« J’ai deux pays »

Entretien de Soeuf Elbadawi avec Soilih Hakime

Calligraphe
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Soilih Hakime, il enseigne les arts plastiques. Poitevin d’adoption et comorien d’origine, il est arrivé en France en 1984. Ses travaux, notamment animés par une quête du sacré, puisent principalement dans le vivier de la culture soufie et de la littérature orale comorienne. Il est l’une de valeurs sûres de l’Archipel, en matière d’arts plastiques. Il incarne, avec Napalo à Amsterdam et Modali à Moroni, l’avant-garde d’un art nouveau aux yeux de l’opinion comorienne.

S.H Mes productions sont souvent au confluent de la culture comorienne et d’apports occidentaux et orientaux. Que je le veuille ou non, il y a toujours des choses de mon éducation qui apparaissent à la surface. La mémoire est à la base de ce travail. Il y a peut-être l’exil aussi qui pousse toujours à renouer avec la culture du pays d’origine.
Vous avez réalisé une série d’œuvres, en partant de la tradition orale. Vous vous êtes inspiré de l’œuvre de Mbaye Trambwe, sultan poète, qui fut également philosophe et dont tout le monde reprend aujourd’hui les couplets les plus célèbres dans le discours politique…
Oui. J’ai beaucoup puisé dans la poésie de Mbaye Trambwe et dans ses maximes. Ceci correspondait à un moment où je travaillais sur les voyelles et les points diacritiques de l’alphabet arabe. En m’appuyant sur les textes de Trambwe tels que Pohori, un poème en 90 vers, Bahari, Moinamshe, j’ai voulu saisir des sons qui n’existent pas dans l’alphabet arabe, comme le « p », le « pv », le « v ». Je faisais disparaître les consonnes et ne laissais apparaître que les voyelles et les points. C’est-à-dire que j’ai voulu dégager la singularité sonore de la langue comorienne transcrite en caractères arabes. Je me demandais si l’on pouvait représenter l’image d’une langue à travers les signes de l’écriture. Donc je me suis référé à Mbaye Trambwe, parce qu’il est la référence classique de la rhétorique comorienne. Son propos sur le politique m’a aussi interpellé. Pohori parle de paix dans une période de conflits. Dans Bahari, le parfait nohowa (pêcheur) qui affronte l’océan, correspond à une métaphore sur le brave qui ne recule devant aucun écueil de la vie.
Les expériences les plus abouties en matière d’arts visuels ne sont pas légion aux Comores ?
C’est tout à fait normal. Mais si nous évoquons les arts visuels, nous ne pouvons pas ignorer ceux qui nous ont précédé, notamment nos premiers photographes… Mbaraka Sidi et Boina M’namdji, dont le travail raconte plus de quarante années d’Histoire des Comores. Ce sont eux qui ont enraciné la culture de l’image photographique, initiée au 19ème siècle par Humblot et autres Européens. Il faudrait d’ailleurs revaloriser leurs productions. Je pense qu’elles représentent un matériau non négligeable du patrimoine, de la mémoire nationale. En peinture, il est vrai que les plasticiens formés et confirmés ne sont pas nombreux dans le pays. Moussa Saïd est le premier peintre que j’ai connu. Je me souviens encore de ses expositions quand j’étais plus jeune. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il y a ensuite Modali, Napalo et moi, qui avons suivi des formations artistiques en France. Il existe probablement d’autres artistes que je ne connais pas. Ce n’est qu’un début. D’autres générations viendront enrichir cet apport culturel. Il faut voir les choses dans la continuité.
Comment analysez-vous le rapport du Comorien aux arts plastiques ?
Il m’est difficile de juger un public qui n’est pas habitué à une culture picturale. La photo a pu trouver sa place dans la société, ainsi que son avatar la vidéo. La photo et la vidéo comme moyen de témoigner du temps et de fixer les souvenirs. Par contre, la peinture, en tant que mode d’expression, a encore du chemin à faire, surtout quand il s’agit d’une peinture abstraite. Peut-être parce qu’elle ne répond pas à des besoins utilitaires sur un plan social. Il ne faut pas oublier que l’apparition de la peinture aux Comores est anachronique par rapport à l’histoire de l’art. C’est-à-dire que la photographie est apparue là-bas avant la peinture. Je sais que certains Comoriens ont acheté des tableaux. Je connais un compatriote qui possède trois à cinq tableaux de Moussa Saïd. Un autre a acheté deux de mes tableaux en 1996. Le Centre National de Documentation et de Recherches Scientifiques a acheté un tableau de Napalo. On ne peut pas toujours dire que l’Etat ne s’intéresse pas aux arts plastiques. Car je me souviens bien que durant les années 70 et 80, les locaux du ministère des Affaires étrangères et ceux de la Chambre nationale de commerce étaient souvent mis à la disposition d’expositions d’artistes comoriens. Vous savez… dans un pays où les difficultés matérielles s’amplifient, les objets symboliques et culturels ne peuvent pas occuper une place de choix. De toutes façons, l’art a toujours été une affaire de minorités.
Votre démarche picturale, qui puise dans le quotidien religieux du pays natal, ne permet-elle pas une meilleure réception de l’œuvre par vos concitoyens ?
Le contenu religieux de certains de mes tableaux n’est pas le fait d’une stratégie marketing. Cependant, il est vrai qu’il suscite l’intérêt de certains spectateurs. Il y a des gens qui se retrouvent à travers une calligraphie religieuse. En ce qui me concerne, il y a des passages du Coran qui m’ont intéressé dans ma démarche picturale. Ils ont été relevés sur des poutres de la vieille mosquée de Vendredi de Moroni. Ces versets représentent un peu l’histoire et la culture de la ville. La mosquée en question date du 16ème siècle, je crois. Un autre exemple : le verset où le prophète Youssouf [Joseph] confie à son père avoir vu en songe onze étoiles, le soleil et la lune. « Je les ai vu s’agenouiller d’humilité » lui a-t-il dit. Dans le tableau, où j’ai repris ce passage, j’ai mis en valeur la partie sur la lune (Al-Kamar), qui me faisait penser aux Comores. Ce sont d’autres raisons qui m’ont poussé à intégrer des éléments religieux dans mes toiles.
Vous résidez à Poitiers. Vivre en Europe, plutôt que de rentrer au pays défendre sa création, est une alternative qui semble tenter nombre de créateurs comoriens ?
Les circonstances professionnelles ont fait que j’ai pu m’installer en France. J’y enseigne et produit. J’y expose. C’est vrai qu’il y a un avantage. Mais ceci n’est pas forcément la meilleure des solutions. La France est certes un pays de culture : c’est une terre d’accueil pour beaucoup d’artistes du monde entier. Mais si j’y gagne bien ma vie professionnellement, je n’ai pas forcément intégré les grands circuits de diffusion de l’art. Ce n’est pas si simple. Il ne suffit pas d’y vivre pour s’imposer. Peut-être même que le fait d’évoluer en Province comme c’est mon cas ne facilite pas les choses. De toutes façons, j’ai toujours dit que j’ai deux pays. Je suis français d’adoption, tout en étant comorien de naissance et de culture. Les deux pour moi ne s’opposent pas.

///Article N° : 2538

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