composite.org/98.1/vidal.htm
3. Le site www.podibus.com recense des données sur des musées virtuels
4. Une exposition a circulé dans quatre pays européens en France, Finlande, Luxembourg et Suisse grâce au soutien du programme » Culture 2000″ de la Commission européenne.
5. www.epa-prema.net. L’école reprend l’activité de la banque de données PREMA.
6. www.textilemuseum.ca/cloth_clay/obj_teo_lifestory.html
7. www.gvn.chateauversailles.fr
8. www.eternalegypt.org
9. www.museeduquaibranly.fr rubrique Visite découverte
Titulaire d’un Master en Politiques et gestion de la Culture en Europe et d’un double diplôme franco-irlandais de sciences politiques, Aude Mathey gère le pôle communication culturelle multimédia de l’agence Anamnesia, agence de médiation et de communication culturelle.
Publication : « Le Musée virtuel : quel avenir pour la culture numérique ? », Manuscrit-Université, coll. Arts/Culture, 2007.
Créatrice du blog professionnel www.culture-communication.fr///Article N° : 6996

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