En hommage au poète haïtien Clément Magloire-Saint-Aude, les auteurs haïtiens James Noël et Dany Laferrière ainsi que l’éditeur Rodney Saint-Eloi nous proposent deux articles, publiés en appendice d’une anthologie secrète de Magloire-Saint-Aude, sortie chez Mémoire d’encrier.
Je crois qu’il faut toujours faire connaître un poète, même si ce dernier a passé sa vie à esquiver les faisceaux lumineux comme un voleur qui s’introduit dans un musée bien gardé. Distant pour certains, méprisant pour d’autres. Cela fait longtemps que je tente de vous présenter Magloire-Saint-Aude (2 avril 1912 -27 mai 1971) que je crois, en Amérique, l’égal d’Emily Dickinson.
Dany Laferrière
Rodney Saint-Eloi : Comment peut-on imaginer le corps de Saint-Aude ?
Je n’arrive pas à trop me rappeler son corps (à demi allongé sur le trottoir), car j’étais encore enfant quand je l’ai croisé, et j’ignorais à l’époque ce qu’était un poète. Il n’était pour moi qu’un homme qui, saoul, pouvait coucher dans le caniveau. J’ai vu plus tard des photos où il flottait dans une veste un peu large.
As-tu rencontré Saint-Aude dans les rues de Port-au-Prince ?
J’habitais à l’époque avenue Bouzon, cette rue qui descend vers le grand cimetière de Port-au-Prince. J’apprendrais plus tard que ces deux hommes dont, mes amis et moi, on se moquait constamment étaient les plus grands poètes de cette époque. Carl Brouard se tenait à la place Saint-Alexandre, dans cette boue noire, pas loin des marchandes de charbon du marché Salomon, tandis que Magloire Saint-Aude siégeait à la rue Monseigneur-Guilloux, juste en face du cimetière. Quand j’allais à la messe, avec ma mère, à l’église Saint-Alexandre, on trouvait toujours Carl Brouard à son poste, et ma mère me glissait à l’oreille, de cette voix sifflante où se mêlaient mépris et admiration : « C’est un poète ». Bien plus tard, la place Saint-Alexandre deviendrait place Carl-Brouard. Et quand on allait aux funérailles, je pointais du doigt ce misérable toujours dans sa vase, et ma mère, imperturbable, sifflait à nouveau : « Encore un poète ! » C’était Saint-Aude en train de soigner sa chute.
Saint-Aude ressemble-t-il à un écrivain quelconque que tu connais ?
« Breton », a dit Nerval. Je dirais peut-être Mallarmé – pour sa vie libre et sa poésie radicale. Sinon, je ne vois personne d’autre. Il faut savoir que Saint-Aude et Carl Brouard faisaient partie de la bonne bourgeoisie de Port-au-Prince, et qu’ils avaient craché sur les privilèges qui accompagnaient un pareil statut. Ce n’était pas une révolte politique. C’était plus grave que cela. Ils tentaient ainsi de passer de l’autre côté du miroir afin d’échapper aux « vaines palabres ». Il y a quelque chose de mystique dans ce geste qui décourageait les marxistes de l’époque. C’était des kamikazes qui circulaient avec, enroulés autour de leur taille, quelques poèmes en guise de bombe. Malgré tout, Carl Brouard a eu des funérailles nationales. Je n’arrive pas à me rappeler si les funérailles de Saint-Aude furent officielles. Pour comprendre un tel paradoxe, il faut savoir que les Haïtiens réservent la plus haute place à la poésie. Ce qui fit dire à Paul Morand, lors de son passage à Port-au-Prince, dans les années 1930 : « En Haïti, tout finit par un recueil de poèmes. » Le surréalisme tropical se retrouve aussi dans le fait que des poètes qui vécurent comme des chiens eurent des funérailles de princes.
Tu es l’écrivain qui cite le plus Magloire Saint-Aude dans ses ouvrages. Je pense à ton roman, Le Goût des jeunes filles, qui reprend pratiquement l’intégralité de Dialogue de mes lampes. Pourquoi cette obsession ?
Il n’y a rien d’étonnant à reconnaître et à saluer un grand poète. J’ai découvert sa poésie assez tard, après mon arrivée à Montréal. On le disait opaque en Haïti, alors que c’était tout le contraire. Mais pour le lire, il fallait connaître (ou non) les chants sacrés du vaudou qui possèdent la même puissance et la même sobriété que les haïkus de Bashō ou de Buson. Les critiques littéraires le maniaient avec une précaution d’artificier, lui réglant son compte en quelques rapides paragraphes, trop pressés qu’ils étaient de retrouver les poètes romantiques qui pullulaient à l’époque. La poésie de Saint-Aude ne chante pas. Les nationalistes y ont vu une recherche identitaire qui ne s’y trouve pas, et cela malgré certaines références à l’Afrique. Dans son uvre, il y a beaucoup de fausses pistes. Ce rythme, qui donne faussement l’impression d’un souffle court, fait plutôt penser à la musique de Thelonious Sphere Monk.
Comment interprètes-tu ce côté indécis, flou et profondément économe ?
Il n’est pas indécis, il veut en donner l’impression. En réalité, il sait tout à fait ce qu’il fait. Pour lui, cette indécision (« je descends indécis, sans indice
») n’est qu’une manière de se sentir libre. Comme la feuille morte qui va de-ci de-là, il se sent hors du temps. Et cette économie de moyens qu’il utilise pour dire son monologue ne sert qu’à fermer la porte aux bavards et aux intrus. Là, il rejoint Héraclite.
Comment lire Saint-Aude ? Le matin avec un café ou le soir en pyjama ?
Un seul vers suffit par lecture. Choisissez n’importe quel vers de son uvre et passez la journée à le ruminer.
Pas de dieu, pas de lieu
Où lire les merveilles
Je suis du rang
L’effet, le reflet
(Tabou, Magloire Saint-Aude, 1941)
1. Cet entretien a été publié en appendice de l’Anthologie secrète de Magloire Saint-Aude aux éditions Mémoire d’encrier.///Article N° : 11665