Femi Kuti reprend le flambeau

Entretien d'Ayoko Mensah avec Femi Kuti

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A 36 ans, le fils ainé de Fela vient de lancer un mouvement politique et de sortir son deuxième album, Shoki Shoki (Barclay/Polygram). Un an et demi après la mort du héros légendaire de l’afrobeat, Femi Kuti tente de s’imposer sur la scène internationale comme son plus digne héritier. Il se dit prêt à marcher sur les pas de celui qu’on surnommait le Black President.

Vous venez à la fois de sortir un nouvel album et de lancer un mouvement politique, le MASS, « Mouvement against second slavery » ? Est-ce pour vous affirmer aux yeux du monde le successeur de Fela ?
J’ai lancé le MASS en octobre dernier, à Lagos, à l’occasion d’un grand concert pour l’anniversaire des 60 ans de Fela. J’ai sorti mon album quelque temps avant au Nigeria. C’est vrai que je suis déterminé à poursuivre la lutte de mon père. Le MASS, c’est un mouvement qui lui rend hommage, mais ce n’est pas un remake de son parti, le « Movement of the People » qu’il avait créé à la fin des années 70. Le MASS n’est pas un parti politique. Il se donne plutôt pour objectif de faire entendre et de soutenir les revendications de la population auprès des autorités.
Quel est ce « second esclavage » contre lequel vous voulez lutter ?
L’esclavage ne s’est jamais arrêté. Il a pris d’autres formes, c’est tout. L’an dernier, la France célébrait le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage mais tout ça c’est de la pure hypocrisie ! Jusqu’à présent, depuis cinq siècles, l’Afrique n’a pas eu l’opportunité de se gouverner elle-même. Lors des indépendances, l’Europe et les Etats-Unis ont installé et soutenu des gouvernements qui servent leurs intérêts. La forme extérieure de la traite a disparu : la capture, l’exil forcé des esclaves… Mais aujourd’hui, les Africains dans les bureaux continuent de travailler pour les Occidentaux. Les multinationales européennes et américaines se servent dans nos richesses minières comme elles l’entendent. Elles pompent le pétrole et enrichissent quelques individus qui asservissent leurs peuples. Voilà ce que j’appelle le deuxième esclavage.
Vous pensez arriver à changer des choses ?
Je vais essayer. N’Krumah a essayé, Marcus Garvey, Malcom X, mon père ont essayé. Je vais m’y efforcer aussi. Est-ce que je vais y arriver ? En tout cas, je vais m’y coller ! Et mon fils fera de même. Et son fils aussi… Beaucoup de gens vont essayé jusqu’au jour où… et ce jour-là finira par arriver.
Vous y pensez à ce jour-là ?
Quand je regarde mon fils, j’y pense forcément. Je me bats pour que les choses changent pour sa génération. Pour qu’il reçoive une éducation de qualité, qui lui enseigne l’Histoire du continent, qui réintègre les cultures africaines au centre de nos modes de vie. Une éducation qui nous permette de concevoir notre propre technologie, de ne pas copier bêtement les Occidentaux dans leur erreurs. Une éducation qui nous donne les moyens de défendre nos points de vue et de discuter d’égal à égal avec eux.
A cause de l’éducation que j’ai reçue, je connais mieux la culture européenne que ma propre culture. Ce n’est pas normal ! Je pense en anglais, je rêve en anglais… Il faut revaloriser les langues africaines parce que ce sont nos cultures. Je me bats pour faire avancer cette prise de conscience, pour que les Africains apprennent d’abord leur langue. C’est trop tard pour ma génération mais ce sera le combat de la génération de mon fils.
Rien ne dure toujours. Jadis, l’Afrique fut un grand continent… Les choses vont changer. Les grands d’aujourd’hui, les Etats-Unis, que seront-ils dans 100 ou 200 ans ?
Comment voyez-vous la récente évolution politique dans votre pays ? Le nouvel homme fort, le général Abdulsalami Abubakar, a promis de rendre le pouvoir aux civils lors de prochaines élections présidentielles. Wole Soyinka est rentré…
Je reste très méfiant à l’égard de la classe politique nigériane. Qui sont ces politiciens ? Ceux-là même qui ont mis le pays dans l’état catastrophique où il est actuellement…
Cette énergie pour vous battre, est-ce depuis la mort de Fela ?
J’ai toujours eu cette volonté mais elle devient de plus en plus forte avec le temps. Je me sens porté par une continuité… Ma grand-mère, qui s’est battue pour l’indépendance et le droit de vote des femmes au Nigeria, et mon père ont lutté pour le même objectif : la dignité et la liberté des Africains. C’est à mon tour… J’hérite d’une mission. Mais cela ne m’empêche pas de savourer la vie, de vouloir m’éclater… Je ne veux pas que ma musique soit trop sérieuse, n’évoquer que des problèmes dans mes textes. Cela deviendrait monotone.
Est-ce aussi une façon de vous démarquer de votre père ?
Mon père aussi a écrit des chansons légères. Mais en vieillissant, elles sont devenues de plus en plus sérieuses, parce qu’il voyait que rien ne changeait. Il a passé sa vie à se battre pour son peuple et il ne pouvait pas comprendre que les changements n’arrivent pas.
Pour moi, c’est important de chanter la vie sous toutes ses coutures : les problèmes, les choses drôles, les trucs bizarres…
Quels sont les problèmes que vous dénoncez dans cet album ?
Je parle des problèmes d’eau et d’électricité. Il n’y a toujours pas d’eau dans certains quartiers de Lagos ; l’électricité fonctionne quand elle veut bien. Les coupures surviennent toujours à l’improviste. Ça fait planter tous les ordinateurs ! Il te faut un groupe électrogène sinon t’es foutu… Les routes sont en mauvais état.
Les gens continuent de souffrir. Ils travaillent dur pour gagner trois fois rien. Tous ces problèmes existent depuis des lustres et ça continue comme ça…
En quoi votre style est-il original par rapport à l’héritage afrobeat de votre père ?
Mes compositions sont plus groovy, plus dansantes. Je veux que ma musique explose ; qu’en l’entendant, tout le monde soit obligé de bouger ses pieds, même les gens racistes !
Ça n’a pas été facile de faire mon chemin musical au Nigeria. Mon père n’a pas accepté que je quitte son groupe en 1986. Les gens n’ont pas apprécié non plus… Ça a été dur. J’ai tenu grâce à ma mère qui finançait mon groupe. Ce n’est que cinq ans plus tard que Fela m’a réinvité à jouer au Shrine… Ma musique a d’abord été reconnue en Europe avant de l’être chez moi… Aujourd’hui, si je cartonne en Europe, j’ai le Nigeria avec moi !
Qu’est-ce que devient le Shrine (la boîte mythique ouverte par Fela en 1978) ?
Pour l’instant, le Shrine ( » le sanctuaire « ) est ouvert. Mais la menace de sa fermeture pèse toujours. Rien n’est encore réglé avec le propriétaire de la maison. Soit il accepte de nous la vendre, soit il va falloir trouver un nouveau lieu et reconstruire le Shrine. Pour l’instant, nous essayons de le garder comme mon père l’a laissé. Les gens y viennent pour lui rendre hommage, apprendre des choses sur sa vie. Pour beaucoup, Fela était comme un Dieu. Il appartient pour toujours à l’Histoire de l’Afrique. C’est notre devoir de préserver ce que Fela a construit.
Avec mon groupe « the Positive Force », j’y joue tous les dimanches après-midi, pour le  » Sunday Jump « … Les vendredis, c’est un de mes jeunes frères, Seun, qui se produit avec le groupe de Fela. Il n’a que 15 ans ; depuis la mort de notre père, son entourage le pousse à aller plus vite qu’il ne devrait. Il n’est pas prêt musicalement. J’essaye de lui faire comprendre, de le conseiller mais c’est à lui qu’appartient la décision. Il n’a pas d’éducation musicale, il ne maîtrise ni le sax, ni le piano, ni le chant et il veut devenir Fela ! Mais personne, ni lui ni moi, ne peut devenir Fela. De toute façon, je ne veux pas devenir Fela. Je veux être Femi ! Tu dois être toi-même, te trouver toi-même sinon, lorsque le jour arrivera, tu ne seras pas à la hauteur !

///Article N° : 634

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Femi Kuti © Thomas Dorn
Femi Kuti © Thomas Dorn





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