Dans le cadre de nos entretiens avec des personnages-clefs de l’Histoire des cinémas d’Afrique, Gérard Le Chêne était incontournable en tant que fondateur du festival Vues d’Afrique à Montréal. O.B.
Olivier Barlet : Comment, en tant que cinéaste, t’es-tu dirigé vers l’Afrique ?
Gérard Le Chêne : Enfant, passionné par les récits d’explorateurs, je voulais « découvrir l’Afrique ». J’ai été correspondant de presse en Afrique pour Associated Press, c’est-à-dire que j’envoyais des informations éventuellement reprises par différents médias abonnés à cette agence. Les correspondants de presse étaient généralement dans le même hôtel, ils colportaient donc les mêmes histoires.
On me demandait des choses un peu croustillantes, de la sorcellerie, des histoires de cannibalisme… Cela ne m’intéressait que bien peu ! Du coup, j’ai collaboré avec une entreprise commerciale britannique d’import-export du nom de John Holt qui vendait des produits occidentaux un peu partout en Afrique noire et achetait du café, du cacao, de l’huile de palme… J’ai été basé au Togo, puis au Dahomey, le Bénin actuel, notamment un temps à Abomey, la cité royale… Cela m’a permis d’aller dans les villages, de rencontrer les gens, d’approcher la culture, en l’occurrence le vaudou.
Quel était ton rôle ?
J’achetais ces produits, ce qui me permettait d’être au contact et de mieux comprendre les problématiques. J’ai beaucoup apprécié ce job…
Par la suite, à propos de l’interdiction du livre de Mongo Beti Main basse sur le Cameroun, j’ai fait le film Contre censure. Un autre livre a été saisi : Prison d’Afrique de Jean-Paul Alata, sur le Camp Boiro de sinistre réputation, en Guinée de Sékou Touré, l’occasion de la réalisation de La Danse avec l’aveugle, une référence à un proverbe qu’aimait citer le Président : si tu danses avec un aveugle, il faut lui marcher sur les pieds pour qu’il se rende compte qu’il ne danse pas seul. De même, le peuple doit sentir la poigne du maître pour qu’il sache qu’il est bien là.
Et il y eut Vues d’Afrique…
Oui, de retour au Canada. Nous étions un petit groupe de gens qui connaissaient l’Afrique et d’Africains. Nous déplorions que l’Afrique soit invisible, surtout l’Afrique culturelle. On en parlait s’il y avait un tremblement de terre, une révolution, mais jamais en termes culturels. L’un d’entre nous, Ousseynou Diop, d’origine sénégalaise, était correspondant de Radio-Canada International. Il avait posé la question au principal festival international à l’époque, le Festival des films du monde de Montréal : « pourquoi il n’y a jamais de films africains ? » « Il faudrait que ça existe », a été la réponse. Alors nous avons donc voulu faire une Semaine de cinéma africain pour montrer que, depuis un quart de siècle, des films se tournaient en Afrique. Ça a été la création, en 1984, de ce qui est devenu le Festival de cinéma Vues d’Afrique. Un Québécois très influent, Jean-Marc Léger, était l’éminence grise de l’Agence de Coopération culturelle et technique – qui deviendra l’Organisation internationale de la Francophonie. Il nous a présenté Tahar Cheriaa, le créateur des Journées cinématographiques de Carthage, qui nous a aidé pour les contacts… La réponse au Québec a été fantastique en raison du combat pour la francophonie. Ce petit îlot francophone au sein d’un océan anglophone était frustré de n’avoir comme seul interlocuteur que la France, la Belgique, la Suisse. Il y avait eu un festival d’été de musique qui a aussi permis de prendre conscience qu’il y avait, au-delà de la barrière européenne, un immense poumon francophone en Afrique. Ce fut au Québec une sorte de révélation. Nous n’avions pas de passé colonial – en Afrique tout au moins ! L’enthousiasme pour la première édition nous a incités à poursuivre l’aventure !
Ousseynou Diop avait joué dans Touki Bouki en 1974.
Oui, tout à fait ! Il avait animé une émission à la télévision sénégalaise. Il était très connu. Puis, il a eu ce poste de journaliste à Radio-Canada International. Il avait épousé la fille adoptive de Diallo Telli, qui avait été le premier secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine et avait été condamné à mourir de faim au Camp Boiro en 1977.
Donc, l’objectif du festival au départ, c’était de donner une visibilité à ce qui était invisible et d’affirmer la présence culturelle des immigrés africains ?
Oui, mais il n’y en avait pas beaucoup à l’époque. En 1984, l’Afrique était aussi loin que la Lune ! Personne n’en connaissait le cinéma. Il y avait là une lacune énorme que nous souhaitions combler.
Quand nous avons créé Africultures en 1997, un de nos objectifs était d’affirmer comme contemporaines les expressions culturelles africaines. Elles étaient encore rattachées à l’Afrique ancestrale…
Il y a eu des échos célèbres, un discours de Sarkozy à Dakar…
Oui, c’est une pensée hégélienne encore active. Et pour votre groupe, dix ans avant, affirmer les cinémas d’Afrique comme faisant partie du cinéma mondial était-il aussi l’enjeu que vous formuliez ?
En fait, nous souhaitions surtout faire connaître les réalités africaines et surtout par les Africains eux-mêmes. Notre public voulait avant tout connaître, ce n’était pas forcément un public de cinéphiles – l’un n’empêchant pas l’autre !
Le projet de départ a-t-il beaucoup évolué ?
Il y a eu une évolution, bien entendu, à la fois qualitative et quantitative. Les cinéastes sont venus. Je me souviens que Gaston Kaboré m’avait dit que les Occidentaux connaissent l’Afrique par les films de Tarzan. J’avais pensé que c’était une boutade. Mais plus tard, de jeunes journalistes africains qui faisaient un stage avaient été envoyés en région et avaient participé à des émissions de lignes ouvertes de discussion avec les auditeurs. Ils avaient été quelque peu déconcertés par les questions qu’on leur posait. Elles n’étaient pas moqueuses mais candides ! « Est ce que vous n’avez pas peur quand vous ouvrez la porte qu’il y ait un lion ? » « Est ce qu’il y a toujours des gens qui vivent dans les arbres ? » Je me suis dit que Gaston avait raison ! Ça a été à l’origine d’un autre film que j’ai commis : Anatomie de Tarzan – passionnant !
C’est vrai que c’est assez hallucinant ! Est-ce que des thèmes se sont imposés au fur et à mesure des années ?
Bien sûr, il y eut tradition et modernité, le rôle de la femme, les enfants, les enfants-soldats, l’égalité hommes-femmes, etc. Ce n’est pas nous qui déterminons les thèmes, ce sont les films qui nous arrivent.
Mais le festival n’est pas thématique.
Il n’est pas thématique, non. Il y a cependant des colloques sur certains thèmes. Nous prenons les productions des deux années précédentes. Et on s’aperçoit des thèmes dominants. En ce moment, la dominante est sombre : les problèmes sociaux, les situations de misère, les conflits et leurs lots de souffrances…. L’humour semble devenir l’apanage des séries, tandis que le cinéma, malheureusement, se réserve les problèmes !
Vues d’Afrique est très connecté aux Caraïbes et notamment Haïti. Le festival semble avoir joué un rôle disons « panaméricain ».
Nous sommes proches d’Haïti, et Haïti c’est un morceau d’Afrique. Avant que notre correspondant, le directeur de Radio Haïti-inter, Jean Dominique, ne se fasse assassiner en 2000, nous organisions en Haïti une suite du festival avec quelques cinéastes d’Afrique subsaharienne. La communauté noire la plus importante au Québec est d’origine haïtienne. Haïti est le seul pays indépendant d’Amérique qui soit de langue française officielle. Le Québec n’est pas vraiment indépendant tandis que la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, c’est la France. Il y a là une affinité particulière. Et quand quelque chose se passe en Haïti, c’est en première page des journaux québécois alors que ça fait un alinéa dans la presse française. J’ai fait une série de films sur le monde créolophone et ai suivi le mouvement universitaire qui tendait à réunir les îles créoles des Caraïbes et de l’Océan Indien.
Et tu es consul des Seychelles.
Oui, j’avais fait un premier film sur Toto Bissainthe, chanteuse haïtienne, parce que j’avais entendu et apprécié ses chansons. Cela m’a conduit à m’intéresser au monde créole et à participer à une première rencontre de Créolophones des antipodes. Le créole est dérivé du français comme le français du latin, et passionne les linguistes. Langue, culture, musique, même la cuisine sont extrêmement proches. L’idée du mouvement « Banzil Kreol » était d’avoir une transcription commune, même si la langue diffère quelque peu suivant les pays – comme l’arabe. Mais il n’y a pas eu les moyens de se rencontrer suffisamment, puis comme cela traînait, chaque pays a commencé à transcrire sa langue avec son orthographe, ce qui a torpillé cette graphie universelle.
Par comparaison, le Fespaco commence juste à intégrer des films en créole dans sa compétition, s’ouvrant davantage aux différentes dimensions du monde noir.
Vues d’Afrique s’est ouvert aux grandes diasporas, mais moins aux questions d’immigration pour ne pas se disperser
Il y a une section québécoise dans la sélection.
Oui, mais la section québécoise et même canadienne a la même logique : c’est plutôt des regards canadiens sur l’Afrique ou les Caraïbes. Ce sont parfois des cinéastes d’origine africaine mais ce n’est pas la question « comment on devient canadien ? ».
Qu’est-ce qui est nouveau aujourd’hui au Festival ?
C’est un élargissement de ce qu’on faisait au début. On a développé des rencontres, des discussions, des expositions, pour que ce ne soit pas seulement du cinéma – donc des activités de connaissance où participent aussi des journalistes. Le Rallye-Expos, qui a maintenant son autonomie au sein de Vues d’Afrique, propose une série d’expositions par des artistes africains et créoles ainsi que des présentations souvent à caractère pédagogique dans des lieux propices tels que musées, maisons de la culture, galeries et cafés.
Vous avez fait le choix d’intégrer aussi les films sur l’Afrique.
Le festival n’a jamais été purement de cinéma africain. On tient à ce qu’il y ait aussi le regard sur l’Afrique : de grands noms comme Thierry Michel et son œuvre sur le Congo, Raoul Peck sur Lumumba… J’ai d’ailleurs fait un film sur René Vautier, l’auteur du premier film anti-colonialiste puis sur la guerre d’Algérie, et son combat contre la censure, Le dur désir de dire, dont le titre paraphrase Paul Eluard : « le dur désir de vivre ». Pour mériter mon nom non de plume mais d’écran : Alain d’Aix, adopté pour Contre Censure !