Gnawa Home Songs

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Conforme à l’esprit de la très esthétique collection « Accords croisés » cet album est bien plus qu’un énième document ethnographique sur les Gnawa : un précieux moment musical. Au lendemain du Festival d’Essaouira 2006, cinq grands maâlems (maîtres) se sont réunis pour enregistrer dans une maison de Tamesloht. Le lieu n’était certes pas neutre : ce village fortifié du XIII° siècle, proche de Marrakech, est depuis longtemps un fief des Gnawa qui y fréquentent la zaouia (sanctuaire) de la puissante confrérie soufie Jazouliya.
Cependant, comme le suggère le titre du cd, on est ici à l’écart des manifestations publiques – rituelles ou « touristiques » – des Gnawa.
L’objectif était, ainsi que le souligne la productrice Emmanuelle Honorin dans un texte érudit et onirique, « une mise à nu de leurs mélodies (…) dans un écrin quasi familial et un contexte intimiste. » Ici les tambours se taisent, les crotales se font discrets, place au chant profond du maâlem et à son ombre caverneuse, le son dansant mais impérieux de son luth-basse à trois cordes guembri, qui n’a jamais semblé aussi proche de celui des grands contrebassistes du jazz. Chœur responsorial, claquements de mains, tintements de bouteilles et frémissements de boîtes d’allumettes suffisent à susciter une atmosphère festive et recueillie, vraiment magique par moments.
Car bien entendu, ce studio improvisé n’a rien d’un banal « salon de musique » : si les esprits guérisseurs n’y sont pas officiellement convoqués, on y devine souvent le bruissement attentif de leurs voiles.
La réussite de ce beau projet est dans ce paradoxe : si loin du tumulte de la derdeba – le « grand bruit » parfois un peu infernal qui est l’acmé de la lîlâ (le rituel nocturne des Gnawa) – on a l’impression de n’avoir jamais été aussi près du cœur de leur musique.
Or la musique des Gnawa est tout sauf une et indivisible. Ce disque fait un sort aux apparences trompeuses que seul distille son rythme de base le plus courant, en 6/8. « Gnawa Home Songs » fait table rase des fadaises et des formules préfabriquées et réductrices si chères à l’imagination féconde mais vaine des amateurs pressés de « world music » : il n’existe pas plus un « son gnawa » uniforme qu’un « blues gnawa » ou une « transe gnawa » ! Il y a des dizaines de communautés régionales, très éparpillées dans tout le Maghreb. Chacune a ses particularités, et en son sein chaque maâlem possède son propre style, que ses pairs et son public éclairé savent immédiatement identifier, comme c’est d’ailleurs le cas pour toute autre musique où l’improvisation joue un rôle aussi éminent.
Cette identité, cette individualité est d’ailleurs sûrement ce qui fascine le plus les innombrables musiciens de jazz ou de rock qui, depuis une trentaine d’années, ont contribué à faire sortir cette musique de son cadre régional, rituel et traditionnel… À ses risques et périls.
« Gnawa Home Songs » est donc avant tout un témoignage intime sur le talent musical, instrumental et vocal, de quelques hommes remarquables, tous marocains, et la plupart d’origine subsaharienne.
La plupart, mais pas tous : la présence d’Abdelkebir Merchane – arabe de Marrakech élevé par une nourrice noire, seul gnaoui de sa famille – illustre bien la diffusion, lente mais progressive, de cette « culture noire » dans les sociétés de plus en plus métissées du Maghreb.
C’est lui, symboliquement, qui ouvre cet album ; son style vocal et instrumental très vigoureux révèle un caractère épanoui et flamboyant mais certainement pas une quelconque « blanchitude » – bien qu’on puisse déceler dans son chant une possible influence de vieilles confréries soufies chérifiennes comme celle des Aissawa. De même, chez Hamid Kasri, originaire du nord du Maroc, on sent nettement l’imprégnation du style andalus et du malhun, surtout dans « Hamdouchia ».
Venons-en à ce qui fascinera sans doute le plus ici les lecteurs d’Africultures, ce qui fait la singularité absolue des Gnawa, à savoir leur « panafricanité » : la persistance dans leur patrimoine d’émigrés sans retour en terre arabe de l’héritage de leurs ancêtres subsahariens.
Outre le fait que leur instrument tutélaire – le guembri – est quasiment semblable au luth ngoni des griots mandingues, cette filiation se manifeste surtout ici par des références mythiques, symboliques, plus que musicales ou même linguistiques. Si la plage 4, d’ailleurs très réjouissante, est chantée par Zef Zaf « en bambara » (selon le livret) aucun de mes amis de Ségou à qui je l’ai passée n’y a compris un traître mot ! Plus convaincantes sont les références poétiques aux pêcheurs Bozo, maîtres des esprits des eaux du Niger, comme les Gnawa prétendent l’être des esprits de l’air au Maroc. Le nom de famille du grand maâlem de Marrakech Amida Boussou (décédé peu après la sortie de ce cd) et de son fils Hassan serait une déformation de « Bozo ». Leurs voix se précipitent tel un torrent sur les rudes notes de leurs luths. Disciple d’Amida Boussou, Abdelkader Amlil, jeune virtuose du guembri originaire de Rabat s’exprime avec une puissance qui séduira sûrement tous les amoureux de Charles Mingus ou de Jaco Pastorius.
Rien n’interdit de rêver aux « esprits noirs » (qui ont bon dos), à « l’Afrique originelle », ou aux « actes héroïques des ancêtres ». Dans une brève vidéo, le vétéran Zef Zaf conte sa version, jolie mais peu convaincante, de la saga des Gnawa.
Ce disque, et c’est son principal mérite, incite plutôt à écouter les maâlems gnawa pour ce qu’ils sont, pour ce qui fait désormais leur immense prestige international : excellents musiciens professionnels, héritiers d’un savoir ancestral qui leur aura permis de devenir, au nom d’ancêtres réels ou de génies imaginaires, des passeurs essentiels entre les cultures africaines, puis entre l’Afrique et le monde entier.

Gnawa Home Songs, (Accords croisés / harmonia mundi)///Article N° : 5866


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