La place de l’Afrique dans le monde est souvent évoquée en termes d’exclusion. Pourtant, le continent vit la mondialisation depuis des siècles.
Le phénomène de la mondialisation des échanges économiques, politiques, culturels et technologiques auquel nous assistons depuis quelques années constitue une évolution du monde de grande ampleur. Sous l’appellation » mondialisation « , l’Histoire retiendra vraisemblablement, du tournant du XXe au XXIe siècle, une phase d’accélération et d’intensification des échanges au sein de zones géographiques régionales la construction européenne étant l’un des phénomènes les plus évidents , doublée d’une interconnectivité sans précédent entre toutes les zones géographiques du globe (entre pays du Nord et pays du Sud, entre le monde occidental dit développé et le monde asiatique dit émergent
).
Au-delà d’évidentes modifications des relations commerciales, du développement de modèles politiques supranationaux, de bouleversements profonds des structures globales d’identité, la mondialisation est aussi accompagnée de discours : les réalités auxquelles nous assistons sont commentées, nommées, qualifiées. Les mêmes phénomènes ne sont pas appréhendés de la même manière au sein des divers groupes sociaux et en différents points de la planète. Les discours sur la mondialisation, sa nature et ses effets diffèrent grandement selon les approches des acteurs de la mondialisation libérale, des organisations internationales, des associations » altermondialistes » ou des cadres de grandes entreprises multinationales. La mondialisation a-t-elle ses exclus et ses perdants qui s’opposent sociologiquement, géographiquement, culturellement à ses bénéficiaires ?
La question transversale posée dans les articles de ce dossier est celle de la place de l’Afrique dans la mondialisation et de sa participation aux grandes évolutions du monde contemporain. La question est d’une actualité brûlante, comme en témoigne la publication en 2005 de plusieurs numéros spéciaux consacrés à l’Afrique dans la mondialisation dans différentes grandes revues intellectuelles françaises, habituellement peu enclines à ouvrir leur sommaire aux questions africaines (1). L’une des grandes questions internationales de l’année 2005 aura été celle de l’élargissement de la composition du Conseil de sécurité de l’ONU et des pourparlers sur l’attribution d’un siège permanent à un pays représentant le continent africain. L’échec de ce processus et le maintien de la structure la plus influente de l’Organisation des Nations Unies sous la forme qui lui avait été donnée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale constituent incontestablement un symbole fort des difficultés rencontrées par le continent dans sa participation aux évolutions du monde.
Faut-il en conclure pour l’Afrique à une » exclusion programmée » (2) et inévitable de la mondialisation ? Faut-il éternellement, à partir d’indicateurs économiques ou au regard de la rigidité des règles juridiques internationales, présenter le continent comme une victime du phénomène ? Rien n’est moins certain. Certains observateurs de longue date, tels que Jean-François Bayart vont jusqu’à considérer, sur un ton qui ne relève pas seulement de la boutade, que » l’Afrique est sans doute le continent le plus globalisé » (3). Pour alimenter ce débat, nous nous sommes efforcés dans ce numéro de réunir des contributions variées, à la fois d’universitaires, de chercheurs et de différents acteurs de la vie culturelle, d’observateurs africains francophones et anglophones, d’européens et d’américains. L’Afrique du Sud et plusieurs de ses intellectuels ont une place de choix. Cette coloration particulière s’explique par le fait que la majorité des articles regroupés ici sont issus d’un cycle de conférences ayant pour thème » Afriques et mondialisation « , organisées tout au long de l’année 2005 par l’Institut français d’Afrique du Sud et Dibuka, le Centre d’Information sur la France contemporaine
L’histoire de l’Afrique du Sud post-apartheid est celle de la réintégration au monde et au continent d’un pays du continent longtemps fermé et boycotté ; l’histoire d’une réintégration qui se veut multidimensionnelle, politique et diplomatique à travers par exemple l’initiative du Nepad (4) ou de la Sadc (5), culturelle à travers le credo de la » Renaissance africaine » ou l’affirmation d’une société multiraciale au sein d’une » nation arc-en-ciel « , économique enfin par les efforts déployés depuis dix ans pour respecter une orthodoxie économique reconnue internationalement et pour attirer les investisseurs étrangers. L’Afrique du Sud et la ville de Johannesburg en particulier sont le lieu d’intenses débats et de multiples rencontres, entre acteurs du continent et entre le continent et le reste du monde. Le pays est devenu l’un de ces carrefours cosmopolites d’où l’on peut observer toutes les nuances de l’Afrique d’aujourd’hui dans la mondialisation.
Un premier ensemble de textes examine les aspects sociaux, politiques et économiques du phénomène de mondialisation sur le continent. Ils questionnent au sens large l’appartenance de l’Afrique au monde. Achille Mbembe, à travers la notion d’afropolitanisme, rappelle, à point nommé devant le retour d’une certaine forme de nativisme, que l’histoire du continent est le reflet d’une » circulation des mondes « . Aurelia Wa Kabwe-Segatti analyse les effets de cette transnationalité africaine sur les notions d’appartenance et d’identité que les États du continent ont bien du mal à prendre en charge. Roland Marchal explore les multiples facettes d’une longue relation, souvent méconnue, entre la Chine et l’Afrique. Le statut de continent déshérité de l’Afrique dans la mondialisation refléterait les inégalités engendrées par une mondialisation porteuse des seuls intérêts de l’Occident, tel est le propos engagé d’Anne-Cécile Robert. Stephen Smith, battant en brèche un certain nombre d’idées reçues, explore la question de l’inégalité de traitement du continent par les médias. Pierre Dandjinou et Bonaventure Mvé-Ondo poursuivent cette réflexion sur le creusement des inégalités en posant deux questions complémentaires : comment renverser ce creusement auquel aboutit une mondialisation, en grande partie sous-tendue par la diffusion des nouvelles technologies ? Celles-ci sont-elles le moyen de réduire la fracture scientifique, corollaire de la fracture numérique ? Enfin, cette première partie se referme sur deux textes qui examinent le caractère universel de l’expérience sud-africaine : William Gumede, journaliste spécialiste de l’ANC, offre une critique nuancée du concept de Renaissance africaine, cher au Président sud-africain Thabo Mbeki, tandis qu’Albie Sachs, figure de la lutte contre l’apartheid et juge à la Cour constitutionnelle, revient avec une émotion toute personnelle sur l’expérience de la Commission Vérité et Réconciliation.
La seconde partir de ce dossier traitera des questions spécifiques et essentielles de la place du continent noir dans les débats actuels sur la diversité culturelle. Des questions juridiques tout d’abord quant aux modalités de protection de la diversité des contenus culturels et expressions artistiques : Kader Asmal, président du comité intergouvernemental d’experts chargé de la rédaction de la Convention de l’Unesco votée fin 2005, expose dans un premier article les grandes lignes de ce texte juridique fondateur, tout en soulignant les enjeux d’une protection juridique de la diversité culturelle pour le continent africain et les pays du Sud. Alain Ricard (CNRS) examine la question linguistique et le rapport de forces entre des langues locales et internationales (européennes), langues de la science, de l’économie ou des médias, langues des questions philosophiques.
La globalisation culturelle agite les concepts d’universalisme, de particularisme culturel, où » l’occidentalisation » est parfois considérée comme la condition sine qua non de l’intégration au monde d’une production culturelle. Simon Njami aborde les aspects philosophiques d’une création artistique africaine contemporaine dans un monde globalisé. Germain Viatte, conservateur du patrimoine et conseiller scientifique au Musée du quai Branly, rappelle quant à lui, à travers un portrait de Jacques Kerchache, la manière dont l’art africain a été » découvert » en France et quels processus l’ont fait entrer au sein de l’institution muséale, l’ouvrant ainsi au monde.
Un détour par des aspects spécifiques de l’histoire des arts rappelle que le processus d’échange, d’intégration, d’appropriation, de reformulation d’une production culturelle auquel nous assistons aujourd’hui n’est pas unique dans l’histoire. À travers une réflexion sur le rôle social et politique des arts plastiques contemporains en Afrique, Christine Eyene questionne le contexte sociopolitique qui donne à l’art africain d’aujourd’hui une particularité que la mondialisation pourrait dans certains cas gommer. David B. Coplan, à travers une étude sur la naissance du jazz sud-africain dans les années 50 examine un cas de réappropriation et de reformulation d’une identité culturelle afro-américaine au sud du continent. Henning Rasmuss enfin, dans une réflexion sur l’histoire de l’architecture à Johannesburg, pose la question d’une création architecturale africaine dans une ville érigée par la puissance coloniale et dont les bâtiments symboliques ont toujours été au service d’échanges économiques internationaux.
Autant d’approches qui rendent compte des perspectives et alternatives offertes par un continent pluriel, à l’Histoire chargée des incursions d’un monde où il ne demande qu’à prendre sa place.
Notes
1. On retiendra en particulier le numéro d’août 2005 de la revue Esprit intitulé » Vues d’Afrique « , ou le dossier » Les blocages de l’Afrique » dans Le Débat n°137 de novembre-décembre 2005.
2. Samir Amin, Makhtar Diouf, Bernard Foutou-Tchuigoua et al. : Afrique : exclusion programmée ou renaissance ? Maisonneuve et Larose, 2005.
3. Jean-François Bayart : » L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion « , Critique internationale, n° 5, 1999.
4. New Partnership for African Development.
5. Southern African Development Community.Jérôme Bessière est conservateur des bibliothèques, actuellement en poste à l’Institut français d’Afrique du Sud, chargé de Dibuka – Centre d’Information sur la France contemporaine à Johannesburg.
Aurelia Wa Kabwe-Segatti est chercheure en science politique. Auteure d’un doctorat sur la transformation de la politique d’immigration sud-africaine de 1986 à 2003, elle est aujourd’hui directrice du centre de recherches de l’Institut français d’Afrique du Sud à Johannesburg.///Article N° : 4289