« Dans quelle nostalgie
retrouver mon enfance
ou sur quelle joue ?
Qui contre mon sommeil
a chanté les monstres ?
Moi, la mer à bout de bras,
quel délire ! »
Tchikaya U Tam’si (Marines)
Qu’on ne s’y trompe pas en ces temps de commémoration de l’abolition de l’esclavage : la question de la mémoire n’est pas résolue en ravivant le souvenir. L’évocation de la violence, celle de la traite négrière comme les conflits plus actuels, saisit et déroute. » Il a peur que cela recommence ailleurs, ici, maintenant, c’est en train de recommencer « . Cette voix-off d’Asientos (François Woukoache, Cameroun 1995), qui observe et craint ce siècle qui se déchire, résonne longtemps après le film. Elle fait écho au dégoût et au désespoir face à la violence du monde, au poids du temps qui efface les traces sans panser les blessures, aux terribles bégaiements de l’Histoire…
Le film rencontre un vieillard sur la plage : » Je suis mort et tu n’étais pas né, tu veux visiter, ou voir, va, regarde : tu verras la mer, le sable… » La caméra travelingue sur les murs de Gorée, saisit la peau du vieux, son regard. » Je n’existe plus, fait quelque chose pour moi, souviens-toi « . Le travail de mémoire n’est pas un devoir, c’est une nécessité. » Depuis des siècles, mes frères, tes ancêtres, crient et personne n’entend. » Les cadavres du Rwanda sont rangés au bulldozer…
» Toi qui a lu tant de livres, qui a comparé tant de chiffres, toi qui a retracé les itinéraires des bateaux négriers, tu ne sais toujours pas pourquoi la mer ne rejette pas ces cadavres « . A quoi bon fouiller le passé ? Il y a trente ans exactement, certains chantaient sur les barricades de 68 : » Du passé faisons table rase « . Une dominante des cinémas d’Afrique est de nous apprendre le contraire, eux qui ne cessent de questionner la mémoire… N’est-ce pas parce qu’ils savent y trouver de quoi dynamiser le présent, de quoi imaginer l’avenir ? Comme le disent les griots, le présent sort du passé. Alors que le cinéma d’un Godard pose le comment ?, ces films s’escriment à demander pourquoi ? Le pourquoi d’une mémoire personnelle, d’une mémoire du dedans, non pas l’Histoire mais les histoires de chacun qui deviennent, recollées, recomposées, représentées, les histoires de tous, de tous les exclus, des peuples opprimés, de ces peuples dont on ose dire qu’ils n’ont pas d’Histoire puisqu’ils n’ont pas écrit leur culture et qu’ils ont été colonisés après avoir été l’objet du commerce immonde.
Si, après 500 ans d’oppression, la mémoire collective manque, empêchant de penser en termes de prises de consciences et de révolution, la mémoire personnelle gagne en importance, en profondeur, éclatant en tous sens. » S’il y a une pluralité de mouvements noirs, disait Haïlé Gerima, c’est chaque cinéaste qui est en soi un mouvement. » C’est chaque cinéaste qui explore sa mémoire, non une mémoire psychologique du souvenir, mais une mémoire proprement corporelle, » le peuple de mes artères » disait Chahine. Cette mémoire personnelle n’a rien du nombrilisme si souvent décelable dans les expressions artistiques occidentales : la mémoire du moi parle de la crise de tous, la mémoire d’un peuple opprimé parle de la mémoire du monde.
Et toujours, cette phrase de Césaire qui s’impose : » Qui et quoi sommes-nous ? Admirable question. » Il faut aller fouiller son origine, sa filiation. David Achkar, mort trop vite en janvier 98, juste avant de commencer à Conakry le tournage de son premier long métrage, s’adressait directement à son père dans Allah Tantou, lui expliquant même ce qu’il ne pouvait savoir dans la cellule qu’il n’allait plus quitter… Dialoguer avec son origine, y chercher ce qui permet de résister à la barbarie, ce qui permet de se recentrer sur l’humain et de faire face au rouleau compresseur du trop d’images, du misérabilisme des images sur l’Afrique, du commerce des images sensationnelles qui finissent par banaliser l’horreur. C’est d’un ressourcement qu’il s’agit, dans ces histoires de résistance, car on en revient toujours à cela : ces histoires, bien souvent celles des femmes, sont des histoires de luttes pour la liberté, d’affirmation de soi, d’appartenance à l’humanité. Elles nous disent que l’espoir est permis. Elles nous soufflent que la dignité se nourrit de la mémoire, et vice-versa. Et que pour faire le deuil de ce que les autres ont fait de soi, la représentation de soi est nécessaire, les images sont utiles, à condition de prendre le temps.
Le temps : accepter le silence. Accepter que le plan final d’Asientos fasse plus de six minutes, ce qui n’est rien face à la durée de la traite négrière. Accepter le silence car il prépare l’écoute de la parole, cette parole qui permet de regarder le monde. Celle de Fad’jal (Safi Faye, 1979) qui porte pour autre titre Grand-père raconte. Celle de Yaaba (Grand-mère, Idrissa Ouedraogo, 1989) sur le tournage duquel le plus grand, Djibril Diop Mambety, avait tourné Parlons grand-mère où, pour tout dialogue, il répétait comme une incantation ce qui résume mon propos : » Grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux ! »
Le problème du cinéaste est de faire de cette parole un signe de refus, une langue étrangère dans la langue dominante. Aller fouiner sous le mythe pour en dégager un actuel vécu et non le figer comme l’a fait le colonisateur. Ce même colonisateur qui en prend conscience aujourd’hui et se met à le refuser sans nuance, condamnant systématiquement les films comme passéistes et académiques dès qu’ils sont intemporels… Relisons Deleuze : » La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs » (L’image-temps, Ed. de Minuit).
En cela, Ceddo (Ousmane Sembène, 1977) est un modèle : face à l’islamisation forcée au 18e siècle, les ceddo, les gens du refus du dogme, affirment une parole de résistance. Les joutes oratoires n’ont alors rien d’un verbiage comme voulurent le croire les colons qui n’y décelaient que palabres inutiles : elles sont une mémoire et structurent les ceddo en tant que peuple ; elles forgent un devenir. Prenant conscience de l’assujettissement de son peuple, la princesse, les larmes aux yeux, tue l’imam. Arrêt sur image : c’est celle que nous avons choisie pour illustrer ce dossier.
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