Un soir, alors qu’elle était un peu désespérée par la campagne présidentielle, Alice s’est mise à imaginer des portraits d’électeurs fictifs. Décrire des gens qui votent ou pas, dans leur vie quotidienne, pour tenter d’y voir un peu plus clair sur l’état politique de notre pays. Pour en rire, aussi. Elle a posté un premier texte sur Facebook, et Marie-Julie, amusée, lui a répondu par un second portrait. Elles alimentent maintenant un blog : Ils vont voter et puis après. ilsvontvoter.wordpress.com
Peu de monde au marché ce matin. Amar tourne en rond, ses tracts à la main. Discute avec la bouchère, évite le fromager. Il en connait du monde, depuis le temps. Il aime ça, les gens, le social. Être proche du peuple. D’ailleurs il en fait partie du peuple. Il parle fort, par-dessus les rôtis, pour qu’elle l’entende bien. Ouvrier, arrivé en France en 1964. Il se rappellera toujours ses premières années ici. Mai 68, les seventies et les hippies. Tout le monde se mélangeait dans les bars. Liberté, égalité, fraternité. Maintenant c’est différent. On ne se parle plus. Il admire la bouchère parce qu’elle a continué à tenir son commerce même lorsque son mari est mort. Elle a eu la vie rude mais garde le sourire. En voilà une qui mérite son travail. Sa place. Amar lui achètera un rôti, avec des haricots ce sera parfait. Il lui raconte qu’il a élevé ses enfants en leur demandant de se tenir loin de la politique. Parce que le boulot d’abord. Il est tellement fier de sa fille, de son doctorat en droit des affaires. Lui qui n’était qu’un ouvrier ! La France lui a offert ça, et la possibilité d’acheter une petite maison. Mais c’était avant Mitterrand.Depuis tout a changé. Il voudrait le retour du franc. Pour que les petites gens puissent s’en sortir. Il réajuste sa casquette, fait une pause, le regard vague, et puis reprend. Il ne milite pas pour sa pomme, non c’est pour les générations à venir. Pour leur offrir un monde meilleur. La guerre il connaît. Son père a fait 39-45. À l’époque l’Algérie était française. Il a grandi en apprenant la Marseillaise. Assimilé depuis toujours ! C’est ce qu’il clame fièrement. Pas comme les réfugiés-là, qui débarquent avec leur religion. Qui veulent piquer le boulot alors qu’il n’y en a pas. La faute à l’Europe. La bouchère ne l’écoute plus vraiment. Elle a peur qu’il fasse fuir les clients. Elle le connait bien, il n’a jamais été méchant. Un peu étrange seulement. Elle prend son papier bleu, lui dit en rigolant qu’il ferait mieux d’aller voir le poissonnier, qu’elle ferait bonne figure, sa candidate chérie au frais, entre les crevettes et les merlus. Amar se tait, s’éloigne. Il n’aime pas trop qu’on se moque de Marine. Elle, au moins, elle le comprend.
Céline attend son deuxième, le sent qui remue dans son ventre alors qu’elle somnole devant la télévision. Elle a arrêté de travailler depuis la semaine dernière. S’occuper des enfants devenait trop pesant, son dos lui faisait mal, la crèche a compris et a avancé son congé maternité. Son mari va bientôt rentrer de l’usine. Il est du matin. Un petit moment pour eux avant que la première ne sorte de l’école. La semaine en amoureux semble déjà loin. Un coup de pouce du CE, un voyage à prix réduit pour les employés de longue date. Elle a aimé découvrir la chaleur du soleil caribéen sur sa peau. Les fruits frais. Une façon d’être différente. C’était la première fois qu’elle partait aussi loin. Elle ne comprend pas trop pourquoi sa voisine avait autant tenu à la mettre en garde sur les Antillais. Pourquoi est-ce qu’il faut toujours se chercher des noises. Pourquoi râler. C’était déjà ça quand elle bossait à l’hôpital. Être infirmière, ça l’a usée. Pourtant prendre soin des autres c’est son truc. Aider, écouter, comprendre. Et les gestes aussi. Poser sa main doucement sur l’avant-bras avant de plonger l’aiguille dans la veine. Céline dit toujours « moi, c’est l’humain avant tout. » Elle a coupé le son et les images s’agitent. C’est l’autre, là, celui qui s’est cru dans Star Wars avec son hologramme. C’est quoi son nom déjà ? Elle demandera à son mari. Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir cuisiner ? Il va vouloir parler politique. Elle préfèrerait être ailleurs. Les prochaines vacances, ce ne sera pas pour tout de suite. Trop de traites à payer. L’appartement à crédit, l’assurance de la voiture. Même s’ils ont de la chance, ils ont du boulot, faut pas se plaindre. Tant qu’on est debout, on marche. C’est ce que lui ont appris ses parents. C’était ça quitter la campagne pour s’installer à côté de Nancy. Un coup de pied sous le nombril. C’est tout ce qui compte. Eux tous là, à la télé, ça fait belle lurette qu’elle leur a coupé le son. L’humain avant tout. Penser à donner des oeufs à la vieille dame d’en face. Faire un gâteau pour l’école. Céline n’ira pas voter. Ça ne l’intéresse pas. Et puis elle n’a pas le temps. La vie passe, va trop vite, c’est que ça prend du temps, d’arriver à se tenir debout.
Marcelle vient de fêter ses 70 ans. Quel âge ! Elle pensait pas y arriver tant la mort de son mari la condamnait à le rejoindre. Elle a tenu bon et se disait que ce ne serait pas faire honneur à l’oeuvre du Bon Dieu de se suicider. À l’église de son quartier, elle aime lui déposer de temps en temps une bougie. Prier pour lui, pour elle, ça lui fait du bien, ça la relaxe, ça l’apaise autant que le yoga que pratique sa fille. Noémy était venue chez elle pour célébrer cet âge de platine, sa fille étant en voyage d’affaires, elles étaient que toutes les deux. Crudités et feuilletés de chez le traiteur. Purée maison et côte de boeuf. Au dessert, gâteau créole Mont Blanc qu’avait apporté Noémy. Leur amitié s’est construite au fil des remplacements de gardiennage que Noémy faisait dans la résidence de Marcelle. C’était son job d’étudiante. Elles ont commencé par échanger les potins et les histoires de la résidence puis par parler de leurs vies, de leurs amours, de leurs joies et désillusions. Marcelle en est déjà à un paquet de désillusions, Noémy commence tout juste. Tout juste 27 ans il faut dire, même si ça commence à chiffrer et à peser. Marcelle, oui, a un tas de regrets et de déceptions dont celui d’avoir une relation aussi distante avec sa fille depuis la mort de son mari. Chacune s’est terrée dans sa tristesse absolue croyant que l’amour qu’elles se portaient était infaillible face au gouffre dans lequel elles sont à présent. Elles ont mangé, ri, oublié leur souci pendant un temps, pris des nouvelles de l’une de l’autre. Noémy a trouvé un job-en-attendant qui paye les obligations de vie dans une société capitaliste (loyer, factures). Elle espère pouvoir vivre de sa passion qu’est la photographie. Marcelle comme d’habitude va s’aérer au parc, retrouver ses copines Georgette et Paula, et voit la vie du quartier défiler devant elle. Noémy lui montre les photos qu’elle a faites dans ce parc lors de leur dernière rencontre. Marcelle n’a pas pu s’empêcher de penser combien elle a maigri. Comme ça lui a fait du bien de voir Noémy ! Elle a toujours remarqué comme les gens de couleur sont plus attentionnés envers les personnes âgées, ils ont du respect pour les anciens, ils savent qu’ils regorgent de savoir et c’est pas con. Elles se sont disputées avec Noémy pour ce mot « personnes de couleur ». Marcelle n’a pas compris parce qu’elle a été élevée dans la tolérance, elle ne voulait pas la blesser. Et Noémy a fait bonne figure en se disant que c’est de sa génération. Ça ne les a pas empêché de se revoir. Marcelle a été soulagée puisqu’elle n’est pas une de ces mamies qui votent FN moches et aigries. Pour elle, y a rien de plus beau que la diversité. Quand elle était gardienne, au sein de son immeuble il y avait des no… gens de couleur, des juifs, des Arabes, des Asiatiques… ! Et puis elle a toujours voté à gauche, ça sera Hamon pour les prochaines élections.
Dessins par Irène Buigues