Entretien avec Mehdi Barsaoui à propos de Aïcha

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Le deuxième long métrage du Tunisien Mehdi Barsaoui sort le 19 mars 2025 dans les salles françaises. En complément de notre critique à lire ici, nous avons rencontré le réalisateur à la 22ème édition du festival des films d’Afrique en pays d’Apt (FCAPA) où il était présenté en novembre 2024 et a obtenu le prix du jury jeunes. Cet entretien comporte quelques indications sur le récit et serait donc à ne lire qu’après avoir vu le film.

Le film est indiqué comme inspiré de faits réels : comment t’est venue cette histoire ?

Pendant la campagne promotionnelle de mon premier long métrage, Un fils, j’avais vu à la télé un fait divers où une jeune femme qui avait miraculeusement survécu à un accident de bus avait décidé de tester l’amour de ses parents en se faisant passer pour morte. Elle avait demandé à sa meilleure amie de présenter ses condoléances à ses parents. Cela n’avait tenu que quelques heures mais j’avais trouvé cet acte à la fois désespéré et courageux. Je ne savais pas que j’allais en faire quelque chose mais peu après nous avons appris ma femme et moi que nous allions avoir une petite fille . Cela a déclenché un jeu de projections et je me suis imaginé qu’un jour ma fille ferait peut-être la même chose. Je me suis alors détaché de ce fait divers et ai inventé un nouveau personnage qui partirait de Tozeur pour aller à Tunis.

Pourquoi Tozeur ?

Je ne sais pas ! Il y a cette attraction que j’ai pour le Sud. Dans le cas d’Un fils, c’était le Sud-Est, du côté de Tataouine. Pour Aïcha, c’est dans le Sud-Ouest près de la frontière algérienne. C’est peut-être cette beauté aride qui peut être le théâtre de beaucoup de rebondissements. Cette aridité me parle cinématographiquement. Il me paraissait également intéressant de faire de mon personnage une employée évoluant dans le luxe d’une société de plus en plus consumériste avec cet hôtel cinq étoiles où elle jette aux ordures après chaque repas comme un geste banal des crevettes royales et des langoustines importées de Tunis qu’elle n’a bien sûr pas le droit de récupérer pour son propre usage.

Peu à peu se construit une histoire pleine de rebondissements. Comment cela émerge-t-il pour toi ?

Pour être franc, c’est la narration qui dicte ses lois. Ces rebondissements n’ont pas été inventés en cours de route. C’est un cheminement qu’entreprend cette femme, Aya, de se faire passer pour morte pour avoir la vie dont elle a toujours rêvé. En somme un acte de désespoir répondant à la pulsion de vie. Elle croit s’être affranchie, mais cela ne se révèle qu’un affranchissement de façade. Elle se rend vite compte lors de l’épisode de la boite de nuit qu’elle est confrontée à ce mastodonte, cet ennemi de la République qu’est le ministère de l’Intérieur. Les rebondissements de l’enquête sont liés au cheminement de cette femme. Ce qui est le plus difficile à élaborer dans le film, dans l’écriture mais aussi dans le montage, c’est le fait que c’est un scénario à strates : le film est risqué car il y a deux intrigues. Le cheminement de cette femme vient s’imbriquer dans une intrigue policière qui donne une dimension politique au film. Il fallait que ces deux dimensions restent parallèles jusqu’à se croiser. L’intrigue personnelle ne peut s’épanouir sans la résolution de l’intrigue policière et politique. C’est un film sur la culpabilité qu’elle a envers ses parents d’avoir été égoïste et envers un type, Karim, qui ne lui a rien fait. C’est en s’affranchissant de la culpabilité envers ses parents qu’elle peut s’affranchir de sa culpabilité envers Karim. Il fallait trouver le bon dosage entre les deux intrigues pour qu’elle converge ce qu’elle veut être : Aïcha, dans le sens de l’adjectif « vivant ».

Est-ce qu’une intrigue t’intéresse plus que l’autre ?

Non, les deux me passionnent. Chacune aurait pu faire un film à part mais je trouvais fort la symbolique d’une femme qui se révèle à elle-même en même temps qu’un pays qui suit la même voie. On voit comment s’instaure une injustice. Cela me permettait de dénoncer ce qui se passe au niveau du ministère de l’Intérieur, la mainmise sur le peuple qu’exerce la police.

Le discours politique prend effectivement beaucoup plus de force s’il est ancré dans l’intime.

Exactement. Il vient de l’intime, du cheminement de cette femme. Je voulais éviter le côté héroïque de la résolution finale, qui est le véritable séisme politique qu’elle fait éclater. Et cela était dans l’écriture dès le stade embryonnaire. Je ne commence à écrire qu’une fois le squelette défini.

Donc les deux intrigues étaient là.

Oui. Cette femme qui croit s’affranchir va être confrontée au dilemme de sauver sa peau ou de dire la vérité. Elle apprend à dealer avec la vie. Elle évoluait d’un cocon à un autre. Et finit par s’affranchir de tout à la fois.

Cela n’arrive que peu à peu dans le film mais on voit qu’en définitive, elle se débrouille pas mal ! Elle est sans cesse rattrapée par sa situation ingérable mais elle s’en sort.

Oui, elle ment beaucoup. J’ai été confronté à beaucoup d’angoisse au montage.

Peur d’avoir construit un monstre ?

Oui. Car c’est un personnage très borderline. Ce qu’elle inflige à ses parents est le pire qui puisse arriver. L’angoisse des parents est de perdre leur enfant. Non seulement elle leur inflige cette douleur mais elle assiste à ses funérailles. Il était primordial de ne pas la condamner. Tout le monde la jugera mais je ne voulais pas la condamner. Elle ment pour s’en sortir, mais s’enfonce chaque fois un peu plus. Cette fuite en avant n’est que l’illusion d’un affranchissement jusqu’à ce que vienne cette affaire policière. Sans ce meurtre, elle aurait continué à vivoter.

Elle est quand même plein de contradictions : sa vie avec Lobna consiste à aller en boîtes pour connaître des nouveaux riches…

Oui, mais Lobna est tout ce qu’elle ne sera jamais. Lobna est doctorante, épanouie, elle s’assume pleinement. Aya ne soupçonne pas son côté sombre. Lobna est le symbole de la réussite. Elle a dû faire ses preuves. Elle a dû s’imposer.

On comprend mieux pourquoi tu fais le film : montrer qu’il y a quelque chose de systémique qui s’inscrit dans sa vie sans qu’elle le veuille.

Chez nous dans les sociétés arabes, tout est un peu écrit d’avance. Cette femme, quand elle ose dire non à la proposition de ses parents, c’est un énorme affront. Il n’y a pas de bénédiction divine sans celle des parents. Le non final d’Aya est le véritable affranchissement. Dans le film, tout lui est imposé : son amant, sa boss, ses parents… Elle continue de subir.

C’est vrai que la scène avec les parents est assez rude.

Oui, je le mesure maintenant que je suis père aussi ! On se met trop de pression en tant que parent à vouloir tout réussir, alors qu’on a le droit de ne pas tout contrôler. Mettre de la douceur aurait été trop convenu. Une sorte de happy end. Son affirmation vient dans la confrontation.

Habib Attia est le producteur. Quand le contactes-tu ?

Je ne pitche pas tout de suite. L’idée doit résister à l’épreuve du temps. Une fois qu’elle est en place, on en parle, on fait du brainstorming. C’est alors que je commence un traitement. Je ne commence jamais de scénario avant. C’est une phase introspective : je dessine le profil des personnages, commence à voir où ils veulent aller… C’est une phase technique qui pour moi est importante pour que rien ne soit gratuit. J’ai horreur de revenir en arrière quand j’ai commencé le scénario. Sur Un fils, il y a eu 23 versions. Sur Aïcha, il n’y en a eu que 12. Je pense avoir appris de mes erreurs : je ne veux démarrer le scénario qu’une fois que le traitement est béton.

Et là tu es toujours seul ?

Oui. Je me suis appuyé sur une consultante au scénario, Magali Negroni, mais seulement au deux-tiers du parcours, avec le scénario déjà écrit. Je ne fais appel à Magali que quand j’ai la tête dans le guidon, que je sais que j’ai des problèmes que je n’arrive pas à résoudre. Magali n’écrit pas. Elle devient la psy des personnages. On ne fait que parler. Elle déclenche des choses : je repars en session d’écriture. Je lui renvoie, elle lit, etc. En pointant le doigt sur ce qui cloche, on avance. Mais j’écris seul. Personne n’insuffle d’idée.

Se pose alors la question des collaborateurs.

Au niveau technique, les chefs de production sont les mêmes. Je suis fidèle à cette équipe. Je me sens en confiance avec eux. Ils ont cru en moi et ne me ménagent pas. Ils ne sont pas dans la diplomatie. Ils sont au service du film. Je ne suis pas un dictateur : j’écoute volontiers, c’est fluide, tout le monde donne son avis.

Fatma Sfar est impressionnante : elle est omniprésente.

Oui, elle est de tous les plans. On a tourné en novembre et je l’avais castée en janvier, dix mois avant. On est partis de zéro ensemble. J’avais peur pour ce personnage qui est très borderline. C’est surtout durant le montage que je me suis rendu compte à quel point elle doit mentir ! J’avais peur que son personnage ne bascule vers le côté obscur pour devenir irrécupérable. Il ne fallait pas la condamner pour que le spectateur ne la condamne pas. On a beaucoup travaillé sur sa fragilité pour qu’il y ait de l’empathie pour ce personnage. Il lui fallait tenir 1h40 pour que le spectateur puisse lui pardonner. Je crois en son désir de liberté. Elle prend conscience de tous les sacrifices. Dans une culture où les parents son sacralisés, oser dire non est l’affranchissement ultime de la culpabilité qu’on a envers la génération qui nous précède. Cela nous est inculqué dès l’enfance : il y a une ligne rouge à ne pas dépasser. Ce personnage refuse ce diktat car on lui a fait du mal.

Comment travailles-tu avec tes acteurs ?

J’ai commencé à le faire sur Un fils et je l’ai refais sur ce film : je réécris tous les dialogues avec les acteurs. Ma mise en bouche n’est pas la leur. Chacun parle à sa manière, avec le background qu’il a eu dans son enfance. Quand l’acteur essaye de se remémorer sa réplique, ça se voit. Il faut que ce soit naturel. C’est beaucoup de travail de préparation en amont : de l’improvisation pour donner à l’acteur sa marge de liberté. C’est bien sûr mon boulot d’obtenir ce que je voudrais, mais je leur dois beaucoup car ils me font confiance. Je dois dire que chacun s’est imposé tout seul par la force de sa proposition durant les différentes phases de la préparation.

Fatma Sfar et Nidhal Saadi

qui joue Farès est une star en Tunisie du fait de ses rôles dans les séries. Il y fait plutôt figure de sex-symbol, non ?

Oui, mais pour le film il a pris 23 kg ! Le changement s’opère déjà corporellement pour que je puisse croire qu’il est dans ce personnage. Il joue le rôle d’un policier qui fait les nuits. Il est célibataire, il mange mal, il est introverti… Il ne peut pas être avec un six-pack et des abdos bien dessinés ! Nidhal a joué le jeu : dans le film, il ne bouge plus de la même façon.

Il n’avait pas peur pour son image ?

Non, il a joué le jeu. Après le tournage, en deux mois à peine il est redevenu ce qu’il était ! Je crois que c’est amusant pour un acteur de devenir quelqu’un d’autre, de pouvoir se métamorphoser, se projeter dans un autre corps, une autre personne.

Combien de temps a duré le tournage ?

En Tunisie, les semaines sont de six jours, pas de cinq. J’ai eu 42 jours de tournage, ce qui est énorme vu les restrictions budgétaires actuelles. J’ai commencé à travaillé en avril avec les acteurs, Fatma un peu avant. En juillet, tout le film était répété. Les répétitions étaient filmées et chacun a eu ses vidéos, ses références. Il ne restait plus qu’à rentrer dans les personnages car on n’avait pas le temps de faire des essais sur le plateau. On a fait ce qui marchait durant les répétitions. On a tourné fin octobre et novembre 2023.

La mise en scène, la lumière évoluent durant le film avec les personnages. On a l’impression qu’on passe d’une femme à l’autre !

Oui, c’est grâce à toute l’équipe. Tout le monde est au service de cette triple métamorphose. Tout est au service de la narration. Tozeur est jolie dans la vraie vie, mais je ne voulais pas en montrer le côté carte postale. C’était important de donner l’impression d’une ville qu’on veut quitter. Il fallait ternir Tozeur à travers les murs, les costumes. A l’étalonnage, on a tout terni pour que tout soit plat, monotone et insipide. Aya a les cheveux toujours tirés, complètement effacée. A Tunis, elle s’ouvre et commence à porter de la couleur jusqu’à ce que Tunis révèle son vrai visage et que ça devienne underground.

A la police, ce n’est pas lumineux !

Oui, c’est sale. Au niveau de l’image, on a rajouté numériquement un grain pour apporter encore plus de saleté à l’image.

On nous prépare ainsi ce qu’on va ressentir.

Oui, sans artifices voyants : aucun travelling, aucun mouvement non naturel de la caméra. Si elle bouge, c’est que les acteurs bougent. Je voulais une mise en scène viscérale, organique, en perpétuel mouvement, très proche des personnages.

Et finalement assez discrète.

Absolument. Le mot était sobriété. J’ai été tenté par des images de drones, des travellings. Mais je me demandais si c’était sobre. Quand j’en ai fait, rien n’a été conservé au montage.

Est-ce que Clint Eastwood est pour toi une référence, lui dont la mise en scène est si difficile à repérer ?

Je le prends comme un énorme compliment ! Il ne faut pas de mise en scène outrancière ou tape-à-l’oeil ! Luc Besson disait que le plus beau des travellings est celui qu’on ne voit pas démarrer. Dès qu’on voit les choses, la forme prend le dessus sur le fond.

L’utilisation de la musique d’Amine Bouhafa est relativement parcimonique.

Oui, on se connaît bien et les morceaux sont prédéfinis dès le montage. La musique est au service de la narration, elle ne vient pas combler un vide. Elle peut avoir un rôle elliptique, en faisant avancer le récit, ou bien pour ponctuer des moments pivots dans le film.

Sa musique est toujours d’une grande richesse.

Absolument. Elle est riche parce qu’elle est sobre. Ce n’est pas noyé. Ce sont un ou deux instruments. La simplicité des instruments et des tons l’aide à se déployer. Et en même temps, elle est très reconnaissable.

Bien qu’il s’agisse d’une fiction, est-ce un problème d’aborder ainsi des sujets politiques ?

Le film a été financé par le ministère de la Culture et il est très fidèle au scénario soumis. Je pense qu’il s’inscrit dans le débat démocratique auquel je veux croire pour le pays. La fin du film est positive car justice est réparée.


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