Tragédie et métamorphose : ces deux mots que l’on propose, ici, de situer au cur de la poétique du mythe dans Io (Tragédie), figurent de manière remarquable dans le texte de Kossi Efoui : l’un en constitue le titre même, l’autre apparaît dans un passage emblématique, où le lettré-acteur-meneur de troupe-écrivain public Masta-Blasta évoque la représentation de « l’Intégrale » d’un Prométhée « d’après le grec Eschyle », représentation qu’il décrit comme « une adaptation spectaculaire, ornée de ses décorations à vue, augmentée de plusieurs métamorphoses, masques qui n’ont jamais paru en public et qui ne reparaîtront probablement pas avant longtemps (1) ».
Cette présentation de Prométhée évoquée par Masta-Blasta, disons-le d’emblée, ne constitue pas réellement une définition métathéâtrale de l’uvre lui-même – quoique, de façon ironique et parodique, elle en souligne certains traits ; elle résume un spectacle itinérant dont les représentations sont censées avoir cessé, manière de marquer un décalage entre la « tragédie » de Kossi Efoui et le projet d’une adaptation d’Eschyle. La présentation du spectacle par Masta-Blasta signale en revanche de façon assez nette le passage d’une récriture de l’hypotexte eschylien à celui d’une série de « métamorphoses » liées au travail théâtral du masque. Ce terme de métamorphoses, semble-t-il, renvoie directement au deuxième pôle inter-textuel antique du texte, celui d’Ovide. Il n’est évidemment pas indifférent que Io s’ouvre sur une paraphrase du Prométhée enchaîné et se termine quasiment sur une citation des Fastes du poète latin – lequel avait consacré une partie du premier livre de ses Métamorphoses à raconter, à son tour, l’histoire d’Io (2). L’hypothèse que l’on voudrait explorer ici est que Io (Tragédie) instaure précisément un relais entre le modèle tragique – entendu ici à la fois comme une structure conflictuelle et comme un mode verbal, en l’occurrence celui de la prophétie – et le modèle du récit métamorphique, entendu comme un dévoilement mythologique a posteriori sous la forme du conte ou de la « comptine » (3). Ce trajet est bien loin, évidemment, d’épuiser la richesse d’un texte aux multiples strates, dans lequel le substrat mythologique se mêle, pour les informer, à de nombreux fragments de « théâtre réaliste » (4) – l’expression apparaît dans la bouche de Masta-Blasta -, dans une dramaturgie poreuse et en perpétuelle invention, jouant sans cesse sur les niveaux de théâtralisation, la labilité du personnage et l’incertitude de l’adresse. Mais interroger les modalités de la récriture tragique et mythique dans Io (Tragédie),permet peut-être, malgré tout, d’apporter un éclairage sur cette poétique.
On tentera donc de montrer, tout d’abord, au risque de l’évidence, qu’il s’agit bel et bien d’une récriture mythique. Ce qui ne signifie pas pour autant que le geste d’écriture vise à créer une nouvelle version d’Io : Io (Tragédie) joue bien davantage du travail du palimpseste et de la dimension herméneutique du mythe comme capacité à nommer et à structurer une expérience. L’écriture mythique relève alors moins de la concrétisation dramatique que du travail de la mémoire, un travail où la référence à l’écrit sert de vecteur au passage de la tradition théâtrale à la comptine mythologique.
Bien que Io (Tragédie) ne soit pas une adaptation d’Eschyle et joue de toute la gamme des figures de l’intertextualité, de l’allusion à la citation, de la reprise à la métamorphose, il s’agit sans conteste d’une récriture mythique au vrai sens du terme. À suivre le traitement du matériau narratif livré par Eschyle et par la tradition mythographique antique, il est clair que Io (Tragédie) reprend la légende à un moment précis de l’histoire de l’héroïne et lui faisant subir une variante africaine par ailleurs conciliable avec des variantes non eschyliennes du mythe – qu’on retrouve, précisément, entre autres, chez Ovide. Chez Eschyle, dans le Prométhée enchaîné, comme dans Les Suppliantes, l’histoire d’Io connaît un tournant fondamental une fois l’héroïne arrivée en Égypte (5). Pour rappeler brièvement les grands traits du mythe, Io, jeune vierge fille du fleuve Inachos, est séduite par Zeus qui oblige son père à la chasser de chez elle pour qu’il puisse s’unir à elle. Violée par le dieu, elle est également pourchassée par son épouse Héra ; transformée en vache, elle parcourt l’Europe et l’Asie dans une fuite éperdue, d’abord surveillé par Argos aux cent yeux, puis, après la mort de ce dernier, taraudée par un taon. Ce n’est qu’en atteignant les bords du Nil et ses peuplades noires qu’elle retrouve forme humaine et repos. Elle y donne naissance à un fils, Epaphos, fondateur d’une lignée qui reviendra, pour une part, en Grèce et dont naîtra Héraclès. La mythographie d’Io se poursuit, en dehors d’Eschyle, par une série d’avatars syncrétiques dont rendra compte Ovide : le personnage se confond avec la déesse égyptienne Isis, en laquelle on reconnaît également une divinité romaine, Anna Perenna, déesse de la perpétuation de l’année, figure de l’errance comme Io, figure également du secours nourricier apporté à la plèbe souffrante (6). La proposition mythographique de Kossi Efoui consiste précisément à jeter un pont entre ces deux figures d’Io et d’Anna, en prolongeant le périple africain d’Io.
Ce relais mythographique est du reste parfaitement explicite. Dès l’ouverture du texte. Masta-Blasta, porte-voix de Prométhée, résume le voyage eschylien d’Io et pose la question de son terme :
IO
POUR FUIR TA FUITE FOLLE
IO
TON PIED S’ARRACHANT DU SOL
POUR UN BOND QUI SAIT RETOMBER JUSTE
DU PAYS D’EUROPE JUSQU’EN PAYS DU NIL
JUSQU’EN PAYS D’ÉTHIOPIE (7)
Question réitérée dans la troisième séquence de façon plus explicite encore :
Ton pied a-t-il assez d’élan
Pour courir la course folle
Sur la face marécageuse du Nil
Où finissent les cartes des Anciens (8).
Après le Nil, où finissent les cartes antiques, le Niger, le Congo : le voyage erratique d’Io à travers l’Afrique relaie son périple antique, « jusqu’au pays des nègreries que l’on nomme ivoire » (9). La pièce se fait ainsi quête des « traces d’Io » (10), repoussant le lieu de sa délivrance dans une terre africaine qu’elle investit ainsi de son aura mythique. C’est donc une nouvelle configuration narrative qui se met en place, dans laquelle les traits du mythe antique, en particulier eschylien, se réinvestissent dans un contexte africain moderne, voire contemporain. Chaque séquence réalise, totalement ou en partie, un des moments de la légende antique d’Io, le rejet de la maison paternelle et le viol (séquence I), la rencontre avec Prométhée et ses prophéties (séquence II), l’errance (séquence III et IV), la naissance et l’enfance d’Epaphos (IV), les métamorphoses et les avatars (IV et V). Cette série narrative fonctionne comme un méta-récit dans les creux duquel s’inscrivent d’autres histoires, contemporaines. La figure d’Io comme « la fille de vive-douleur » (11), fille-mère violée par la puissance arbitraire d’un Zeus figurant tous les « puissant[s]du jour » (12) (colonisateurs comme dictateurs), la figure d’Epaphos comme fils de l’outrage, croisent celles des populations déplacées, des guerres de territoires, des femmes-mères, des enfants-soldats, bref des fragments réalistes d’une tragédie historique. Dans cette sorte de dédoublement narratif, le traitement du matériau mythique manifeste par ailleurs une grande cohérence : les hypotextes antiques sont résumés aux traits pertinents pour leur réinvestissement contemporain, non seulement sur le plan événementiel mais également sur le plan de l’imaginaire. Le glissement d’Io à Anna Perenna, en particulier, se fait par le biais d’un réseau métaphorique puissant qui associe les eaux du Nil à celles du Soleil, mais également aux marais et à toutes les « Eaux » où rôde la mort, « aux puits, aux sources, aux oasis, aux fontaines » (13). Le motif implicite de la nymphe fait le lien ici entre Io, fille du fleuve Inachos, et Anna, nymphe du fleuve éternel dont parle Ovide (14). Il s’enrichit également d’une signification maternelle ; les « Eaux » sont aussi celles d’une Io parturiente qui, à travers la figure d’Isis, évoque peut-être encore Déméter.
Le texte manifeste ainsi une grande cohérence mythographique. Mais le geste de l’écriture dans Io (Tragédie) cherche moins, semble-t-il, à créer un nouveau mythe, qu’à exploiter les potentialités même de l’écriture mythique. Davantage que de fondation mythologique, il s’agirait de méthode mythique au sens où l’entendait T. S. Eliot (15) ou de « matériau » mythique au sens müllerien, c’est-à-dire finalement d’interrogation, par croisement des motifs narratifs et des figures, de la pertinence du récit mythique à éclairer les autres récits, et plus précisément à les subsumer sous la forme d’un nom. De manière emblématique, c’est la capacité d’Io à être une figure intermittente qui intéresse Kossi Efoui, du moins sa voix déléguée Masta-Blasta :
Io
sa silhouette
Il est écrit
Se perd et réapparaît
Se perd et réapparaît (16).
C’est donc sur le mode de l’apparition/disparition, et sur celui du croisement avec d’autres figures, que la recontextualisation du mythe intervient. Io ne s’incarne d’abord explicitement dans le texte que sous la forme d’une effigie ; il s’agit d’une statuette construite par Anna à sa ressemblance ; elle est exhibée pendant la moitié du spectacle avant de disparaître, remplacée symboliquement par d’autres présences, d’autres avatars dont le rapport avec elle ne se révèle que progressivement. Ce passage de témoin s’effectue dans la quatrième séquence, placée sous le signe de la recherche des traces d’Io. La marionnette est transportée « de station en station » (17) – selon la didascalie d’ouverture de la séquence – par Masta-Blasta, qui égrène la liste des lieux des apparitions de sa silhouette. Parallèlement à ce voyage en miniature, se déroule un rituel de nomination et d’exhibition, mené par Anna, accrochant à un fil des poupées Ashanti – emblèmes de la fertilité et accompagnatrices de la grossesse -, décrites avec une grande précision évocatrice dans une longue didascalie ; chaque poupée est nommée en même temps qu’accrochée. La multiplication de l’effigie de la mère accompagne ainsi un début de litanie de noms, qui fait écho à la répétition des étapes du voyage d’Io. Cette dissémination se résout vite en fusion des avatars, à travers le récit de Masta-Blasta : fusion des images (« Sa silhouette fut mêlée ») (18), fusion des vocables (« Io, on dit qu’elle changea de nom ») (19). Une série de glissements amène ainsi à la rencontre de l’avatar d’Io avec celle des « petites mères » (20) de treize ans, dans un centre de refuge qui deviendra, temporairement, l’espace dramatique principal – « les lieux de la scène » (21). C’est alors que le relais s’opère avec la figure d’Anna, qui reprend le texte inaugural prononcé, chez Eschyle, par Io devant Prométhée, et qu’Anna avait déjà énoncé ou chanté, en tant alors que voix de la marionnette d’Io, au début de la deuxième séquence (22). La marionnette d’Io, dès lors, disparaît ; Anna reste avec le Fils de la mère, présent dès le début du texte dont il ouvre le récit ; c’est leur histoire qui semble désormais l’horizon narratif principal du texte, mais cette histoire s’avère un palimpseste de la première, le Fils de la mère se révélant double incarné d’Epaphos comme Anna se révèle avatar d’Io.
C’est ainsi par transfert et par dissémination que s’opère la récriture mythique dans la tragédie de Kossi Efoui. Par rapport à l’hypotexte eschyléen, sa dimension herméneutique se déplace. Chez Eschyle, la destinée d’Io, prophétisée par Prométhée, revêt, à de nombreux égards, un caractère étiologique. Le parcours géographique d’Io est doublement fondateur : d’abord parce que, prenant souche en Égypte, Io y enfante un dieu cultivateur de l’Afrique, Epaphos, dont la descendance fera souche également à Argos ; mais également en ce que, par son passage, Io donne leur nom à des lieux, le Bosphore, le golfe Ionien (23) ; la mythologie, ainsi, est aussi genèse. Dans la tragédie de Kossi Efoui c’est l’errance qui domine, et la fondation génétique semble se résumer à la possibilité d’une nomination. Grâce au passage d’Io, la foule des petites-mères accède en effet au nom. À l’ouverture du texte, le Fils de la mère égrène une liste de figures sans identité, désignées par de simples déictiques (« celle-là celle-là, celle-là, celle-là, celle-là »), figures en butte à la désignation anonyme et dévalorisante de ce qu’il nomme « les parloirs de la Rumeur » (24). À l’autre bout du parcours, sous l’égide du poète des Métamorphoses, se lit dans un cahier, sur un ton de « comptine », un fort acte de nomination :
Il est écrit
Dans le latin d’Ovide
« Amne perenne latens, Anna Perenna vocor ».
Cachée dans un fleuve éternel
Je m’appelle Anna Perenna (25).
Cesser d’être l’anonyme de la rumeur pour devenir les avatars des comptines. L’enjeu de la confrontation à la figure mythique est peut-être fondamentalement là. Reconnue et nommée par Prométhée, Io, par la voix peut-être chantée d’Anna, s’adresse à lui, dans la deuxième séquence, dans une variation sur les vers d’Eschyle :
C’EST TOI
PORTEUR DE ROCHER
QUI DIT MON NOM
QUI SAIS LE NOM QUE JE PORTE
COMME LA FIGURE DE MA PEINE
TOI QUI DANS TA PEINE
DIS MA PEINE ET MON NOM (26)
Ce processus d’accès au nom s’assortit, on vient de le voir, d’une référence à l’écrit et à la lecture. L’écrit est présent dès l’ouverture, thématisé à travers le personnage de l’écrivain public Masta-Blasta ; il s’incarne matériellement dans la multiplication des cahiers, et dans l’installation finale, sur le marché aux fétiches qui sert de cadre spatial global au spectacle, d’un « Déambulatoire à poèmes » (27) tenu par le Fils de la mère. Dans Io (Tragédie), le récit mythique est en permanence médiatisé par le rappel de l’écrit. Cette présence transversale de la littérature, et plus précisément de la poésie, revêt cependant, semble-t-il, deux modalités distinctes et successives dont le passage est une des caractéristiques de la dramaturgie du texte, dans le rapport qu’il travaille entre tragédie et mythe. Symboliquement, Masta-Blasta commence par dire le rôle de Prométhée, et finit par lire, dans un cahier, le vers d’Ovide.Plus largement, on peut affirmer que jusqu’à la disparition de la marionnette d’Io, c’est sous la forme théâtralisée de l’effigie et du jeu de masques que le récit mythique se réalise principalement ; la présence de la marionnette va de pair avec une énonciation qui emprunte fréquemment le mode dramatique, en particulier par la reprise du texte d’Eschyle. Une fois le relais pris par Anna, le mode principal du récit mythique devient, en revanche, une narration au passé, modalisée par un embrayeur typique du conte, « on dit que » (28). Les répliques comportant des fragments de récits mythiques sont, plus précisément, toujours introduites par la didascalie « comptine », version mineure, musicale du conte, version enfantine également, équivalent d’une berceuse et geste maternel. L’actualisation du matériau mythique subit donc, de la citation du Prométhée enchaîné d’Eschyle aux comptines d’Anna, une mutation très notable, comme si l’on passait d’un tragique monumental et masculin à un conte métamorphique familier, et féminin.
Le premier effet de ce passage, c’est qu’il congédie pour une part le théâtre au profit d’un autre mode de rapport au récit. Il ne s’agit certes pas de passer de l’immédiateté dramatique que représenterait Eschyle à la distance narrative que symboliserait Ovide. Si des fragments du Prométhée enchaîné d’Eschyle, ou éventuellement d’Heiner Müller (29) sont bel et bien énoncés au début du texte de Kossi Efoui, c’est dans une énonciation dédoublée, métathéâtrale, que signalent les didascalies ou une graphie en capitales : la voix d’Anna parle pour la marionnette d’Io, Masta-Blasta profère les « visions de Prométhée » (30) ; un récit du Fils de la mère introduit du reste ces fragments de dialogue. Bien plus, la troisième séquence fait de cette réénonciation du Prométhée un spectacle au passé. La Compagnie de la Grande Royale, ainsi que l’explique Masta-Blasta, a cessé de le représenter, une partie des acteurs – ceux qui tiennent les rôles des alliés du pouvoir de Zeus – s’étant enfuis dans les maquis de la guerre. Il y a donc inadéquation fondamentale entre les acteurs d’Io (Tragédie) et les rôles de la tragédie d’Eschyle, qui est, en tant que telle, reléguée dans la mémoire. En revanche, le Prométhée d’Eschyle fournit un mode spécifique du récit mythique, qui est sa capacité à prophétiser. La caractérisation du personnage éponyme est en effet restreinte à cette double définition : Prométhée est « le supplicié de Zeus et le voyant » (31). C’est précisément, comme dans le texte d’Eschyle, sous la forme d’un récit au futur que Masta-Blasta-Prométhée lance le périple d’Io. À cette voyance providentielle de Prométhée répondent, à la fin du texte, les comptines ovidiennes d’Anna Perenna :
On dit que
Io
Elle changea de nom
Devint Isis
Sa renommée voyagea
[
]
On dit que
Io
Elle changea de nom
Et sous un autre nom
Fut reconnue à Rome (32)
De la prophétie, on est passé à la révélation. Prométhée programmait le récit d’Io ; Anna révèle, a posteriori, les avatars d’Io, identifiant à la fois le Fils de la mère à Epaphos et sa propre figure à celle d’Anna Perenna.
Mais cette inversion temporelle ne signifie pas pour autant congé donné à la tragédie au profit du conte. Dès le début la pratique théâtrale apparaît comme fondatrice dans la capacité qu’elle procure de voir, d’être voyant. Dans une addition particulièrement notable au texte d’Eschyle, Masta-Blasta-Prométhée inclut le théâtre dans la généalogie de ses dons de voyant ; à l’autre extrémité, présentant le « Déambulatoire à poèmes », le Fils de la mère reprend exactement la même proclamation :
MOI MA MÈRE THEMIS OU GAIA
LA TERRE
OU LA GRANDE ROYALE
M’A TOUT APPRIS
DANS LA VOYANCE
COMMENT FINIRAIT L’AVENIR (33).
La compagnie théâtrale, « La Grande Royale », se substitue ainsi, comme alternative, à l’étiologie divine d’Eschyle, pour expliquer le don prométhéen du poète, don qui transfigure, au bout du compte, le Fils de la mère, mais qui se dit aussi comme une voyance fétichiste. Dans une sorte d’apothéose, habillé par Anna « avec un double du costume d’Io » (34), le jeune homme crève en quelque sorte le voile d’Isis, au son du Voodoo Chile de Jimmy Hendricks (35). Dans cette ultime fusion des avatars, le Fils de la mère prend la relève poétique sous l’égide conjuguée de la métamorphose, du théâtre et de la voyance prométhéenne, et sur le mode africain de la danse des fétiches.
Cette ultime métamorphose, pour conclure, se donne sur mode temporel oxymorique : celui de « la fin de l’avenir ». Loin de toute eschatologie, cette formule récurrente dans le texte de Kossi Efoui, semble rendre compte du mouvement temporel inversé, de la prophétie au conte, qui caractérise Io (Tragédie). Elle définit en effet une sorte de présence mémorielle dont le point de référence dans le temps, au bout du compte, importe peu. Prométhée, en nommant Io, en lançant le périple mythique d’Io, lance également le mouvement de sa mythographie, de sa dissémination comme avatar mythique, et de sa rémanence comme trace mythologique.
C’est peut-être ce mouvement que l’on peut saisir, entre autres résonances, dans le commentaire que fait le Fils de la mère de la rencontre entre Io et Prométhée :
Elle s’assit en silence, aux côtés du vieillard et demeura ainsi
Elle pensa alors qu’il n’y aurait pas que les morts pour habiter sa mémoire mais les fils de la vie et de la lumière [
]
Et que peut-être les fils ne seront plus des morts qui enterrent la mémoire de leur mère (36).
1. Kossi Efoui, Io (Tragédie), Le Bruit des autres, 2006, p. 26. Nous soulignons.
2. Ovide, Métamorphoses, I, v. 568-750.
3. L’expression revient à plusieurs reprises dans les didascalies de Io (Tragédie).
4. Kossi Efoui, op. cit., p. 26.
5. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 562-886 ; Les Suppliantes, v. 291-322 ; 535-589.
6. Sur Anna Perenna, voir Ovide, Fastes, III, 523-710. Sur les variantes grecques du mythe d’Io, on pourra consulter Timothy Ganz, Mythes de la Grèce archaïque, trad. Fr. par Danièle Auger et B. Leclercq-Neveu, Paris, Belin, 2004, p. 351-362.
7. Kossi Efoui, op. cit., p. 8.
8. Ibid., p. 30.
9. Ibid., p. 39.
10. Ibid., p. 37.
11. Ibid., p. 22.
12. Ibid., p. 9.
13. Ibid., p. 29.
14. Ovide, Fastes, III, 653-654.
15. La fameuse définition de la « méthode mythique », par opposition à la « méthode narrative », est développée par T. S. Eliot à propos de Joyce (Ulysses, Order and Myth, Dial, novembre 1923).
16. Kossi Efoui, op. cit., p. 37.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 39.
19. Ibid., p. 40.
20. Ibid., p. 41.
21. Ibid., p. 42.
22. Ibid., p. 43 (cf. p. 19) ; Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 562-565.
23. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 732-733 ; 839-840.
24. Kossi Efoui, op. cit., p. 9.
25. Ibid., p. 73-74. Le vers d’Ovide (Fastes, III, 654) est littéralement traduit.
26. Kossi Efoui, op. cit., p. 20 ; le passage récrit les v. 593-596 du Prométhée enchaîné.
27. Kossi Efoui, op. cit., p. 62.
28. Ibid., passim.
29. L’usage des capitales, la disposition en versets courts, la concision de l’écriture rappellent les caractéristiques du Prométhée de Müller. Le texte reprend en outre littéralement certaines formules, dans la traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger (Heiner Müller, La Mission suivi de Prométhée, traduction Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzinger et Béatrice Perregaux Paris, Minuit, 1982).
30. Kossi Efoui, op. cit., p. 22.
31. Ibid., p. 22
32. Ibid., p. 72-73.
33. Ibid., p. 72 (cf. p. 8).
34. Ibid., didascalie p. 63.
35. Ibid., p. 75.
36. Ibid., p. 24.///Article N° : 10510