« La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui »

Lire enfin "Le Contrat racial" de Charles W. Mills

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Le Contrat racial du philosophe Charles W. Mills, publié en 1997 aux Etats-Unis, est enfin disponible en français grâce à la traduction de Aly Ndiaye, alias Webster, aux Editions Mémoire d’Encrier. Un livre de référence qui a nourri les mouvements de Black Lives Matter. Il est selon un autre philosophe, Souleymane Bachir Diagne, « un des grands classiques de ce qu’on appelle « théorie critique de la race ».

 Chroniquer un ouvrage comme le Contrat racial est une tâche ardue, presque impossible. D’abord à cause de ce qu’il y a d’émouvant, de dur et d’urgent dans la première traduction en français de ce texte fondamental, vingt-cinq ans après sa parution en anglais et préfacée à l’occasion de cette édition anniversaire par l’auteur lui-même (décédé en 2021). Ensuite parce que ce n’est vraiment pas un livre dont il faut seulement parler. Il faut le lire avec cette même émotion, cette même dureté, cette même urgence qu’il vous donne. Les frissons en plus. Et enfin, parce que, d’une certaine manière encore, sa première phrase dit déjà tout et qu’il faudrait l’afficher au-dessus de sa porte ou dans son entrée pour ne pas oublier ce constat essentiel :

« La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui »

La première des missions de Charles Mills est de nous permettre d’ouvrir les yeux sur cette vérité non dite : le racisme, inhérent au monde occidental contemporain et constitutif de celui-ci, n’est pas une « exception » ou un accident, mais, au contraire, un système politique comme un autre et, comme un autre, il a permis d’asseoir une domination, parfaite, universelle, implacable. Ne jamais l’avoir nommé et ainsi rendu conscient ne dément en aucun cas sa simple existence. Il est un fait que, s’il y a un « contrat social », au sens où certains auteurs classiques l’ont défini, même en le dotant de nuances, c’est-à-dire une mise en commun volontaire au profit supposé de tous, ou encore, dit autrement, un mouvement que l’on peut suivre comme allant de l’individu au collectif, de l’état de nature à celui de l’homme civilisé, ce contrat-là est passé entre Blancs et à leur seul profit. Or, faut-il le rappeler, comme le nom l’indique, un « contrat » est censé être consenti et volontariste, c’est même ce qui rend l’État libéral démocratique « éthique », mais peut-on imaginer qu’un non-Blanc serait volontaire dans un contrat où il est traité comme un objet et où il a tout à perdre ?

On pourrait dire, en tant que règle générale, que l’incompréhension, la fausse représentation, l’évitement et l’aveuglement volontaire blancs à propos des questions liées à la race font partie des phénomènes mentaux les plus répandus des derniers siècles, une économie morale et cognitive psychiquement nécessaire à la conquête, la colonisation et l’esclavage.

Un livre essentiel et capital

Ainsi le projet essentiel de Mills est bien celui de requalifier le « contrat social » tel que défini antérieurement. Il propose moins une réalité et un contrat nouveaux qu’il ne lève le voile pour nous permettre de regarder le monde en face, tel qu’il est, et de comprendre que, les espaces, les corps et même le champ du savoir étant façonnés par le monde blanc, le « contrat » sous lequel nous vivons effectivement, même s’il est tacite, requiert plutôt une forme d’« entente afin de mal interpréter le monde ». Ainsi peut-on lire : « On pourrait dire, en tant que règle générale, que l’incompréhension, la fausse représentation, l’évitement et l’aveuglement volontaire blancs à propos des questions liées à la race font partie des phénomènes mentaux les plus répandus des derniers siècles, une économie morale et cognitive psychiquement nécessaire à la conquête, la colonisation et l’esclavage. » On pourrait dire aussi que ces éléments constituent une protection commode pour la conscience (blanche). La chronologie est à cet égard un éclaircissement supplémentaire. Il existe des temps historiques différents, celui d’abord de la suprématie blanche de jure, explicite, transparente, proclamée, tandis que la période contemporaine, plus dissimulatrice, est aussi plus sournoise et basée sur l’héritage de la conquête (p.123).

Charles Mills analyse comment, d’une façon en quelque sorte naturelle, la race va devenir l’élément saillant de la théorie morale et politique des non-Blancs comme elle est, en général, minimisée ou effacée de la théorie morale et politique pensée par les Blancs, tout simplement parce que « dans un système politique structuré par la race, les seules personnes pour qui il est psychologiquement possible de nier la centralité de cette dernière sont celles qui sont racialement privilégiées, pour qui la race est invisible précisément parce que le monde est structuré autour d’elles (…). Le poisson ne voit pas l’eau, et les Blancs ne voient pas la nature raciale d’une entité politique blanche parce qu’elle est naturelle pour eux, l’élément dans lequel ils se déplacent. » (p.126) et c’est bien ce qui fait du Contrat racial un livre aussi essentiel, aussi capital et, je le redis, aussi urgent, que celui de l’écrivain suédois Sven Lindqvist (cité d’ailleurs par Mills), Exterminez toutes ces brutes, repris dans le magistral film de Raoul Peck en 2021.

Aussi difficile et douloureuse que soit la prise de conscience, il faut tout d’abord saluer la salutaire entreprise des éditions Mémoire d’encrier, qui, en traduisant aujourd’hui Charles W. Mills, rendent justice à ce qui est réellement, comme le souligne Rodney Saint-Éloi, un « livre-monument », et ensuite espérer de tout cœur que ce texte fondateur se déploie le plus largement et le plus amplement possible.

Une évidence sans doute partagée par les non-Blancs, encore qu’il ne soit pas forcément si simple, quand on a intériorisé si longtemps et malgré soi un statut de non-personne, de revendiquer le statut moral de personne, c’est-à-dire de reconnaître et de faire reconnaître sa propre humanité, mais c’est surtout pour les autres qu’il faut écrire et sans cesse éveiller les consciences. Il faut en effet encore beaucoup, beaucoup, beaucoup de « renégats blancs et de traîtres à la race », parce que, ne l’oublions plus : « trahir la blanchité, c’est être loyal à l’humanité ».

 

 

Annie Ferret

Charles W. Mills, Le Contrat racial,
Traduit par Aly Ndiaye, alias Webster
Mémoire d’encrier,
Sortie 3 mars 2023

 

 


2 commentaires

  1. ce qui me paraît tout aussi douloureux : reconnaître que la « suprématie blanche » c’est aussi la libération de la femme ; l’excision et le mariage forcé (= viols de fillettes) qui sévissent en Afrique n’ont pas été inventé par les « blancs »… pas plus que l’esclavage qui est la chose la mieux partagée du monde ; le monde occidental n’est pas parfait, mais sans lui, les femmes seraient encore traitées comme des esclaves dans nombre de régions du monde ; elles le sont toujours d’ailleurs au Sahel et dans la Corne de l’Afrique (plus de 50% de mariages forcés, des fillettes de 10 ans dont la vie est détruite). Donc on aimerait plus de nuances. La Colonisation c’est le mépris disait Bourghiba, donc pas question que cela perdure mais il faut aussi réfléchir à ce qu’il y avait « avant ». Lorsque les Français arrivent en Mauritanie au 19ème Siècle, la moitié de la population est esclave. Ils décident d’interdire l’esclavage mais rien n’y fait. Posséder un esclave donne un statut social en Afrique de l’Ouest. La Mauritanie, sous la pressionde la « suprématie blanche » a arrêté l’esclavage dans les années 50… officiellement… merci d’écouter les féministes africaines en particulier sur ces sujets. J’ajoute que je suis moi-même originaire d’Afrique.

  2. Ce discours sur « les blancs qui dominent le monde » devient de plus en plus semblable à celui qui disait au siècle dernier que « les juifs dominent le monde ». Avec des « arguments » du genre « le poisson ne voit pas l’eau », qui disqualifient par avance toute critique en fonction de la couleur de peau de celui qui parle. Bref ça pue… ça pue autant que « Mein kampf »…

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