La pièce Le Carrefour (1990) marque sans doute le début de la carrière internationale de Kossi Efoui mais elle est surtout l’uvre qui contient en germes la trajectoire dramaturgique que trace l’auteur togolais depuis deux décennies. La pièce met en verbe une certaine impasse politique et sociale mais elle constitue aussi et surtout un métadiscours sur le théâtre lui-même.
Dans Le Carrefour, les dialogues semblent à bout de souffle et se répètent inlassablement sans parvenir à être des vecteurs d’histoires autres que celles dans lesquelles le texte lui-même se mire. Le théâtre se retrouve ainsi dans une impasse où il tente sans grand succès de faire uvre de signification à travers les mots que les personnages débitent. L’espace du carrefour devient alors pour ces personnages un huis clos d’où le théâtre ne peut sortir qu’en devenant autre, c’est-à-dire en se réinventant par la démultiplication de masques de jeux. Comment alors sortir le théâtre de la dramaturgie du carrefour ? Qui sont ces personnages récurrents et Comment peuvent-ils se réinventer ou réinventer le théâtre hors de l’impasse ?
L’évolution de la dramaturgie de Kossi Efoui permet de classifier nombres des pièces qu’il a écrites en deux grandes catégories. D’abord les pièces appartenant au « Cycle du Carrefour », dominées par la répétition de textes dialogués dont la fable dit la violence qu’un théâtre d’auteur exerce sur ses personnages. Ensuite la catégorie du « Cycle des Bobs » qui rassemble des pièces dominées par l’improvisation et le maintien d’une illusion de l’oralité par l’irruption dans la fable d’éléments de la culture populaire et de divers moyens intermédiaux.
Le Cycle du Carrefour est une trilogie qui comprend chronologiquement Le Carrefour (1990), La Malaventure (1993), et Que la terre vous soit légère (1995). Dans chacune de ces pièces, trois personnages, toujours les mêmes, jouent chaque soir le drame de leur identité de personnage de théâtre. Contrairement aux six personnages de Pirandello par exemple qui se mettent en quête d’un auteur, ceux d’Efoui sont en quête de liberté pour se réaliser hors de la scène et échapper au pouvoir dominateur du texte et de l’auteur. Dans cette première catégorie de textes, les personnages sont confrontés au pouvoir tyrannique d’un texte qui les renferme et d’un créateur qui ne les destine qu’à des rôles figés. Ces personnages cherchent alors à se libérer de cette tradition qui s’impose à tous en cherchant à quitter ce carrefour où ne peut se jouer qu’un seul texte, celui de l’auteur/l’autorité : « [Ce] Carrefour où toutes les routes sont des pièges, où on ne peut pas aller plus loin que s’asseoir, se lever, dormir, crier, pleurer, mourir » (Carrefour, p. 71)
Les personnages de théâtre que met en scène le Cycle du Carrefour sont des revenants, c’est-à-dire des fantômes dont les identités ne sont que des souvenirs qui les hantent. Ils semblent chacun porter des couches de masques qui sont pour eux les moyens de se donner l’illusion d’être autre et d’agir autrement dans cet environnement réglé d’avance.
Les deux personnages qui, dans la première pièce de la trilogie, se nomment Le Poète et La Femme, ont naguère été (comme) ces autres artistes que chacun d’eux présente dorénavant comme des amis qui ont perdu la vie en s’exprimant trop librement à ce carrefour. C’est le cas par exemple de la danseuse Rachel, amie de La Femme, qui pourrait bien être la corporalité dont La Femme est maintenant le masque, si ce n’est l’inverse. Dans la Malaventure, d’ailleurs, on ne parle de Rachel « qu’à la troisième personne », tout comme La Femme se nomme simplement « Elle », également une troisième personne sur le plan grammatical. Parce que les pas de danse de Rachel ne se conformaient pas aux textes qui ont droit de cité, l’autorité lui a broyé les jambes. La Femme dans Le Carrefour devient simplement Elle dans La Malaventure et reprend son nom initial de Femme dans la dernière pièce de cette trilogie, Que la terre vous soit légère. Ce personnage féminin générique devient une marionnette, un personnage objet conçu pour dépendre du maître de jeu, c’est-à-dire du marionnettiste. Les didascalies de la pièce Le carrefour suggèrent assez clairement cette identité de pantin qui ne peut se mouvoir que grâce au manipulateur :
« Entre le Souffleur, c’est un personnage qui rappelle
le montreur de marionnette. Il fait
un
geste
qui allume les projecteurs et permet de découvrir la Femme, couchée dans une position inconfortable, comme un pantin désarticulé. Le Souffleur entreprend de la ranimer en faisant plusieurs gestes. Soudain, elle pousse un grand cri. » (p. 69)
La Femme est une liseuse d’avenir, c’est-à-dire qu’elle se préoccupe plus de préparer l’avenir que de ressasser le passé enrobé dans des formes immuables ou à répéter un rôle déterminé d’avance : « Je ne sais pas lire le passé » (Malaventure, p. 27). Tout comme le poète, créateur de mots, elle est créatrice d’avenir et veut enfanter loin de ce carrefour qui ne connaît et n’autorise qu’une seule forme de texte : « Il me faut pousser ces racines plus loin que l’aube où les enfants naîtront » (Carrefour, p. 95). Elle veut s’inventer une nouvelle identité qui ne la maintienne pas au carrefour et dans cette sorte de caisse à marionnettes qu’elle nomme « fosse commune » et où rien ne bouge jusqu’à la prochaine soirée de spectacle.
Le personnage ne peut parvenir à être indépendant que si elle se départit de l’assistance du Montreur de marionnette. Pour ce faire, Elle doit abandonner la répétition du texte imposé pour s’investir dans l’improvisation, cet art de l’immédiateté qui assure à l’acteur une plus grande autonomie de création. Ainsi, par exemple, alors qu’elle traverse un trou de mémoire dans la pièce Le Carrefour et qu’elle se tourne vers le souffleur pour qu’il lui rappelle son texte, elle se rend compte que ce dernier est distrait ; alors elle se lance dans un jeu improvisé avec Le Poète qui lui fait découvrir momentanément la liberté de créer et de se recréer. Ce moment de liberté est de courte durée car le personnage en charge de la censure, Le Flic, intervient pour que le texte suive son cours normal. Elle reconnaît d’ailleurs dans La Malaventure que ces moments personnalisés sont rares pour elle : « Il me faut tricher pour jouer » (p. 25). Mais après cette mauvaise aventure à ce carrefour, elle parvient à faire le deuil de son identité de marionnette, une mort symbolique traduit par le titre Que la terre vous soit légère. En effet, dans la dernière pièce de la trilogie, La Femme devient un personnage-acteur et non plus un personnage-marionnette. Ce n’est plus un Souffleur ou un Montreur de pantin qui la guide, c’est avec un metteur en scène, Le Sonneur en l’occurrence, qu’elle joue. Cependant elle est toujours astreinte à la répétition d’un texte d’auteur.
Le poète est ce fantôme qui se dédouble en souffleur sur la scène mais dont l’une des identités absentes inclue celle de l’ami peintre qui est mort torturé parce qu’il « dessinait des images qu’on ne comprenait pas toujours » (Carrefour, p. 78). Ce personnage qui se nomme « Le Poète » dans Le Carrefour devient « Darling V » dans La Malaventure, et « Le Voyageur » dans Que la terre vous soit légère. À l’image de la femme, c’est un personnage générique dont les changements de noms ne sont que des masques qui fonctionnent comme les variations d’une même note de musique. L’initiale V. dans Darling V. pourrait être l’initial du mot Voyageur qui est précisément le nom du personnage dans la dernière pièce de la trilogie. Ce personnage voyageur se déplace dans son espace mentale en quête d’une mémoire volatile plutôt que dans un espace géographique quelconque : « On raconte qu’un homme dans sa prison, est allé de Bulawayo à San Francisco
On dit qu’il avait des cartes de géographie plein la tête » (Malaventure, p. 31).
Prisonnier à ce carrefour, le poète n’a plus que son imagination et ses souvenirs pour se construire un autre monde : « cette histoire qui se joue dans ma tête, c’est mon histoire. 20 ans à l’ombre. Dans cette prison où tout disparaît. Où il ne reste que la mémoire. Répétitive. » (Carrefour, p. 98). Il se définit doublement par son attachement à l’ailleurs rêvé d’où il tire chaque soir des personnages qui jouent le drame de sa vie, et par cet ici du carrefour où il est prisonnier. Quand il est ailleurs, il n’est qu’un fantôme transparent auquel personne ne fait attention, que personne ne peut voir. Cet ailleurs fonctionne comme un projecteur de cinéma qui met en circulation des spectres : « Là-bas mes sommeils étaient disparates. Et je m’effritais. Je vois une femme s’avancer vers moi. Je lui tends la main. Elle me traverse et s’en va. J’étais un fantôme. Je faisais même peur. » (Carrefour, p. 76-77 ; Malaventure, p. 16). Ailleurs, il est également semblable à une pièce de musée à l’image de ce personnage mythique ou cette statue que décrit le Montreur de Pantin à l’ouverture de La Malaventure : « On raconte qu’un homme s’est tenu debout sur son gros orteil
On raconte que l’homme se tient encore debout sur son orteil sans compter ni jours, ni heures, sans compter saisons
Sans compter qu’il vieillit » (p. 7). Mais ailleurs, il est surtout le créateur, celui dont les créatures ne sont qu’éphémères parce qu’elles n’ont pas droit de cité à ce carrefour : « tous ceux qu’il touchait mouraient » (Malaventure, p. 9). Ici, au carrefour, cependant, Le Poète est aussi un étranger qui est obligé de se dissimuler pour passer inaperçu. Il ne peut désormais rêver que d’un corps qu’il n’a plus : « Je rêvais d’un corps/Un corps élastique/Un corps ouvert » (Carrefour, p. 88).
Les personnages du Cycle du Carrefour sont constamment en quête de jeu car il n’existe que par le jeu d’un texte qui les a créés. Sans jeu (d’acteurs) il n’existe pas, ils s’effritent et se désintègrent et deviennent les fantômes de l’écrit ou des pantins désarticulés. Le carrefour leur donne – le temps d’un réverbère – l’illusion d’exister. Leur drame est de rendre compte de l’impossibilité de s’affranchir du texte d’auteur et d’acquérir une autonomie d’action. Le jeu de chaque soir leur permet de ressusciter (de devenir des revenants donc) et pour cela il leur faut dire leur texte pour exister. Une variante de ce type de personnage qui n’existe que par le jeu est la femme dans Le Corps liquide (1998) qui est obligée de parler constamment pour exister : « Obligée de récapituler pour être au clair avec le tronc et les membres pour appeler tête une tête. Sinon tout se décompose » (p. 41).
Le Poète, La Femme et Le Montreur de Pantin sont en fait trois versions différentes d’une même réalité de personnage. Ce sont des fantômes, c’est-à-dire des potentialités qui ne pouvaient se réaliser que dans un ailleurs où ils pourraient échapper au diktat de ce théâtre de texte. Les rapports de subordination au texte, à la loi des lieux, vont peu à peu faire place à un espace où cette loi est trouée de temps en temps de mots improvisés qui occasionnent des jeux de masques où les rôles sont inversés. Le Montreur de Pantin joue seul par exemple au tableau 3, tous les trois rôles, le sien, c’est-à-dire celui du metteur en scène-souffleur-dramaturge, ainsi que ceux de la Femme et du Poète. Au tableau 4, le Montreur se substitue au Poète en improvisant un dialogue avec La Femme dans lequel les répliques de ce dernier sont la répétition exacte du texte du poète. Ce même Montreur de Pantin joue encore un jeu de rôles similaire lorsque les répliques qu’il donne à Edgar Fall au tableau 10 sont supposées être celles de Darling V.
Cette propension à l’improvisation par le jeu est surtout remarquable dans la dernière pièce de la trilogie où malgré la forte présence intertextuelle de dialogues tirés de Le Carrefour et de La Malaventure, les deux personnages semblent avoir acquis une certaine autonomie de création verbale qui les éloigne de la censure. Le nom que porte désormais le personnage en charge du bon respect du seul texte autorisé à ce carrefour, Le Traqueur, est révélateur de la relative liberté qu’ont acquise Le Poète et La Femme. En effet, la traque suppose que les personnages sont en fuite et que cette figure policière est à leur poursuite.
Le Cycle du Carrefour se compose d’une série de pièces dans lesquelles le lieu du spectacle est régi par une codification des discours que tiennent les personnages. Ces personnages sont enfermés dans un théâtre littéraire qui ne leur laisse aucun libre arbitre, aucun choix. Les personnages de la Femme, du Poète et du Souffleur ont déjà fait l’expérience d’une création littéraire et cherchent à se réaliser dans un texte nouveau. Cependant, le jeu de scène à ce carrefour n’est qu’un prolongement des conventions dans lesquelles ils ont été pétris. Ils savent bien que la répétition de ce texte qui leur est imposé n’est pas facultative ; ils ont déjà payé de leurs vies antérieures – celles du peintre et de Rachel par exemple – le prix de la trop grande liberté prise hors du texte conventionnel. Ces fantômes de personnages sont désormais contraints de ruser avec le texte pour le transcender et briser la spatio-temporalité de cette histoire dont ils sont prisonniers. Ils sont en effet en quête d’un vrai théâtre, où ils seront les créateurs, les acteurs et les personnages et non plus de simples acteurs mécaniques, car le vrai théâtre naît, comme nous le rappelle Alain Ricard « d’un ébranlement de la cérémonie, du besoin de dire autre chose, de laisser parler d’autres sujets, de leur laisser tenir des discours qui ne seront plus ceux de la tradition » (p. 116) (1). Au-delà de la trilogie du Carrefour, nous retrouvons d’autres types de personnages dans des histoires nouvelles où ils se doublent et se dédoublent dans des rôles qui tirent leur substance des jeux d’improvisation et de la culture populaire.
Le Petit Frère du rameur (1995) inscrit sa fable hors du carrefour grâce à un déplacement spatio-temporel qui installe désormais les personnages dans une nouvelle dynamique avec d’autres moyens de discours. Dans cette pièce-ci, les avatars du poète et de son alter ego le souffleur jouent maintenant les rôles de deux jeunes hommes, Marcus et le Kid, alors que celui de la Femme porte le masque de Maguy. C’est dans un studio de cinéma désaffecté, espace symbolique de création et de rêves, que chacun des trois personnages essaie de tisser les fils de leurs histoires.
Maguy qui n’est plus comme dans l’autre cycle un personnage qui attend une venue probable, s’investit désormais dans la préservation de la mémoire de son amie morte, ce double d’elle qui s’appelait tantôt Rachel et qu’elle nomme maintenant Kari. Les personnages tentent d’être des créateurs d’histoires et non plus de simples répétiteurs de fragments d’histoires comme ils l’étaient dans le carrefour. Maguy cherche alors par la trace écrite à conter son histoire, celle de l’amie Kari : « On écrit ce qui arrive jour par jour et ça fait un journal qui me rassure » (p. 18). Elle se rend finalement compte que Kari, ce fantôme épris de liberté, ne peut être contenu un écrit et par conséquent elle ne peut apparaître nulle part dans les journaux que Maguy lit et relit : « Je leur dis Kari, tu es dans le journal mais tu n’y es pas » (p. 19). Les formes figées des journaux et du conte ne sont du reste pas aptes à véhiculer l’histoire – le nouveau théâtre dirons-nous – de ce corps qui n’est plus marqué par la loi. Le cinéma qui est l’art du spectre par excellence est peut-être la forme qui est à même de raconter l’histoire de ce corps en transition. Mais le fantôme de celle-ci est déjà pris en charge dans une autre histoire, celle que tisse le gardien des traditions, l’ange de la mort, c’est-à-dire le Rameur qui est aussi l’une des métamorphoses du Traqueur dans le Cycle du Carrefour.
L’histoire du Rameur est un film qui impose à Kari une traversée vers d’autres cieux où l’ordre et la tradition font force de loi. Le Kid et Marcus regardent à tour de rôles se dérouler, comme sur une toile accrochée à la fenêtre du studio de cinéma, le film que leur impose le Rameur et dans lequel il se prépare pour l’enlèvement du corps de Kari qu’il destine à cet ailleurs qu’elle n’a probablement pas connu. C’est ainsi que Maguy plaide auprès de Marcus pour qu’il « enterre » Kari dans son film à lui ; mais ce dernier ne le peut car il n’est qu’un conteur qui rend compte de ce qui est déjà dans le film, pas tout à fait un créateur d’histoire :
« Au cinéma, j’ai appris à conter
On était une bande et on envoyait un d’entre nous à la séance. Au retour on lui faisait raconter. S’il s’en sortait bien, il y retournait une autre fois. Pour gagner des places au cinéma, j’ai appris à conter
Ça commençait toujours comme ça, « dans le film » comme on commence toujours par une fois
il était une fois
» (p. 22-23)
Lorsque la pièce commence, Marcus n’est d’abord qu’une voix désincarnée que le spectateur entend en off pendant un moment alors que celui-ci est à la fenêtre. Lorsqu’enfin il se fait voir, la didascalie dit de lui qu’il « apparaît », devenant ainsi une apparition, c’est-à-dire une vision, un fantôme sorti tout droit du film qu’il ne cesse de raconter : « Mais le film il y a longtemps que j’avais envie de l’écrire pour qu’il raconte que je suis bien né là-bas d’où je suis venu ici » (p. 7). Marcus voudrait rendre compte par le cinéma de la transformation qu’il a subie en quittant là-bas pour s’installer ici.
Marcus, Le Kid et Maguy content l’histoire de Kari dont le corps fantomatique est dans l’entre-deux, à l’image de Pitagaba le boxeur. Cette histoire est également la leur. Pour raconter cette histoire de l’entre-deux, les deux jeunes gens empruntent au cinéma et à la musique des références dans un jeu souvent intertextuel. La musique et la chanson populaires deviennent aux mains de ces personnages des masques dont ils s’affublent pour dire ce que d’autres artistes ont vécu ou raconté. Ils puisent notamment dans les répertoires de musiciens tels Chuck Berry et Paul Simon des vers qu’ils s’échangent sous forme de dialogues. Mais même ces strophes dialoguées sont aussi des fantômes de textes étant donné que les référents sont ailleurs, les vers-ci n’étant donnés qu’à titre indicatif. Les chansons « Graceland » de Paul Simon et « Memphis Tennessee » de Chuck Berry disent la complainte d’un personnage qui se voit contraint de vivre loin de l’être aimé : la femme dans le premier et la fille dans le deuxième. Ce déchirement du moi est précisément l’expérience des personnages de la pièce qui font face à une vie entre ailleurs et ici. Les strophes de ces chansons qui sont reprises dans le texte de Kossi Efoui ne sont pourtant pas révélatrices de ce déchirement que ressentent les personnages. En réécoutant le texte de Paul Simon par exemple, l’on se rend compte que le protagoniste se sent devenir un fantôme au même titre que ses compagnons de route dans son voyage vers Memphis Tennessee :
And my traveling companions
Are ghosts and empty sockets
I’m looking at ghosts and empties
But I’ve reason to believe
We all will be received
In Graceland
Et mes compagnons de route
Sont des fantômes et des carcasses vides
J’ai devant moi des fantômes et des corps vides
Mais j’ai des raisons de croire que
Nous serons tous reçus
À Graceland (2)
Plusieurs pièces écrites après le Cycle du Carrefour s’inspirent en partie du Concert Party, une forme de théâtre populaire pratiqué au Togo et au Ghana. Par exemple, les personnages de Parapluie et de Parasol dans les pièces Happy End et L’Entre-deux rêves de Pitagaba sont les avatars des deux Bobs, personnages très bien connus dans le Concert.
Alain Ricard dont les travaux ont contribué à mieux faire connaître le Concert hors de l’Afrique de l’Ouest, le décrit comme « une dramaturgie de l’impromptu qui ressemble fort à [la]commedia dell’arte » (p. 9). C’est une forme de jeu théâtral improvisé, essentiellement oral, qui est fait de personnages typés représentés par des masques que portent les acteurs. Mais dans le cas spécifique de l’aire culturelle éwé du Togo, à laquelle appartient Efoui, les masques en bois étant inconnus, les acteurs se servent de peintures faciales pour représenter les personnages typés tels que le gentleman, la vieille femme, etc. Dans le concert où pendant longtemps tous les rôles étaient tenus exclusivement par des hommes, les rôles féminins étaient joués par des travestis. Les masques sont pour les acteurs du concert, selon Alain Ricard, un moyen de « protection symbolique, de création d’une distance entre le comédien et le personnage qu’il met en scène » (p. 112). Le travesti assure à l’acteur une distance supplémentaire entre le rôle et l’acteur mais aussi il permet aux spectateurs de se rendre compte que ces types féminins sont en fait des rôles qui permettent de jouer un jeu théâtral et non la réalité. Ces masques supplémentaires sont finalement des miroirs métathéâtraux pour les spectateurs et les acteurs.
Les personnages récurrents dans les pièces de Kossi Efoui sont des revenants, à l’image des masques du concert. Le revenant, c’est ce fantôme qui revient chaque soir au théâtre avant d’être réexpédié dans le monde des ombres, tel qu’Alain Ricard le montre dans la description du personnage de la Parisienne dans une pièce du concert intitulé l’Africaine de Paris :
« La Parisienne appartient au monde de ces êtres culturels qui hantent l’imaginaire des jeunes gens de la côte
Elle est la » morte «
celle qui vient du monde des morts : la revenante. Elle n’est pas un personnage normal qui devient un spectre. Elle est un personnage venu du monde des ombres, qui figure le désir des jeunes gens, qui donne corps et langage à ce désir, mais dont ils ne peuvent supporter la présence. Ils la réexpédient dans le monde des ombres d’où elle ne peut s’empêcher de venir les hanter
» (p. 115)
Les deux Bobs sont des types créés par le Concert Party et bien connus des spectateurs. Au début des années 1930 deux personnages identiques apparaissent sur scène au Ghana sous les noms de Bob 1 et Bob 2. L’un joue le gentleman et l’autre son serviteur ; un troisième personnage travesti joue le rôle de la femme du gentleman. Au Togo, dans les années 1970, les mêmes types de personnages font leur apparition dans des spectacles où les clowns Bobs jouent des prologues d’une « quinzaine de minutes
parfois complétés par un chanteur et un raconteur d’histoires » (Ricard, p. 94). Les Bobs sont aussi connus pour leurs fréquentes escrimes verbales ou leurs joutes oratoires dont les origines au Togo sont à rechercher dans la poésie orale éwé où le « » duel chanté
» ou » guerre de chanson » qui permet au conflit d’éclater, tout en canalisant sa violence par l’utilisation d’une forme, en partie figée, connue du public, qui accueille avec enthousiasme ce morceau de bravoure » (p. 104). L’Entre-deux rêves de Pitagaba parodie en quelque sorte ce genre de duels verbaux lorsque Parapluie et Parasol s’escriment verbalement avant de se retirer du carnaval sous les acclamations du public qui reprend la chanson des deux clowns hors de la scène.
Les personnages de Parapluie et Parasol sont conçus sur le modèle des deux Bobs. Si les personnages du Cycle du Carrefour se définissent en fonction d’un texte d’auteur qui les renferme et dont ils cherchent à se départir, les nouveaux Bobs, eux, se définissent par l’oralité de leur texte qui permet une plus grande autonomie d’improvisation. Ce sont des clowns conteurs qui se servent de l’improvisation et du jeu de rôles pour conter des histoires. Ils se saisissent souvent de textes d’auteurs sur lesquels ils brodent des histoires nouvelles ; c’est le cas de la pièce Happy End où la fable parodiée est celle de la pièce Horace de Corneille. Ce type de personnages pasticheurs se retrouve également dans la pièce Io sous les traits de Masta Blasta et de Hoochie-Koochie-man. Mais souvent, comme dans L’Entre-deux rêves, les deux clowns improvisent des jeux qui illustrent une histoire comme celle de Pitagaba le boxeur. La paire de clown peut même être clonée à l’infini comme dans Concessions où les Winterbottom paraissent être une série continue de Parasol et de Parapluie.
Dans les pièces du cycle des Bobs, Kossi Efoui réactualise le conte et les moyens de dire une histoire. Les marques de l’oralité ne se traduisent plus par l’emploi de formules consacrées telles « il était une fois
» ou par une énumération de proverbes ; elles sont désormais dans l’utilisation de média de la communication telles que la radio, le cinéma et la musique qui sont intrinsèquement des moyens de communication privilégiés dans la culture populaire. Parapluie et Parasol parodient le conte traditionnel dans Happy End, comme nous l’avons montré ailleurs (3), lorsque les deux bouffons se lancent les mots « Appel » et « Réponse », faisant ainsi écho aux « cric/crac » des veillées de conte. Ces personnages se servent cependant de la radio – d’où ils sont censés émettre – pour justifier par exemple la minutie des descriptions qui sont faites : « Parasol : Nous sommes à la radio. Il convient de le préciser » (p. 34). Et pour mener à bien cette émission en direct à la radio, ils se servent d’autres personnages, comme des marionnettes à qui ils font jouer différents rôles. Ainsi, Le Chur des Archéologue et la Speakerine-Coryphée sont des accessoires de jeu ou des masques que Parasol et Parapluie utilisent pour mener à bien leur rôle de conteurs.
Dans l’Entre-deux rêves, les dialogues et les didascalies révèlent que Parasol et Parapluie portent différents masques qui leur permettent de passer successivement d’un rôle à un autre dans les jeux d’improvisation : « Parapluie : (il jette ses masques). Je ne suis pas Bouffon Parapluie. Je ne suis pas Pape Solo
/ Parasol : (il jette ses masques). Je ne suis pas Bouffon Parasol. Je ne suis pas Pitagaba » (p. 48). Ici encore, les deux bouffons se servent du symbole de la radio comme succédané à l’oralité du conte. Ainsi par exemple, Parasol et Parapluie lisent à la mère le télégramme du coma de son fils mais celle-ci ne comprenant pas le langage télégraphique en demande une traduction que ceux-ci font avec « [b]ruitage de radio » (p. 32). Cette transformation de l’écrit (le télégramme) à l’oral (la radio) est derechef un signe distinctif des jeux d’improvisation que mènent ces deux personnages.
La dramaturgie du carrefour qu’illustrent trois des premières pièces écrites par Kossi Efoui rend compte d’une impasse dans laquelle le théâtre et ses personnages se retrouvent. Cette impasse, c’est le carrefour ou l’interzone où tout est en attente et tout se répète à l’image de Godot de Beckett. Le théâtre est alors mis en cause car la scène n’est pas porteuse de germes qui permettent aux personnages d’aller au-delà du carrefour. Le texte qui renferme le théâtre dans cette impasse constitue le socle sur lequel se fonde ce pouvoir hégémonique du texte que doivent fuir les personnages. Le renouvellement du théâtre se fait alors dans l’improvisation et par la modernisation de l’oralité du conte. Le Concert Party et ses deux Bobs donnent à la dramaturgie de Kossi Efoui des ressorts qui permettent de tirer partie des médias électroniques et de la culture populaire. Les pièces les plus récentes, Concessions et Io, illustrent bien la dramaturgie actuelle d’Efoui dont les textes se jouent concomitamment sur deux registres : celui qui rend compte de l’enfermement que vivent certains personnages à un carrefour où ils sont prisonniers et celui qui offre un espace de liberté d’improvisation à d’autres personnages qui content des histoires en se servant de nombreuses ressources intertextuelles.
1. Alain Ricard. L’Invention du théâtre : Le théâtre et les comédiens en Afrique noire, Lausanne, L’Age d’Homme, 1986.
2. La traduction en français est du rédacteur.
3. Voir Christophe Konkobo : « Entre-deux, entre jeux : l’intermédialité dans les théâtres contemporains », in Nouvelles dramaturgies d’Afrique et des diasporas : Cantate des corps, sonate des voix, sous la direction de Sylvie Chalaye, L’esprit créateur, Fall 2008, vol. 48, No 3, p. 57.///Article N° : 10499