Pré-sélectionné pour les Oscars 2022, le nouveau film d’Ousmane Samassekou (Les Héritiers de la colline) multiplie les prix dans les festivals internationaux, notamment le tanit d’argent aux Journées cinématographiques de Carthage 2021. Une perle à ne pas rater. Il a été présenté en avant-première aux Etats généraux du film documentaire de Lussas, occasion d’une rencontre avec son réalisateur.
Cela commence par un cimetière à Gao, car dans cette halte avant le désert, on prend soin d’enterrer les migrants et de leur faire une tombe. Leurs noms et leur provenance sont inscrits sur des panneaux de fortune. La mort est dans toutes les têtes, tant ce que tous appellent « l’aventure » est dangereuse.
Mais le pathos n’intéresse pas Ousmane Samassekou. Plus qu’un document, il propose une méditation. Nous en apprendrons beaucoup sur le plan humain mais retiendrons aussi ces moments de vent dans le désert, de musique bourdonnante, ce sable qui durant le film rougit du sang de ces vies gâchées, ces arbres isolés et ces bâtiments en ruines qui accueillent de terribles récits.
Beaucoup s’arrêtent à la « maison du migrant », un centre Caritas où chacun peut faire une halte, être soigné, nourri, écouté, se réunir avec le responsable du foyer, échanger avec d’autres aventuriers, dont certains ont échoué. Et parmi ces hommes, trois femmes. L’une, Natacha, a échoué là et ne sait ni d’où elle vient ni comment en partir. Très jeunes, 16 ans, Esther et Kadi arrivent ensemble et occupent une chambre où Samassekou passe beaucoup de temps à capter leurs discussions et leurs gestes, nous les rendant familières. « J’ai toujours la rage en moi », dit Esther, en référence à son enfance, qui avait voulu faire de la boxe pour sortir de la douleur. Partir pour vivre sa vie. La maison du migrant, tout comme ce film, n’impose rien mais se donne pour but de prévenir des dangers de l’aventure du désert et si possible, de motiver le retour. Elle le fait avec une finesse qui restaure la confiance perdue dans les premiers obstacles, une finesse qui transparaît dans le film.
Il s’agit avant tout de comprendre les motifs, d’écouter les traumatismes, et notamment la détresse, les silences et regards d’Esther, ces toiles d’araignée qu’elle s’escrime à nettoyer pour essayer de se recentrer. « On arrête quand on n’en peut plus », mais Esther est décidée. En une longue confession, émouvante scène d’anthologie très pudiquement tournée, sorte d’adresse spontanée au réalisateur, elle évoque sa peine et sa soif de liberté.
Pour avoir cette proximité de gens aussi fragiles, Ousmane Samassekou a partagé la vie des migrants. Des amitiés se sont nouées. Ce n’est qu’alors qu’il pouvait sortir sa caméra et filmer en son direct, montrant ensuite les images pour développer une habitude. Pas de mise en scène mais filmer longtemps pour attendre que viennent les moments les plus signifiants.
Il est très frappant de voir ainsi des êtres se dévoiler en profondeur, dans la pleine conscience d’être filmés. Ils nous touchent à vif par la sincérité de leur démarche et ce que révèlent leurs propos. On a vu ainsi récemment ce processus dans le marquant Les Prières de Delphine de Rosine Mbakam, où une amie organise sa confession. Cela n’est pas non plus sans faire écho, dans un autre registre, à la série Senses (2015) du Japonais Ryusuke Hamaguchi, issue d’un atelier d’improvisation, où la retenue traditionnelle est pulvérisée par la franchise de chacun.
Il y a dans Le Dernier refuge cette patience, cette empathie, cette tendresse qui ne s’invente pas et qui fait qu’on n’oublie pas ces êtres qui doivent décider s’ils tentent l’aventure. C’est cette écoute de l’entre-deux, de la tension face au danger du voyage vers l’Algérie, du trouble face à sa propre traversée du désert, qui participe de l’intensité ressentie, cette épaisseur humaine qui ravive une conscience fragile des drames de la traversée et rend ce film à ce point nécessaire. O.B.
Entretien avec Ousmane Samassekou
Quelle impression cela fait-il de se retrouver à Lussas à présenter le film ?
C’est fort car c’est le départ, avec le réseau Africadoc. Mon premier film avait été sélectionné ici mais je n’avais pu venir. Là, je suis là, et cela permet de rencontrer tous les professionnels et les gens intéressés. C’est un grand plaisir.
Les Héritiers de la colline était politique et engagé. Tu reviens avec un film plus intimiste, mais aussi plus accompagné en écriture et production. Quel était ton projet ?
Avec Les Héritiers, je commençais, j’étais pressé, le sujet était là et j’ai filmé. Cela m’a donné de l’expérience et je voulais quelque chose de différent. Les ateliers m’ont aidé à avoir du recul. Je voulais me forger un style documentaire, avec une sonorité plus cinématographique en termes de narration, de structure. Beaucoup avaient traité de la migration mais je voulais comme sous-thématique la question du retour.
Et pourquoi un tel sujet ?
Je porte une histoire familiale, celle de mon oncle qui est parti quand j’étais tout bébé. Tout le monde nous parlait de cet oncle que nous n’avions pas eu la chance de voir. Il était brave car parti pour aider les siens mais on n’a plus eu de nouvelles de lui en 32 ans. Est-il mort ou vivant ? Je voulais faire un film de recomposition avec ma famille, mais au final, je n’ai pas gardé l’histoire de l’oncle car d’autres choses se sont imposées.
C’est l’oncle Amadou qui est cité en fin de film qui t’encourage à démarrer le film sur le cimetière ?
Exactement. Quand je croise quelqu’un qui pourrait ressembler à des membres de ma famille, je m’interroge toujours si ce n’est pas lui. Les parents n’ont pas eu de nouvelles. Il fallait des images de l’absence, avec le désert, le vent, le sable sur les tombes.
L’oncle Amadou serait un fantôme pour toi mais aussi pour un continent : ces images sont comme une réflexion méditative.
Oui, l’oncle Amadou incarne nombre de familles africaines sans nouvelles de leurs proches. C’est le mythe autour de l’émigration : on préfère garder le mythe du retour, même si on n’y croit plus, car il apporte aussi du respect.
Tu as presque cité Birago Diop (« les morts ne sont pas morts ») : tu rejoins les Héritiers de la colline sans faire de politique car la migration devient une sorte de structure qui s’inscrit dans le pays.
Oui, je fais un cinéma qui cherche à développer la conscience. L’Etat ne fait pas son boulot pour canaliser les choses. Il faudrait que ça bouge à tous les niveaux.
Dans le film, tu mets en exergue surtout des parcours de femmes : pourquoi ?
J’ai beaucoup filmé mais au montage, on a voulu surtout donner de l’espace aux femmes car l’émigration a surtout été traitée du point de vue des hommes. Des jeunes filles, des mères avec leurs enfants partent aussi.
Celles que tu filmes sont très jeunes.
Oui, elles ont 14 ou 15 ans. Ce sont des adolescentes. Voir à cet âge des jeunes filles qui osent parler, c’est incroyable.
Elles sont toujours sur facebook. Est-ce le désir de voir le monde ?
Les gens savent que c’est dangereux mais ceux qui ont réussi montrent les images et cela joue beaucoup dans l’attirance.
On est entre un pays qui n’a pas assez d’attrait pour retenir sa jeunesse et l’envie de voir le monde que l’absence de visa pousse vers les voies clandestines…
Oui, je trouve que chacun devrait pouvoir voyager librement. Des milliers de personnes meurent. C’est le manque d’emploi, la gabegie, la guerre, la famine qui poussent au départ, donc une mauvaise gestion. Comme le dit un proverbe bambara : quand tu tombes, occupe-toi de ce qui t’a fait chuter.
Cinq séjours à Gao pour le tournage : as-tu à chaque fois réfléchi avec la production, ou bien était-ce entièrement spontané en fonction de ce qui se présentait ?
C’était spontané, c’est ma manière de faire. Pour l’écriture du dossier, il y a une vraie réflexion et le problème est ensuite de chercher cela sur le terrain, mais sans préjugé. Je suis plus dans le cinéma direct pour capter le réel.
L’ambition que tu avais en tête s’est-elle modifiée ?
C’est surtout pendant le montage que ça a bougé : on a essayé plusieurs possibilités pour retenir la meilleure.
La question de la confiance est centrale dans le film : envers la structure, l’animateur, etc. il y a de la méfiance au départ. Et par rapport à toi ?
Cela a pris deux à trois jours. Je me suis tissé une forme d’amitié avec elles. J’étais tout le temps dans leur dortoir : je leur ai montré ce que j’avais déjà filmé. Elles ont mieux compris mon travail. Pour elles, c’est devenu un jeu. Il arrive qu’elles s’endorment ou partent : elles oubliaient la caméra.
Cela représentait beaucoup d’heures de rushs ?
Avec le numérique, je calcule par cartes de 128 Go, on avait un disque de 6 To plein. Le montage s’est déroulé en deux étapes, en tout un peu plus de trois mois.
As-tu procédé comme Wiseman qui visionne tout avant de démarrer ?
Oui, car je monte aussi moi-même. C’est un plaisir d’essayer ce qui peut marcher. La monteuse a rapidement compris ma façon de voir : on a travaillé à distance, en plein confinement. Je faisais des découpages qu’on essayait. Mais je me souviens d’un professeur qui disait que tout réalisateur doit savoir faire le deuil des images. C’est dur car on s’attache à certaines mais il faut qu’elles conviennent dans la structure du film ! On a filmé tant de choses magnifiques qui ne trouveront leur place nulle part !
Le sable du désert devient rouge…
Je l’ai choisi à l’étalonnage. Je voulais rendre les choses plus fantomatiques : le rouge du désert, c’est le sang aspiré. De clair, cela devient de plus en plus rouge.
Les apports musicaux du film sont à la fois discrets et présents. Plutôt bourdon et parfois plus chaotiques. Comment les avez-vous travaillés ?
C’est une des raisons qui me poussent à travailler avec ma monteuse. Elle comprenait directement les choses. Je voulais des voix qui s’entrechoquent, comme des cris de fantômes dans le désert. Sinon, ce sont des musiques originales composées avec un musicien, Pierre Daven Keller, durant un mois durant le tournage. On a gardé cinq ou six sons sur une vingtaine de propositions. Plus on avançait, plus les choses se précisaient. Je voulais des sonorités africaines car le film est sur la communauté. Quant au générique final, c’est un couple de jeunes chanteurs maliens. Je les ai contactés durant le montage. Cela raconte l’histoire d’un prince qui arrive dans un endroit où sa noblesse ne lui sert plus à rien.
Andrey Diarra est producteur sur le Mali. Tu as fait toi-même une formation de producteur et l’as été sur Zinder d’Aïcha Macky. Andrey fait aussi des films : on sent une génération solidaire qui se connaît et s’entraide.
Oui, c’est important : cette nouvelle génération a été poussée par Africadoc avec ses formations et résidences d’écriture.
On ne sent pas la difficulté du tournage dans le film mais ça ne devait pas être simple. Quels ont été les obstacles rencontrés ?
D’abord la sécurité : Gao est une ville dangereuse, avec des extrémistes et des trafics. La caméra n’est pas la bienvenue. On a beaucoup tourné à huis clos : cela facilitait les choses. Comme je suis malien, je répondais en langue locale ou en bambara : les gens ne s’attardaient pas. Par contre, les gens sont entassés dans le centre d’accueil et pour sécuriser les rushes mais aussi pour ne pas être perçus comme permanents, nous nous sommes repliés à l’hôtel régulièrement. Il ne fallait pas montrer qu’on était là : apparaître et disparaître…
Il y a beaucoup de migrants qui passent par Gao ?
Oui, 10 000 en deux ou trois mois. Dans le centre, ils arrivent et partent comme ils veulent. C’est comme un hôtel mais c’est gratuit. Ils assurent les premiers soins si tu es malade. Ils sont juste là pour t’expliquer ce qui peut t’arriver. Et pour repartir, il faut passer par le centre pour être dans un convoi sécurisé par les militaires pour aller à Hombori car il y a beaucoup d’embuscades. On peut être enlevé.
Natacha est là depuis cinq ans…
Oui, elle ne sait plus d’où elle vient ni comment y retourner. On pense qu’elle a eu un trauma ou fuit un danger qu’elle ne peut exprimer.
La folie et les traumatismes sont permanents dans ce lieu. On voit aussi un homme qui ne veut pas retourner à Bamako car il a peur des piqûres…
Oui, c’est permanent. Certains arrivent avec des blessures graves. Un jeune homme a dû être opéré avec une ablation d’organe et son père est venu le chercher. Je l’ai filmé mais ça n’avait pas sa place dans le film.
La question de la folie liée aux traumatismes des migrants est très peu abordée en France. Avais-tu l’intention de mettre l’accent sur cet aspect ?
Oui. Beaucoup reviennent avec des soucis mentaux. Ce lieu permet un temps de répit pour voir si on continue le voyage ou si l’on rentre. Il est essentiel.