Il y a dix ans, naissait en Algérie une belle maison d’édition. Entretien avec les éditions barzakh en 10 questions – comme autant de bougies d’anniversaire !
Il y a dix ans naissaient les éditions barzakh. En décembre 2010, vous avez reçu le Prix de la fondation Prince Claus des Pays-Bas en récompense du travail accompli. Pourriez-vous nous présenter la maison d’édition et nous dire quel regard vous portez sur ces années d’existence, de la création à la reconnaissance ?
Les éditions barzakh, ce sont au départ, deux personnes : Selma Hellal et moi-même, Sofiane Hadjadj. Selma Helall a fait des études de sciences politiques et moi-même des études d’architecture. Aucun lien avec l’édition donc. De fait, nous avons du mal à porter un regard distancié, objectif sur notre parcours. Les choses ne se sont pas faites selon un plan préétabli. Nous avons juste eu de la chance de croiser certains auteurs à un certain moment, de ne pas laisser tomber trop vite
Et la reconnaissance est très relative : l’économie du livre est très fragile, tout va très vite, il faut essayer de garder le cap que nous nous étions fixé, malgré les aléas divers.
Comment naît une maison d’édition ? Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, on saute le pas et l’on se dit : je vais faire naître des livres ?
On ne sait pas encore comment se sont exactement passées les choses. Entre 1998 et 1999 on avait tenté l’expérience d’une revue artistique – Parking Nomade – où on voulait donner à voir et à lire la nouvelle création algérienne. C’était un moment particulier : on était en pleine décennie noire, avec le sentiment que tout s’effondrait : la violence terroriste était à son apogée, les élites et les créateurs étaient soit assassinés, soit s’exilaient, soit se terraient chez eux : le sentiment d’un désastre sans nom.
Après nos études en France, Selma et moi, avons eu tous deux le désir de « rentrer » tout de même, début 1998, d’abord pour travailler dans nos domaines respectifs. Puis il y a eu l’expérience de la revue. Nous avons alors attrapé le virus : celui d’être des médiateurs, des passeurs, des témoins aussi de ce que la création était bel et bien là. Nous sommes tous les deux, évidemment et depuis toujours, des amoureux du livre, des passionnés de littérature. Et ce, à un point maladif ; nous étions malades de voir que les écrivains algériens publiaient en France ou au Liban mais pas en Algérie, malades de voir qu’il y avait des auteurs vivants en Algérie qui n’arrivaient pas à se faire « entendre ». Nous nous sommes donc lancés « comme ça », sans plan préétabli, sans expérience, sans formation – d’une manière un peu inconsciente – avec juste l’envie de donner à lire des choses que nous aimions. Et notre premier livre, publié en avril 2000, était un recueil de contes, quelque chose de très éloigné – du moins en apparence – des réalités sociopolitiques que nous vivions.
Vous êtes souvent revenu sur la signification du nom des éditions « barzakh », pourriez-vous cependant nous parler de ce choix. Et pensez-vous que, tout comme les limbes, une maison d’édition doit être un lieu de passage, de devenir ?
Comme tout choix, il s’est imposé à nous à notre insu ! On dira là encore qu’on ne sait pas très bien comment cela s’est fait ! Nous cherchions quelque chose qui puisse traduire ce sentiment de désastre et de précarité que le pays traversait. Et en même temps quelque chose qui dise le sentiment d’incertitude qui nous habitait, sur un plan strictement intime. Ce nom est apparu au travers de plusieurs références qui se sont soudainement liées : ce terme existe dans le Coran (Sourate 55, verset 20), c’est le titre et le propos d’un très beau roman de Juan Goytisolo (Gallimard, 1994), c’est aussi le titre du premier album du musicien Anouar Brahem (barzakh, ECM, 1991). Aujourd’hui nous avons plus de facilité à expliquer ce que cela veut ou pourrait signifier : pour nous, « barzakh » c’est d’abord l’entre-deux, le champ des choses qui ne sont pas clairement identifiées, qui ne répondent pas à une pseudo-objectivité. A l’époque, nous avions l’impression d’être mis en demeure de choisir notre camp au milieu d’une guerre civile qui ne disait pas son nom, qui ne trouvait pas son nom. Précisément, les livres, la littérature sont dans ce « barzakh », ils autorisent le doute, la complexité, l’ambiguïté même, loin de toute instrumentalisation politicienne et de tout manichéisme.
Vous travaillez beaucoup avec certaines maisons d’édition française (ou autres) : achat de droits, coéditions
Que pensez-vous de la circulation des textes entre les deux rives de la Méditerranée ?
Les lois sauvages du libéralisme font que les livres sont un bien marchand parmi d’autres. De fait les livres circulent peu et mal. Les barrières commerciales, douanières, logistiques qui se renforcent continuellement ne font qu’aggraver la situation. Il y a de fait une situation de déséquilibre flagrant dans la transmission du savoir entre le Nord et le Sud, et ce déséquilibre ne cessera de se creuser. Aujourd’hui avec la concurrence d’autres médias (télévision, internet) et de nouveaux supports (tablettes multimédias entre autres), le livre devient petit à petit un objet obsolète pour les nouvelles générations, il perd son aura, son capital symbolique.
Du coup la coédition ou la cession de droits deviennent de vraies alternatives pour essayer de faire en sorte que les livres existent de part et d’autre de la Méditerranée. Nous faisons partie aussi de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants qui mène une action résolue et décisive dans ce sens et c’est très important.
Mais on regrette que les maisons d’éditions françaises ne soient pas toujours sensibles à cela. Une autre piste d’ailleurs consiste à demander aux auteurs algériens de « réserver » les droits de leurs livres pour l’Algérie. C’est ce que font certains auteurs sud-africains ou indiens. Mais ce n’est pas simple à faire, les auteurs ne veulent pas contrarier leurs éditeurs.
Malgré ces difficultés, il semble que la situation évolue peu à peu, d’ailleurs, les éditions barzakh ont aussi fait connaître des auteurs – et vendu des droits – en France !
Oui, et nous n’en sommes pas peu fiers ! En effet, en 2010 et 2011 les éditions barzakh ont cédé les droits de plusieurs titres à des maisons françaises : c’est le cas de La prière du Maure d’Adlène Meddi, paru chez l’éditeur de polar marseillais Jigal, de la jeune auteur Kaouther Adimi, dont le premier roman Des ballerines de papicha va paraître chez Actes Sud en mai 2011 sous le titre L’envers des autres ou encore de Kamel Daoud, écrivain et chroniqueur au Quotidien d’Oran, dont le recueil de nouvelles La préface du nègre (Prix Mohammed Dib, 2009) sortira bientôt chez Sabine Wespieser (là aussi le titre change et devient Le minautore 504).
Parfois, les parutions sont simultanées : en Algérie et en France, ce sera le cas en octobre prochain avec L’homme qui voulait changer le monde à huit heures moins le quart de Mustapha Benfodil, qu’Actes Sud publiera en même temps que nous.
Tous ces exemples tendent à montrer que la situation évolue, petit à petit, et c’est important de le dire car ce mouvement de cessions du Sud vers le Nord est nouveau, du moins dans de telles proportions. Habituellement, les talents prometteurs sont tout de suite « préemptés » par les éditeurs français la reconnaissance est française avant que ne s’effectue le fameux « retour au pays natal ». Mais dans ces cas précis, nous avons réussi à « garder » ces nouvelles plumes et faire en sorte qu’elles soient d’abord publiées et reconnues en Algérie avant d’être reprises en France. C’est encourageant !
Lorsque l’on a des ouvrages des éditions barzakh entre les mains, on ne peut qu’être réjoui par le soin apporté à l’objet livre : choix des photographies de couvertures, du papier
L’aspect physique de l’ouvrage occupe-t-il une place prépondérante depuis toujours ?
C’est une préoccupation essentielle, l’idée d’offrir au lecteur tout autant un « objet » soigné qu’une source de savoir ou de divertissement. Mais cela signifie un surcoût que l’on regrette parfois. Le dilemme est toujours là : un livre soigné mais plus cher ou un ouvrage « cheap »
Quel regard portez-vous sur l’évolution de la littérature algérienne – ou plus généralement du Maghreb – depuis la naissance de votre maison d’édition ?
Peut-être qu’on peut dire que la littérature algérienne a toujours occupé une place particulière au Maghreb. Elle n’a jamais cessé d’être féconde, de se renouveler, d’être subversive. Peut-être est-ce dû à l’histoire singulière de l’Algérie, une histoire mouvementée, violente, jamais apaisée. Je suis frappé de voir combien nos écrivains sont dans le malaise constant, l’inquiétude. La littérature se nourrit de tout cela. Depuis nos dix années d’édition, on voit un renouvellement à l’uvre. Des auteurs comme Al Mahdi Acherchour, Salim Bachi, Mourad Djebel ou Bachir Mefti – chacun dans le territoire qu’il dessine – proposent de nouvelles propositions littéraires à la fois ancrées symboliquement dans la longue histoire de l’imaginaire algérien et en même temps absolument singulières et universelles. Ils n’ont de cesse d’affirmer qu’ils ne se revendiquent de rien, ne sont représentatifs que d’eux-mêmes, de même que les nouvelles plumes féminines comme Hajar Bali ou Kaouther Adimi ne veulent plus être les porte-drapeaux de la littérature dite « féminine » ! Les thématiques se diversifient, de nouveaux genres apparaissent comme le polar avec Adlène Meddi, ou une forme de burlesque « désaxé » avec Mustapha Benfodil. Mais chez tous demeure en filigrane un sentiment d’angoisse, ce sont souvent des livres durs, exigeants et où domine le sentiment du tragique.
Une de vos collections s’attache à rééditer sous forme de trilogie l’uvre de grands auteurs : qu’est-ce qui a présidé à cette décision (et, plus largement, aux choix des collections dans une maison d’édition) ? Plus généralement, pourriez-vous nous présenter quelques-unes des collections de la maison, et nous dire comment elles sont nées ?
Nous n’avons pas beaucoup de collections. L’une d’elles – L’il du désert – s’attache à publier des ouvrages littéraires relatifs au désert algérien. C’était un désir précis qui s’est concrétisé lorsque Rachid Boudjedra nous a « offert » en 2002 un texte inédit Cinq fragments du désert, ont ensuite alternés des textes de fond (Isabelle Eberhardt ou Théodore Monod) et des textes de commande (Habib Ayyoub).
Une autre collection vise donc à publier trois romans d’un auteur en un seul volume. Au départ, en 2006, on a voulu éditer la fameuse Trilogie Algérie de Mohammed Dib dans une édition algérienne, car, curieusement, cela n’avait jamais été fait. Et puis au hasard de nos lectures nous sont apparus d’autre « trilogies » ou « triptyques » – pas forcément voulus par leurs auteurs à l’origine – mais qui dégageaient pour nous une certaine cohérence, d’où l’idée d’une collection. Comme nous n’avons pas de formation spécifique aux métiers de l’édition, nos intuitions et le hasard nous guident beaucoup dans nos choix. Cela peut être autant un atout qu’un handicap !
Vous définissez le métier d’éditeur comme acteur culturel : quelles envies et projets avez-vous envie de réaliser pour les années à venir ?
Il est vrai que dans un pays comme l’Algérie, être éditeur ce n’est pas simplement publier un livre. Tout y est plus compliqué par rapport aux pays développés : du suivi de l’impression à la distribution, des contraintes administratives aux problèmes logistiques, rien ne va de soi ! On a donc tendance à se démultiplier et à perdre beaucoup d’énergie. De plus, l’image de l’éditeur fait qu’il devient porteur de bien plus qu’un roman ou un essai : c’est un acteur culturel, social et même politique. On rêve alors de monter des projets qui soient strictement « artistiques », une grande exposition, totale, du plasticien Rachid Koraïchi, qui a beaucoup travaillé avec les écrivains (Mohammed Dib et Michel Butor surtout). Mais qu’est-ce que veut dire « strictement artistique » dans un pays comme l’Algérie ? Malgré tout ce que nous pouvons dire et faire, malgré la volonté des auteurs de se « retrancher » sur leur travail, je crois que Gilles Deleuze avait raison en parlant à propos de Kafka que dans nos pays toute création exprimera toujours un point de vue collectif et sera de fait toujours politique.
Pour terminer, avez-vous en tête un beau moment/souvenir d’édition que vous aimeriez nous faire partager ?
Peut-être en 2001, le moment où nous avons contacté Mohammed Dib pour éditer son recueil de poésie L’aube Ismaël. Le premier contact par téléphone – en fin de matinée d’un jour de semaine – avec lui était très émouvant pour nous, intimidant : parler comme ça, simplement, avec un monstre sacré de la littérature algérienne alors que nous débutions à peine
Puis ensuite le travail éditorial avec lui – le choix de la maquette, les épreuves – toujours empreint de simplicité. Mais on aimerait toujours parler des projets en cours, des livres qui sortent à peine de l’imprimerie, des livres à venir
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