Kossi Efoui déclare : « On n’écrit jamais qu’une seule chose, on écrit ce qui nous empêche de dormir ; comment dire aujourd’hui l’Histoire ? » La nécessité de transmettre le récit tragique des violences de l’Histoire contemporaine est effectivement au cur de l’écriture dramatique de Kossi Efoui. Mais comment témoigner de la réalité des corps outragés, mutilés, violés, exécutés, dans une contemporanéité où les morts ne trouvent plus de lieux sacrés pour perpétuer leur mémoire, où les récits de l’horreur font dorénavant l’objet d’une surenchère spectaculaire pour finir par sombrer dans la banalisation événementielle qui les a configurés ?
Dans ce théâtre de l’échappée, Kossi Efoui crée des situations d’exil où les personnages découvrent l’abîme qui s’ouvre sous leurs pas. En marche vers un avenir meilleur ou de retour de leur voyage, les personnages se retrouvent au carrefour de leurs peurs, à la lisière de leurs souvenirs. La problématique du marronnage est ici à explorer à travers les notions rythmiques d’entre-deux et de syncope. C’est l’interzone, L’ENTRE-DEUX RÊVES, où la mémoire trouée traverse l’abîme jusqu’à l’impossible retour, où l’amnésie se fait coma. Il y est aussi question de la conscience diasporique, de la mémoire éparpillée et reconstruite grâce au pouvoir des corps et des voix.
De fait, les récits dramaturgiques de la violence ou de la mort ne font plus l’objet d’une narration ordonnée comme celle du messager dans les tragédies grecques, mais sont disséminés, fragmentés, contrariés, au point de disparaître comme tels, évoquant l’effacement d’une l’histoire dont ils ne sont plus que l’infime trace mémorielle. Les effets tragiques de la violence infligée aux corps des victimes se superposent aux effets tragiques de la disparition de la mémoire de cette même violence. Plus précisément, nous verrons comment Kossi Efoui utilise le corps de son texte dramatique pour y inscrire le lieu de la catastrophe, pour reprendre une terminologie classique de la tragédie, autrement dit, comment son texte poétique prend en charge dans sa matière même le témoignage d’une violence qui ne peut plus se transmettre ni de manière épique, ni de manière dramatique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur Le Carrefour et Io (Tragédie) ; deux pièces de Kossi Efoui, publiées respectivement en 1989 et 2007.
L’action du Carrefour débute alors que la Femme se remémore la mort de son amie Rachel. Le Souffleur lui rappelle son texte. Arrive le Poète, revenu sur les lieux de son passé. Il est recherché par la police. La Femme négocie avec le Flic la liberté du Poète pour la nuit en échange de ses faveurs. La nuit s’achève et le Flic embarque le Poète. Le Souffleur dévoile son identité : il est le poète qui, prisonnier depuis vingt ans, fait revivre chaque soir tous ces personnages de sa mémoire afin de ne pas oublier.
La problématique de la mémoire et de l’oubli est au cur de la fable du Carrefour. Cette problématique peut être mise en parallèle avec le phénomène d’hétéroculture auquel est confronté le peuple africain depuis la colonisation. « L’hétéroculture, écrit l’anthropologue Jean Poirier, est la situation dans laquelle se trouve une société qui s’alimente à deux matrices culturelles considérées à la fois comme essentielles et antagonistes : la tradition et la modernité – autrement dit la continuité et la novation » (1). Cette rencontre brutale entre deux cultures contradictoires (l’une endogène et ancestrale et l’autre, exogène et surmoderne) se traduit par le conflit tragique que traversent les personnages du Carrefour lorsqu’ils doivent choisir entre sauver leur âme (conserver leurs anciennes pratiques) ou sauver leur peau (intégrer les pratiques surmodernes). Ainsi le Flic a-t-il préféré sauver sa peau au détriment de son âme : « On m’a seulement dit l’urgence de sauver mon corps en le cadenassant dans cette armure rigide [
] Je n’ai pas le luxe de sentir du vide à l’âme. » (2) Son corps et tous les pores de sa peau se sont effectivement muselés pour pouvoir s’adapter aux nouvelles contraintes sociales et donc continuer à vivre. En revanche, les corps indépendants qui demeurent hermétiques à ces nouvelles normes sont condamnés à mourir, comme le rappel le poète : « Rachel était faite pour mourir parce que ses jambes dansaient en liberté. Ses jambes refusaient de marquer le pas. » (3) Toute manifestation de liberté est interdite, seul le seuil du carrefour reste praticable. Mais la pratique de cet espace circonscrit est autrement source de mort, comme le rappelle la Femme au Poète : « J’avais bien compris qu’on ne pouvait longtemps rester assis ou couché ou mort sans s’ankyloser. Ou alors on bouge tellement qu’on se fait remarquer. Et ça, on n’aime pas ça ici. Dans cette fosse commune, tout le monde doit rester tranquille. Mort. » (4) Cette paralysie est le symptôme du conflit tragique qui résulte de l’hétéroculture. Kossi Efoui le souligne : « J’estime que nous sommes pris dans un étau entre un certain appel à la tradition et des sollicitations extérieures, entre la tradition et une soi-disant « modernité »et que, dans un cas comme dans l’autre, on n’a pas le droit d’accepter un quelconque enfermement » (5).
Notre contemporanéité impose donc aux membres des sociétés traditionnelles la disparition de leurs pratiques culturelles afin de pouvoir leur imposer les siennes. Cette assignation à l’oubli opère autant du côté du corps que de celui de la parole, cette dernière n’ayant plus le droit de circuler librement. De même que les jambes de Rachel ont été broyées, les langues seront coupées. Le seul texte audible est désormais celui qui a été légiféré par la nouvelle culture. Le Flic le dit : « Je ne comprends rien à votre texte. Le seul texte qu’on m’a donné, c’est la loi. Parce que tout est résumé en deux mots : « tu arrêteras et tu conditionneras » » (6). Au besoin, ce nouveau texte est appliqué de force, imprimé dans la chair des récalcitrants par le biais de sévices corporels. « Conditionner
couper la langue, crever Ies yeux
» (7) s’indigne le Poète. La torture imposée aux corps rebelles n’a donc pas pour but de faire parler les condamnés mais bien de les faire taire, de remplacer leur ancien langage par une nouvelle langue assimilée au texte de la loi.
Les langues coupées et les parties du corps violenté sont autant de pages déchirées du livre de l’histoire. Le Poète raconte : « Alors de temps en temps les flics faisaient une descente chez lui [son ami peintre]et perquisitionnaient. Ils déchiraient ses livres et ses cahiers et ils brisaient ses tableaux. Et comme ils ne trouvaient toujours rien, ils l’emmenaient et le brisaient en petits morceaux pour perquisitionner en lui. » (8) Les traces de l’histoire doivent en effet être effacées. Pour cela, il faut s’attaquer à la mémoire devenue source de menace, la moindre trace mnésique faisant l’objet d’une traque minutieuse. Même les enfants, héritiers innocents de l’histoire, sont condamnés à porter les marques de cette culpabilité : « Il me faut un chemin avant l’aube où mes enfants se réincarneront dans des corps tuméfiés, obligés de sacrifier à ce carrefour pour un péché que nul n’a commis » (9), énonce la Femme. Mais le Poète résiste, il combat l’amnésie. Il veille à la perpétuation de la mémoire, car là est son rôle : « Je suis le mémoire désormais » (10), dit-il à la fin de la pièce.
En choisissant de se saisir du théâtre pour préserver la mémoire, Kossi Efoui tente de dépasser le conflit tragique provoqué par l’hétéroculture « Il faut assumer la crise en créant, en inventant sans cesse de nouvelles formes de vie, de nouvelles valeurs. Je crois que j’ai trouvé dans le théâtre un créneau pour assumer cette crise-là » (11), explique Kossi Efoui. Une fois que l’évolution a commencé, constate Bronislaw Malinowski, elle acquiert une impulsion qui lui est propre, devient un processus et une réalité sui generis et possède un déterminisme culturel qui n’est ni africain ni européen, c’est une culture tertium quid (12). Ainsi Kossi Efoui cherche-t-il « une écriture qui ne soit ni africaine, ni occidentale, qui émane peut-être de ces cultures, mais qui sera toujours autre chose que ce qui l’a provoqué » (13). Car le poète/dramaturge ne peut plus transmettre l’histoire de manière explicite. L’irruption de la culture « moderne » ayant avalé le langage ancestral, son récit est devenu inaudible.
Dans les structures modernes, comme les États africains, écrit Kossi Efoui, où l’État est « vecteur de modernité », la politique récupère tout ce qui est traditionnel en l’investissant d’une idéologie nouvelle. Ainsi, l’État, « vecteur de modernité », impose cette modernité-là, sous couvert d’une continuité culturelle. Dans un contexte comme celui-là, l’idéologie finit par tout phagocyter pour laisser la place à des pratiques culturelles vides de sens. L’idéologie traditionnelle qui habitait ces pratiques et qui leur donnait une signification, ne fonctionne plus parce qu’une nouvelle idéologie a récupéré ces pratiques pour en faire de la culture instrumentalisée, de la culture-outil. Ça n’est donc plus de la culture, c’est un instrument idéologique d’où a disparu tout sens du sacré. (14)
Dans Le Carrefour, aucune action dramatique n’a véritablement eu lieu puisque l’histoire se raconte au passé. Plus l’intrigue se déroule et plus elle défait ce qu’elle a mis en place, le texte déstructurant au fur et à mesure ce que le récit établit linéairement. Il s’agirait plutôt d’un récit épique ayant pris la forme de la nécessité dramatique car ni le mode épique ni le mode dramatique ne parviennent plus à « dire aujourd’hui l’histoire », pour reprendre les mots de l’auteur.
Kossi Efoui tente alors de restituer la violence de cette histoire par le biais des corps qui en portent la trace. Leurs marques corporelles se substituent au texte narratif rendant ainsi visible ce que le système s’est acharné à faire disparaître. Les nombreuses allusions ou descriptions relatives au corps, à la chair meurtrie, prennent ici valeur de témoignage, évoquant les mots d’un récit qui ne trouve plus ni langue, ni langage pour être communiqué. Les mots se sont transformés en marques corporelles. Ainsi le corps est-il devenu livre, les morceaux de la chair, pages et le texte dramatique, le corps-texte d’une histoire qui ne parvient plus à s’écrire.
Io (Tragédie) se saisit du mythe de Io pour le croiser avec l’histoire de l’Afrique noire. L’action de la pièce se passe sur un marché africain où d’anciens acteurs de la compagnie de La Grande royalerejouent devant le public des scènes tragiques appartenant autant à l’histoire du théâtre occidental qu’à celle de l’Afrique noire contemporaine. On assiste par exemple à la représentation fidèle d’une scène du Prométhée enchaîné d’Eschyle (la rencontre de Prométhée avec Io) au même titre qu’une scène dont les faits réels se passent dans « un centre d’accueil où des jeunes filles violées ont pu trouver un abri pour accoucher » (15). Ainsi assiste-t-on à la mixité d’histoires parfaitement indépendantes dont la résonance tragique trouve sa manifestation au croisement même des cultures hétérogènes dont elles sont issues, comme dans cet extrait où une réplique du Prométhée enchaîné s’articule avec une parfaite description du centre d’accueil.
ANNA
EN QUEL PAYS
EN QUEL PEUPLE
EN QUEL POINT DE LA TERRE
OU DOIS-JE DIRE QUE J’AI ÉCHOUÉ
MASTA BLASTA
On peut voir sur la photo
Sur la photo on peut voir le CENTRE
Les nourrissons on les sort et on les pose dans le regard des petites ahuries, à heures fixes, statues de sel, divinités désactivées dont on attend encore des actions de grâce, et qui pleurent soudain, immobiles, quand les nourrissons pleurent. Sur la photo, on ne voit pas les chaises, les robes aux croupes énormes enveloppent les chaises jusqu’aux pieds (16).
Cette pièce est distribuée pour quatre acteurs : Anna, le Hoochie-Koochie man, le Fils de la mère et Masta Blasta. Une marionnette de Io, accessoire de la boutique « espace beauté » d’Anna est également présente, faisant ainsi le lien entre le mythe antique grec et la matérialité contemporaine du marché africain. La pièce se découpe en six tableaux, lesquels pourraient être considérés comme autant de plans rapprochés qui, partant du mythe antique grec pour rejoindre le sol africain, s’achèvent dans l’actualité de la représentation théâtrale en train de se produire.
Si l’on revient au mythe de Io, son corps fait l’objet de violences en étant, dans un premier temps, violé par Zeus et dans un second, transformé en génisse par Héra jalouse de l’attrait que Zeus a envers Io. Non satisfaite de la transformer en génisse, Héra la fait poursuivre par un taon qui ne cesse de la pousser au bord de la folie. Cette métamorphose lui ôte toute possibilité de langage articulé et les piqûres du taon se traduisent par des cris. Ainsi Io est-elle en perpétuelle course, errant à travers le monde pour rejoindre les bords du Nil. Dece viol, naîtra une nombreuse descendance dont Epaphos le noir qui se retournera contre Zeus et le fera chuter (à la 13e génération).
C’est l’histoire de ce mythe que rappelle Kossi Efoui dans sa pièce, faisant un parallèle entre le sort subit par Io et celui subit par l’Afrique noire, le corps socioculturel que forme le peuple africain ayant été disséminé à travers le monde. Quant aux habitants encore présents sur leur terre d’origine, touchés par le rapt de leur intégrité, ils semblent être à l’image de Prométhée enchaîné : démembrés et figés au rocher de leur histoire.
Le fils de la mère raconte:
Io
sa silhouette
rencontra la silhouette d’un vieillard sur un gibet de roc : Un corps émergeant par bout de bras scellé ; bout de cheville agrafé, chair sanglée, côtes harponnées, épousant les grandes dents d’une tige d’acier, quelques vertèbres tombées au pied du rocher, simulacre d’un reliquat de sacrifice animal à un dieu d’infortune
(17)
Outre l’analogie entre l’errance subie par Io et l’exil qui caractérise bon nombre d’Africains, le viol commis par Zeus sur l’héroïne et les violences infligées à la terre africaine par la toute puissance coloniale, il est possible de faire un parallèle entre le langage désarticulé de Io et celui de l’impossible récit des violences de cette histoire contemporaine. Les corps violentés se sont en effet disséminés à l’image d’un texte qui ne parvient plus à rassembler les pièces de son histoire (sans doute cela participe-t-il au fait que Kossi Efoui ait eu du mal à statuer sur une version définitive de Io avant sa mise en scène, ou encore qu’il ait ressenti la nécessité de réécrire Le Carrefour à deux reprises avec La Malaventure (1993)et Que la terre vous soit légère (1995).
Le texte dramatique est à l’image du corps de Io, oscillant entre apparition et disparition, corporéité et décorporéité
« Io/sa silhouette/Il est écrit/se perd et réapparaît/se perd et réapparaît » (18) ; raconte Masta blasta.
Faute de pouvoir faire l’objet d’un récit articulé, la violence qui sous-tend cette tragédie trouve sa manifestation dans le processus d’écriture même, où les ratures, les réécritures internes, les répétitions de mêmes bribes de texte, apparaissent comme autant de coups assénés au ventre de l’écrit, à l’image de ces ventres des petites mères violées, avatars de Io. Le fils de la mère raconte :
Sa voix maintenant
Sa voix depuis lors – dégrossi de ses graves
les restes, les ondes qui lacèrent sa voix depuis, lâchée dans le vent
Comme cendres de sorcière
Sa voix
elle dit
les malaises comment ça s’appelle, les désagréments comme ça vient, qui vont avec sa condition, les vomissements, les coups de pied, des élancements dans la région où ça ne trompe pas le ventre
l’entant au ventre gong gong
Arrimé avec le cri entendez-vous
de pays en pays (19)
Les voix s’apposent les unes aux autres, entremêlant celles d’auteurs morts (Eschyle, Nietzsche, Amadou Kourouma, Angel Valente, Jean-Pierre Abrahams) à celle du dramaturge vivant. Les écrits de la mémoire s’entrecroisent, témoignant des restes de cultures oubliées, tant sur le plan de l’Afrique que sur le plan de l’Occident, ainsi que l’évoque cette réplique d’Anna « Les lieux de la scène s’appellent le pays lointain/le pays ou le soleil à perdu la mémoire » (20).
Mais la disparition de l’histoire ne concerne plus uniquement le sort des hommes, elle touche dorénavant également l’espace. Les corps traversés par le conflit tragique ne sont plus ceux de personnages ou de héros, mais d’une terre, d’une communauté dans son entier, voire d’un monde pris dans sa globalité. L’Afrique, comme les lieux de la scène, est apparenté à des non-lieux, tels que les définit l’anthropologue Marc Augé. Il écrit « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. [.,,] la surmodernité est productrice de non-lieux » (21). Il précise que « La fréquentation des non-lieux, aujourd’hui, est l’occasion d’une expérience sans véritable précédent historique d’individualité solitaire et de médiation non humaine (il suffit d’une affiche, d’un écran) entre l’individu et la puissance politique » (22).
La pièce de Kossi Efoui est effectivement truffée de références à des panneaux, à des écriteaux définissant de multiples espaces comme l’espace beauté, l’espace écrivain public, l’espace distillerie, Le Hoochie-koochie-man raconte :
Les nouvelles disent une paix dont les plans présentement dessinés sont dans des bureaux d’études où l’on travaille pour la construction d’autres bureaux ouverts au public qu’on appelle des lieux d’accueil et d’hospitalité et d’ingestion d’aliments divers et régionaux, des lieux de balançoire dans les espaces vert bambou prophétisés par le panneau qu’on peut voir d’ici. Les lieux de la scène s’appellent :
CET ESPACE VERT VOUS EST OFFERT PAR LA DONATION NORBERT
Le lieu de représentation théâtral est lui-même devenu non-lieu comme l’évoque cet échange de répliques :
Masta Blasta avec la marionnette d’Io
Les lieux de la scène s’appellent le Centre.
Le Hoochie-koochie-man
C’est ce qui reste de bonne volonté
Anna
Un écriteau marqué le Centre.
Masta Blasta
Ce qui reste de bonne volonté
Ca ne va pas plus loin
Que tracer un écriteau marqué
LE CENTRE
partout ou l’on peut marquer le mot Centre
On peut ajouter Passage des photographes
comme on marque un nom de rue (23)
Lieux et non lieu s’opposent et s’interpénètrent dans Io (Tragédie). Ainsi, le texte, outre sa nécessité de « dire l’histoire », apparaît également comme un matériau qui interroge l’espace théâtral, « les lieux de la scène » et par conséquent, les corps qui le pratiquent.
Selon Kossi Efoui, le corps de l’acteur est envisagé comme support de visibilité, autant du personnage que de l’acteur, mais non pas comme lieu d’incarnation. Le corps acteur est absent, car seule la nécessité du dire justifie son statut scénique, la nature de sa parole, et plus particulièrement les connexions spectrales qu’il peut établir sur le plateau. L’apparition qui en résulte indique ainsi la place du possible manquant.
Ce possible manquant est précisément le lieu de l’im-possible (emprunté à Derrida) représentation de la tragédie aujourd’hui, d’où les parenthèses du titre de Io (Tragédie).
Comme dans Le Carrefour où le poète fait revivre soir après soir les mêmes personnages disparus, les protagonistes de Io rejouent, marché après marché les mêmes scènes tragiques oubliées. Ces fragments de mémoire appartiennent autant à l’histoire du théâtre occidental qu’aux violences de l’histoire coloniale. Dans les deux cas, la notion de tragédie apparaît comme le ressort principal. La tragédie de celle qui ne peut plus dire. Et pourtant, de la tension tragique qui résulte de la nécessité de dire la tragédie et de son impossibilité même, surgit une étincelle d’espoir où la mise au monde d’un nouveau corps capable de restituer l’intégrité perdue à travers les traces mémorielles de l’histoire apparaît. La mise au monde d’un nouveau corps qui à l’image du fils de la mère, ce fils issu du viol d’une préadolescente tel Epaphos le Noir, est appelé à restaurer l’honneur perdu comme l’évoque celui-ci : « Et peut-être que les fils ne seront plus des morts qui enterrent la mémoire de leurs mères » (24)
Ce nouveau corps prend ici la forme concrète d’un texte dont les multiples traces des impossibles récits de mémoire composent les strates d’un autre langage. Car comme l’écrit Kossi Efoui : « Sur les traces de l’outrage peut avoir lieu une autre histoire
» (25)
1. Poirier, Jean, « Tradition et novation. De la' »situation coloniale » à la situation héréroculturelle », in : Gosselin Gabriel (dir.), Les Nouveaux Enjeux de l’anthropologie. Autour de Georges Balandier, L’Harmattan (Logiques sociales), 1993, p. 75.
2. Efoui, Kossi, Le Carrefour, L’Harmattan, 1990, p. 93.
3. Ibid., p. 87.
4. Ibid., p. 76.
5. Chenaud, Bernard ; Efoui, Kossi, « La crise de la culture et autres réflexions. Un interview de Kossi Efoui », Ibid, p. 63.
6. Ibid, p. 81.
7. Ibid., p. 82.
8. Ibid., p. 78-79.
9. Ibid., p. 96.
10. Ibid., p. 98.
11. Chenaud, Bernard ; Efoui Kossi « La Crise de la culture
», Op.Cit., p 63.
12. Malonovski, Bronislaw, Les Dynamiques de l’évolution culturelle, Payot, 1970, p. 104.
13. Chalaye, Sylvie, « Le Miroir inattendu des violences modernes » in Afrique noire : écritures contemporaines, théâtre/public n°158, mars-avril 2001, p. 36.
14. Chenaud, Bernard ; EFOUI, Kossi, Op.cit., p. 65.
15. Efoui, Kossi, Io (Tragédie), Solignac,Le Bruit des autres, 2006, quatrième page de couverture.
16. Ibid., p. 43
17. Ibid., p. 18.
18. Ibid., p. 38.
19. Ibid., p. 11.
20. Ibid., p. 39.
21. Augé, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil (La Librairie du XXe siècle), 1992, p. 100.
22. Ibid., p. 147.
23. Efoui, Kossi, Io (Tragédie), op. cit. p. 42
24. Ibid., p. 24.
25. Ibid.,quatrième page de couverture.///Article N° : 10516