L’univers gnawa rencontre un succès inattendu cette année en France. Un phénomène qui brasse à la fois business, exotisme, mystique et discours sur l’intégration. Un succès qui déborde le monde de la musique.
A l’origine du phénomène : deux groupes de fusion franco-maghrébine, l’orchestre National de Barbès et Gnawa Diffusion. Le premier se revendique d’un quartier mythique de la région parisienne qui incarne à la fois le retranchement immigré et l’idéal cosmopolite. Le second évolue sous le regard d’Amazigh Kateb, dont la poésie urbaine défie les barrières sociales et raconte l’intégration difficile des peuples anciennement colonisés chez les maîtres d’hier. Tous deux refusent les étiquettes réductrices et ambitionnent de parler au plus grand nombre. Point commun parmi d’autres qui les rallient : la référence à l’univers gnawa. Autant par la musique que par un certain discours, à travers lequel l’humilité et la dérision de soi s’imposent comme des lois, l’échange avec l’Autre quel que soit son origine comme une obligation et la tolérance comme une règle de vie. Une tendance qui a tout de suite porté ses fruits dans un pays de plus en plus menacé par l’extrême droite. Un parti pris vers lequel le public communautaire va se laisser happer, au même titre qu’un public plus large pour qui musique signifie joie de vivre et dépaysement avant tout.
Il n’en fallut pas plus pour provoquer un raz de marée. Avec le succès, les deux groupes, qui ne se limitent pas à la musique d’inspiration gnawa, torturent le son et mélangent les genres. Rock, chaâbi, ragga, raï
Cependant, ils insisteront à travers leurs multiples entretiens avec la presse pour garder sur eux la bénédiction des maallims*. Un positionnement de principe qui va continuer à séduire le public. Un principe qui va surtout provoquer un intérêt nouveau pour cette culture gnawa, dont est issue l’une des plus extraordinaires fusions arabo-africaine sur le plan musical. Avant l’ONB et Gnawa Diffusion, des groupes à vocation internationale s’étaient penchés sur la question. Les Rollings Stones, Randy Weston et bien d’autres pointures sont allés s’encanailler ou se ressourcer dans ce monde. Mais l’intérêt aujourd’hui vient du fait que les instigateurs du mouvement sont d’abord des Maghrébins, installés dans l’Hexagone, qui se réconcilient avec leur propre culture. On est loin des opérations uniquement médiatiques. Certes, il y a un côté business essentiel dans ce phénomène, qui, cette année, a amené artistes, institutions, maisons de disques, festivals et médias à s’intéresser de près ou de loin aux prières gnawi. Tout comme il existe un exotisme lié à l’instrumentation utilisée (karkabous, guemris, t’bel
), à l’ambiance de certaines prestations gnawi (encens, youyous, entrée en transe non maîtrisée de spectateurs, etc.), aux décors et aux habits de circonstances.
Mais il y a aussi derrière ce phénomène un besoin de mystique de la part du public occidental. Un désir que vient souligner en premier la diaspora maghrébine, en assumant pleinement ce legs ancestral aujourd’hui ramené sur la scène française. Beurs de la seconde génération ou immigrés de la première heure, beaucoup se jettent à corps pleins dans l’univers gnawa. Il y a de leur part en effet comme une sorte de ré-appropriation d’une culture, qui n’a concerné qu’une minorité de la population nord-africaine durant de très longues années, dans le but de mieux dire ce qui les effraie en France. Le concept va au-delà de la musique. Car cette culture historiquement – remonte à l’époque de l’esclavage. Ainsi au Maroc, on parle des expéditions militaires du XVIème siècle, organisées contre l’empire mandingue. A la suite d’une défaite des armées ennemies, le sultan de Marrakech, à la tête d’une des grandes expéditions décide ramener avec lui les meilleurs éléments noirs africains pour en faire sa garde personnelle. De là viendra ce nom de « gnawa », qui voulait dire naïvement « ceux qui viennent de Guinée ». Constituée en une minorité ethnique fortement marquée par le « totalitarisme du fouet », les gnawi vont au fil des années se laisser happer par ce nouveau monde et pousser le pardon jusqu’à s’intégrer dans cette société musulmane, tout en conservant certains rituels ou traditions thérapeutiques d’obédience animiste, typiques des régions d’origine.
De là naîtra une forme de syncrétisme qui les unira à jamais au monde maghrébin, malgré la menace du fantasme identitaire et le culte du retour possible en Afrique noire. Ce syncrétisme se déclinera sous forme de confréries religieuses, qui se mettront sous la protection d’un « saint » (wali). Chants liturgiques, danses qui appellent à la transe, culte de saints noirs tels que Bouderbala ou Mimouni
Derrière le terme gnawa, va s’ériger toute une dramaturgie, musicale notamment, sur laquelle s’appuieront les maallims pour « guérir le mal, soigner les âmes ». Incarnant une sorte d’ordre élu, ils disent recevoir leurs ordres directement de Dieu. Handicapés, fous à lier, femmes stériles, individus possédés par le démon ? Le maître gnawa possède un don qui sauve. Un élément qui explique le succès de la musique gnawa. Elle aurait des vertus qui dépassent de très loin le plaisir unique du mélomane. C’est grâce à cette réputation en tous cas qu’elle a ouvert grandes les portes du show-bizz. « Le public occidental a besoin d’une histoire, pas d’une suite de rythmes. C’est vrai que c’est une belle musique. Mais ce qui la distingue réellement, c’est tout ça. Les esclaves, l’état d’esprit de ceux qui la produisent, ses bienfaits spirituels, la notion de pardon chez les gnawi, etc. », nous explique Yazid, un disquaire.
C’est une musique inscrite dans la marge, avec ses rituels thérapeutiques et mystiques qui impressionnent. Cependant, il y a une autre raison au succès. Le dit public est allé vers cette musique, ajoute-t-il, « parce que les membres de la diaspora l’ont aussi entraîné dedans. Ce qui s’est passé, c’est que les gens avaient besoin de nouvelles vibrations. Le raï fatigue. Et le chant gnawa le remplace, un peu comme avec le châabi. Les Maghrébins, qui, pourtant, n’écoutaient pas tous cette musique gnawi au bled, se sont mis à l’apprécier ici. Parce qu’elle représente un truc positif par rapport à la notion d’intégration. C’était une culture de Noirs au départ. Aujourd’hui, c’est aussi une culture de Blancs nord-africains. C’est ça qui est formidable. Et ça l’est encore plus en France, où l’on nous parle d’intégration à vide. Si nous Maghrébins, on n’était pas capable de revendiquer cette musique noire comme étant la nôtre, comment allait-on nous défendre face au discours de l’extrême droite ? » Il n’en fallait pas plus pour confirmer la tendance… Alors qu’au Maghreb, les gnawi se laissent parfois bouffer par le tourisme folklorisant, dans l’Hexagone ils accumulent les signes de respect. Une musique qui guérit, rassemble et transcende les maux de la société : que demander de plus ? Le public suit. Probable qu’au Maroc par exemple, la communion n’aurait pas été aussi totale. Entre petits-fils d’anciens esclaves, Blancs berbères ou arabes, Blancs d’Europe, etc. A Paris, le miracle a surtout eu lieu grâce au business show. Il faut le croire. « Mais ceci n’empêche pas cela » répond Yazid.
*maallims : maîtres. ///Article N° : 1074