Je suis allée au pays du soleil ardent et j’ai ramené de l’eau, du sel, des cailloux, des chèvres, des moutons, des dromadaires et des visages nus qui m’ont parlé d’une Afrique qui n’est pas la mienne, mais de l’Afrique qui est toujours la même.
Je ne suis pas allée en touriste dans la corne de l’Afrique. Dans ma vie quotidienne, j’ignore le sens de ce mot, car je suis toujours à l’affût du Livre du Monde comme mes personnages dans Grains de sable. Je suis comme Ozone, mon autre personnage que les enfants d’Ambouli ou de Balbala ont pu rencontrer tous les matins dans leurs classes. Tous les matins, je fais ma prière au soleil levant afin qu’il me transporte le plus loin possible, avec ses rayons d’air et de vent, sur une page de l’histoire de l’enfant dont je n’ai pas encore croisé le sourire. Car je me dis toujours que l’enfant qui se cache dans l’adulte est le meilleur chemin pour arriver au visage escarpé de la femme et de l’homme.
Sur cette terre, un premier sourire a rencontré le mien. Rencontre un peu forcée, non désirée, autour d’une table à l’hôtel Sheraton, l’un des lieux les plus huppés de la ville de Djibouti. Mais toute vraie rencontre n’est-elle pas toujours le fruit du hasard ? Omar Youssouf, tu as été le premier à me parler de ton pays, de ta ville, des traditions, de l’histoire et de la vie qui vous oublie souvent dans les montagnes et sur la terre nue des nomades aux semelles de dromadaire. Tu connaissais déjà la Côte d’Ivoire et moi, je découvrais à peine quelques lignes de Djibouti hors carte postale. Jusqu’à la fin de ce repas mondain, nous nous sommes parlés comme si nous étions seuls au monde. Imagine mon étonnement lorsque j’ai levé les yeux vers toi. J’ai cru voir un de mes neveux qui te ressemble, comme deux rayons de soleils peuvent se ressembler à midi. Dans tes yeux, je l’ai revu enfant, à l’âge où je lui racontais encore des histoires.
Mais, ici, l’enfant avait tant de choses à me dire, tant d’images à partager avec moi, tant de sourires à me proposer. Parfois, tu m’emmenais loin de la ville près des chèvres, des rêves et des moutons. Tu m’as promené au pays de Bouti l’ogresse qui se transforme sans cesse, dévore les enfants, fait trembler les hommes et les femmes qui vivent dans les toukouls. Quelques jours plus tard, quand j’ai lu en une heure l’histoire de Bouti racontée par toi, je savais déjà que tu es un admirable conteur.
Tu as été le premier à m’ouvrir les yeux sur le désarroi profond d’un peuple qui broute l’herbe comme la chèvre, comme le dromadaire, comme le mouton. Les après-midi, quand je voyais les hommes assis près du khât, la plante qu’ils mâchent et ruminent à longueur de journée, je comprenais mieux la nudité de ce pays fait de sel, de pierres et de rêves éphémères, de cauchemars difficiles à vivre sans argent. Ici, on offre des rêves de khât aux hommes, aux femmes et aux plus jeunes qui ont besoin de manger et qui se retrouvent jetés dans la ville, perdus sur cette infime portion de terre, entre la mer et le soleil sans ombre, loin des montagnes et de l’espace nomade.
Oui, de l’espace nomade, sans fin, hors frontière, tu m’en parles encore, le lendemain, dans le car qui nous mène vers le Goubet. Il y avait une place libre à côté de moi, tu es monté en cours de route, tu l’as occupée en échange d’un sourire.
Ici, je n’ai jamais vu de paysage aussi beau. Mais la violence du temps et de la terre me fait encore frémir. Je ne sais plus si nous sommes à l’âge du big-bang. Je ne sais pas si la terre prend fin près de la mer rouge sur une portion minuscule de la corne de l’Afrique. Peut-être le monde commence-t-il et finit-il ici, car les hommes et les femmes, quand il portent leurs masques d’adultes, ont la beauté et le charme ravageurs du soleil sans ombre qui aveugle le passant. Maintenant, je comprends mieux le sens de Soleils de Houroud, le beau texte poétique de Chehem Watta que je viens de croiser sur mon chemin de nomade. Cette terre nue et violente est le sel des poètes et il y en a tant dans ce pays ! J’ai fini par acheter, à la rue des Mouches, une après-midi, un peu de poudre de Houroud, pour en faire un masque de beauté. Ce végétal d’un jaune intense, d’un parfum épicé qui pénètre par les pores fait partie des couleurs et des senteurs qui enveloppent le corps des humains. Mais je cherche l’âme de ce pays, je ne sais plus où elle se cache…
Nous traversons un fragment de terre qui passe sa vie à lutter contre la mer qui le dévore à petits feux.
Car la mer a toujours été le lieu de la peur bleue pour le nomade. Et tu as raison de me rappeler qu’ici, on ne va pas vers la mer mais vers la terre, la chèvre et le mouton. J’ai compris aussi que le nomade ne mange pas de poisson. Dans la ville de Djibouti, le poisson yéménite est une spécialité épicée, succulente. Un poisson ouvert, gorgé de sel, largement aromatisé, parsemé d’ail, pimenté et mangé par les flammes ardentes d’un four traditionnel afin que le passant, nomade ou sédentaire, puisse le déguster à son tour.
Le poisson est toujours péché et consommé de préférence par ceux d’en face pourtant si proches. Les Yéménites ont traversé la mer, eux, jusqu’à Djibouti, parce qu’ils comprennent le langage des eaux, mangent ou se lient d’amitié avec les poissons et les fruits de mer. Ils sont venus avec leurs traditions. Certaines se sont mêlées à celles des nomades. D’autres résistent encore au métissage ici inévitable.
Car la couleur de la peau est le texte le plus beau sur le Nomad : no man’s land‘- d’après le titre du recueil poétique d’Abdi Mohamed Farah – qu’il m’a été donné de lire à la page du visage des enfants. Toutes les teintes sourient et se marient ensemble au soleil levant, parce qu’elles sont différentes. Chacune témoigne de sa particularité. La texture des cheveux est un épisode tout aussi sonore. Je l’ai constaté en allant dans les classes, en parlant avec les enfants, en voyageant avec eux sur les ailes de leurs rêves les plus fous. Ici, la peau est un bouquet de fleurs de toutes les couleurs qui, rassemblées sous le pinceau de Dieu, défie toutes les théories de la race pure.
Je sais que toutes les frontières, les exclusions et les guerres sont les machines les plus meurtrières inventées par l’homme pour posséder à lui seul les fruits de la terre qu’il n’a pas créée. Maintenant, je suis convaincue que la violence du paysage et du temps force les hommes à vivre ensemble. Et pourtant…
Et pourtant, dans les débats et partout dans la ville, j’ai entendu parler de Somalis, d’Afars, d’Arabes… Ces mots n’étaient écrits nulle part, à mon avis, sur aucun visage. Les intellectuels et tous les professionnels de la parole publique s’interrogent sur le sens de la citoyenneté djiboutienne. Existe-t-elle ? Si les traditions sont somalis, afars, arabes, comment les sauvegarder au moment où le nomade s’est transformé en citadin ? Il vit dans la ville avec ses moutons, ses chèvres, ses dromadaires et ses vaches. Il se nourrit de lait caillé et de viande du pays mais aussi de fruits et légumes d’Ethiopie ou de Somalie, de riz thaïlandais et de pâtes italiennes. Et le khât, oui, l’herbe de Dieu, la mâne quotidienne qui promet à chaque Djiboutien le paradis sur terre, le khât arrive par avion à Djibouti et dans les autres villes du pays. Le khât, le pain quotidien qui se broute pendant que les enfants ont faim, ne tombe pas du tout du ciel. Il coûte cher, il vient d’ailleurs, des pays voisins. Il arrive tout frais, tout flamme, pour réchauffer ces visages d’hommes qui cherchent, sur cette terre oubliée du monde, un sens à leur existence…
Tu m’as conté Balbala. J’en avais entendu parler, il n’y a pas longtemps, par le roman de Waberi. Balbala ou le phare qui clignote, ou le feu qui brûle. A plusieurs reprises, j’ai rencontré Balbala, ce quartier où la plupart des maisons sont des abris précaires. La ville devient une ville dans la ville, sur la colline qui surplombe la mer.
Ici, j’ai rencontré le dromadaire en solitaire ou en troupeau. La chèvre se promenait dans tous les coins de rue. Et le mouton m’a réservé une surprise de taille. Aucun livre d’histoire, de géographie ou de zoologie n’a pu me faire apprendre qu’il s’appelle » mouton de Somalie » et qu’il porte, par nature, une poche de graisse, visible de loin, placée sous la queue. Une manière originale de traverser allègrement le soleil, le sel et le vent, de faire des réserves de nourriture car l’herbe est rare et les épineux qui résistent à la rigueur du temps sont les seuls arbustes que peuvent se partager tous les ruminants.
Ils vivent tous avec et parmi les cailloux. Le décor le plus ordinaire de cette ville dans la ville qui est encore en pleine construction. Balbala s’étend à l’infini. Ses maisons sont faites de tous les matériaux capables de tomber sous la main. Ses rues possèdent le sourire amical et sincère de ceux qui vivent de peu et donnent à manger au passant. A l’entrée de l’école de Balbala 6, les mères veillent sur les études de leurs enfants. Elles vendent des beignets et des friandises. Mais de temps à autre, elles se lèvent, font la ronde, s’assurent de ce que tout se passe bien en classe. Elles sont capables de faire la loi, de ramener à leur devoir d’instituteur les maîtres paresseux qui ont envie de filer à l’anglaise avant la fin de l’heure.
Elles m’ont accueillie avec beaucoup de curiosité.
– C’est une nouvelle maîtresse ?
– Non, leur répond le conseiller pédagogique qui m’accompagne.
– Qu’est-ce qu’elle vient faire dans notre école ?
– Elle écrit des livres ?
– Pour nos enfants ?
– Oui. Les livres sont déjà là et les enfants les ont lus.
– Alors, qu’elle soit la bienvenue chez nous !
Elles libérèrent le passage. Ainsi, les sourires et les yeux qui veillent sur la vie m’autorisaient à entrer dans les classes de leurs enfants. A midi, elles étaient debout devant le portail attendant le retour des enfants du pays où l’on apprend à lire et à écrire, du pays qui peut conduire vers la chèvre, le dromadaire et le mouton. La terre qu’elles ont quittée, qu’elles ne cherchent plus dans la ville. Le soir, à la belle étoile, elles en rêvent encore, près des enfants qui somnolent pendant que les hommes, ivres de vapeurs de khât, parcourent, en imagination, les contrées inaccessibles des mille et une nuits…
C’est aussi à Balbala que Hodan, Abdourahmane Waberi (12 ans, homonyme de l’écrivain) et leurs camarades m’ont promenée dans la mer, le soleil, le ciel et la terre nomades. Ils ont écrit de très beaux textes. Les enfants écrivains existent à Balbala. C’est ici que j’ai croisé, sur mon chemin, une parcelle de l’âme capable d’enflammer mon imagination à l’affût du Livre du Monde.
Dans le car, au moment où nous roulions sur la route d’Arta, tu me racontais ton pays. Tu m’expliquais les noms. Tu me faisais goûter par les mots la saveur de » l’herbe de l’âne « , cette plante diurétique que je n’ai pu voir de mes yeux. Et puis, nous avons rencontré l’île du diable. J’ai pensé à l’île du même nom, là-bas, au large de la Guyane où Dreyfus fut exilé à la fin du siècle dernier. Mais l’île que nous apercevons est posée à même la mer comme une soucoupe volante sur l’air qui la porte. La mer rouge n’est pas rouge. Elle est bleue-vert, bleu-turquoise, bleu-des-mers-du-sud, vert-émeraude. La mer rouge continue de creuser la terre. Bientôt une île naîtra par ici. Nous traversons le pays du big-bang. Violence et beauté des volcans dont les laves recouvrent la terre sur des distances incalculables.
Tu me dis que l’île du diable fait partie des traditions ancestrales et je te crois. Je reste éblouie par la puissance des forces telluriques qui habitent cette terre en pleine métamorphose.
Car Djibouti n’est-il pas le pays de tous les miracles ? Là où le nomade pauvre aux yeux des autres est le plus riche de la terre avec ses dromadaires, ses ânes, ses chèvres et ses moutons ? Là où les champs de pierres et les laves éteintes restent nus ou laissent pousser des épineux et de rares herbes pour nourrir et soigner l’homme et l’animal ? J’ai rencontré ces deux nomades et je me suis enrichie de la page qu’ils m’ont prêtée…
Tanella Boni est écrivain ivoirienne. ///Article N° : 395