« La toile bleue », comme un point d’orgue à la montée de la littérature de jeunesse mauricienne.

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A l’occasion de la sortie du superbe ouvrage pour enfants « La toile bleue », de Joelle Maestracci et Shenaz Patel, Christophe Cassiau-Haurie revient sur l’actualité récente de la littérature de jeunesse de l’île Maurice, ce grand pays de la francophonie littéraire.

Une petite fille est assise face à la mer. Elle regarde le ciel qu’elle trouve trop immobile. Avec beaucoup d’efforts, elle décide de décrocher cette « toile bleue » pour l’étendre sur une corde à linge. Suspendue de haut en bas, cette belle toile livre ses secrets et laisse échapper bien des choses. Au départ, ce sont ces beaux trésors : oiseaux au bec canne-à-prêche, fragments d’arc-en-ciel, rangs serrés de bigorneaux, hippocampes, tout cela au milieu d’un torrent de protestations venant d’une foule mécontente de la voir vider la mer. Mais le pire reste à venir… Une avalanche d’objets peu recommandables suit : emballages délavés, flacons d’huile solaire, canettes de soda… Tout cela forme un énorme tas aux pieds de la petite fille. Puis, dans un ultime effort, la toile bleue réussit à restituer auto, pneus, lavabo… avant de glisser de la corde et retrouver sa place en reprenant au passage oursins, coraux et autre éléments constitutifs de son patrimoine…
Cette belle fable écologique est issue du talent conjugué de deux Mauriciennes : Joelle Maestracci et Shenaz Patel et publié en début d’année 2011 dans leur pays par la maison d’édition Vilaz metis. Il s’agit de la première histoire pour enfants de Shenaz Patel, déjà romancière (Le silence des Chagos, Sensitive, Le portrait Chamarel), dramaturge (1) et nouvelliste (2), elle rajoute une nouvelle corde à son arc, quelques années après une première tentative avortée avec le peintre et cinéaste David Constantin. Elle n’est pas la première « écrivain pour adulte » du pays à tenter l’aventure de l’écriture enfantine puisque Carl de Souza avait publié La tififi citronnelle chez Vizavi en 1999, dans le cadre de la collection Le caméléon vert. Elle livre ici un texte superbe, plein de maîtrise et de poésie, riche d’enseignement pour les enfants.
Pour Joelle Maestracci, il s’agit également d’une « première ». Sous son nom de jeune fille de Betsey, elle avait fait partie, en 1992 du premier album collectif de BD d’auteurs africains : Au secours !, édité à son époque par Segedo, avec une histoire courte en deux jolies planches qui traitait (déjà !) de la mer et la nécessité d’en prendre soin. Puis, elle avait un peu disparu, partie vivre en France, se consacrer à d‘autres activités, avant de revenir sur son île et de travailler dans une agence de communication.
Elle illustre superbement cet ouvrage, tout en volutes et en arabesques avec des couleurs lumineuses. Chose pas si fréquente dans le milieu, les deux auteurs ont formé un puissant duo dans cet ouvrage : les mots lumineux de l’une sont soigneusement illustrés par l’autre.
Première également, pour Vilaz metis, la maison d’édition du poète Michel Ducasse. Celle-ci a essentiellement édité ces 4 recueils : Alphabet (2001), Mélangés (2003), Soirs d’enfance et Calindromes. En dehors de la beauté des textes, ces recueils se sont toujours fait remarquer par leur esthétisme et leur originalité graphique, Michel Ducasse n’hésite pas à faire appel à des illustrateurs (Laval Ng pour Soirs d’enfance – 2005), des peintres (David Constantin pour Calindromes – 2008), des graphistes (Patrice Offman). Il n’est pas étonnant qu’il édite ce livre de qualité. Car La toile bleue est aussi un bel objet, édité avec goût et soin, grâce à l’engagement de l’imprimerie IPC et de son directeur Michel Coquet. Une aventure collective, donc, comme l’est très souvent un livre… Mais ce livre, comme un point d’orgue, vient souligner l’apparition progressive de la littérature de jeunesse à Maurice depuis 5 ans dans un pays qui a donné beaucoup d’écrivains à la francophonie.
L’exemple le plus frappant reste la maison Vizavi et sa série phare, Tikoulou née dans les années 90. La volonté de diffuser la notion de « lecture-plaisir » fait naître chez Pascale Siew, l’idée d’une collection d’albums richement illustrés relatant les aventures d’un petit Mauricien pris dans son environnement. Depuis ces débuts, Tikoulou connaîtra 12 albums, lancés traditionnellement à chaque mois de novembre, pour un total de près de 220 000 exemplaires vendus. Malgré une année « blanche » en 2010, première année depuis 1998 où aucun titre ne sera publié (3), le dosage à la fois ludique et pédagogique, attrayant et sympathique, nourri de textes faciles d’accès sur un graphisme riche et coloré, a séduit la société Total qui décide cette même année de commander 10 000 exemplaires de chaque titre en couverture souple afin de les distribuer dans les stations services du pays. Vizavi publiera un 13ème titre en cette année 2011 qui amènera le jeune lecteur en Inde.
Vizavi a également édité un autre titre pour la jeunesse en 2009 : Sirandann, petites devinettes de Gabrielle Wiehe, qui revisite le genre des sirandanes, 20 ans après Jean Marie et Jemia Le Clézio (4). Forme de devinette en langue créole pratiquée à l’Île Maurice, ainsi que dans certaines îles voisines, les sirandanes portent sur la vie quotidienne. Naïves, humoristiques, poétiques, elles sont en même temps empreintes de sagesse et constituaient dans l’ancien temps un rite social (5). En les illustrant avec son style magnifique très influencé par Marc Chagall, Gabrielle Wiehe les remet au goût du jour dans ce superbe album. Belle démonstration pour cette artiste qui, après plusieurs albums très remarqués dont le très beau Bestioles et deux albums à la Réunion (6), publiait pour la première fois dans son pays natal.
Vizavi a également investi dans une très belle collection de livrets éducatifs, Curieux de nature, qui compte quatre titres à ce jour : A la découverte du lagon, Dauphins et baleines, Nos amis les oiseaux et le dernier, Mon île durable (2008) qui traite d’écologie. Enfin en mai 2010, l’éditeur a sorti un livret de découverte sur l’île aux aigrettes, une île sanctuaire située dans la baie de Grand port et réserve naturelle. Depuis 2006, le groupe de presse La sentinelle (éditeur du journal L’express, entre autres) a ciblé le public jeune et édite un magazine qui a énormément de succès puisqu’il tire à 10 000 exemplaires. Z’ouais est en effet devenu en 4 ans le magazine de référence de la jeunesse mauricienne. Diffusé à 25 roupies (0,60 €) dans 700 points de vente, destiné à un large public sur le plan du niveau de lecture, Z’ouais a comme modèle le Pif gadget des années 70. Le titre se décline également en papeterie et cahier d’école ainsi que dans une émission de télévision en 2008, copié sur le modèle de la défunte « La tête et les jambes« . Depuis peu, le magazine a changé de formule. Le format est plus grand, et le titre a également changé. Z’ouais est devenu Zo, Nini et Pov, du nom de la série phare de BD contenue dans le magazine. Les Editions de l’Océan Indien, qui n’avait guère publié d’albums jeunesse depuis quelques années, ont édité en octobre 2009 un livre de Priya Heim, mauricienne installée en Allemagne. Feino, le petit dodo (en version bilingue, illustrée par Lynda Nelson) reprenait à nouveau un thème cher à Maurice, celui de cet oiseau disparu avec la colonisation hollandaise au 17ème siècle et dont il ne reste guère de traces réelles. Le succès est fulgurant puisque ce premier titre s’est vendu à 2 000 exemplaires en moins de six mois. Cela a poussé l’auteur à publier un second titre, Le pique-nique pluvieux de Feno le dodo (Feno the dodo’s rainy day picnic). En fin d’année 2009, a été publié Poutou ek Poutann in love. Cet ouvrage en créole est le résultat d’un programme d’initiation artistique mené par l’association La pointe Tamarin à l’intention des enfants du village de Tamarin dans le but de faire baisser l’échec scolaire par le biais du développement de la créativité sous toutes ses formes : musique, danse, art plastique, théâtre et depuis 2006, un atelier d’écriture dirigé assidûment et avec beaucoup de compétences par Brigitte Masson. Poutou ek… est le résultat d’un travail commun de deux années avec deux ateliers : art plastique et écriture. Superbe réalisation qui démontre le pouvoir de créativité des enfants, lorsqu’on les laisse l’exprimer et ce, quelque soit leur niveau scolaire. A ceci se rajoute le groupe mauricien Mon loisir, spécialisé dans l’hôtellerie et le textile, qui, en 2006, a racheté Les classiques africains. Les ouvrages du catalogue de cet éditeur, destinés à l’Afrique, sont, depuis cette date, imprimés à Maurice (7).
Mais Maurice n’est qu’un exemple parmi d’autres. La littérature de jeunesse d’Afrique et d’océan Indien est en plein boum depuis une dizaine d’années. Le nombre de titres y est en augmentation et la qualité des textes et du travail éditorial aussi. La toile bleue en est une belle illustration. C’est une heureuse nouvelle : la France ne peut plus rester le seul pays de la francophonie à publier de « beaux livres » pour la jeunesse. Ce fardeau devient trop lourd pour elle !

1. En particulier Paradis blues, présenté au festival de Limoges en 2009.
2. Plus d’une vingtaine, visibles pour l’essentiel dans la série Collection Maurice et pour les français dans le collectif Nouvelles de l’île Maurice chez Magellan & Cie, en 2007.
3. L’année 2009 avait été difficile pour Vizavi du fait de la crise économique.
4. Sirandanes, Seghers 1990, ISBN 2-232-10327-7
5. L’importance des sirandanes dans la tradition de l’Ile Maurice a été notée dès le 19ème siècle par Charles Baissac dans son ouvrage, Le Folklore de l’île Maurice édité à Nancy en 1888.
6. Les deux chez Océan jeunesse : Qui et quoi (2009), Inséparables (2010).
7. On pourrait rajouter à ces exemples, l’ouvrage Miette et Toto : histoire de deux enfants de l’ancienne île de France, paru en 1924 et réédité par la revue L’atelier d’écriture en octobre 2010 (N°double 15-16).
Strasbourg, le 14 mai 2011.

Références du même auteur sur le sujet :

> La littérature de jeunesse francophone dans le contexte multilingue mauricien in L’édition de jeunesse francophone face à la mondialisation, sous la direction de Jean Foucault, L’harmattan, 2008. ISBN 978-2-296-11192-9
>Chapitre Panorama de l’édition de jeunesse francophone de l’Océan indien in Situations de l’édition francophone d’enfance et de jeunesse, sous la direction de Luc Pinhas, L’harmattan, 2008. ISBN 978-2-296-05799-9
>Tikoulou, un phénomène de société dans la littérature du sud, Revue des livres pour enfants, N°208, avril 2008.///Article N° : 10165

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Les images de l'article
Shenaz Patel et Joëlle Betsey-Maestracci





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