L’association « Coordination pour l’Afrique de demain » (CADE) s’est donnée pour mission de présenter de l’Afrique subsaharienne une image conforme aux différents aspects de la réalité dans cette région du monde. C’est ainsi qu’elle a organisé, le 16 avril 2008, une rencontre débat sur le rôle de l’expression littéraire dans le développement. Le compte rendu de la réunion a été communiqué, mais il n’avait pas été publié.
La réflexion sur le développement de l’Afrique semble impliquer en priorité les anthropologues, les sociologues, les économistes, les politologues, les géographes. En effet, chacune des méthodes qu’ils développent est susceptible d’apporter un éclairage sur cette question et de dessiner des solutions.
On est en droit cependant de se demander si d’autres disciplines ne pourraient pas avoir ici leur place. C’est le cas, par exemple, de l’analyse portant sur les littératures orales et écrites de l’Afrique
Les textes qui les constituent peuvent apporter un double éclairage sur les questions de développement.
Michel Levallois, Président de la CADE présente les intervenants : Jean-Pierre Dozon,anthropologue, directeur de recherche à l’IRD et à l’EHESS, Romuald Fonkua, professeur, à l’université Marc Bloch de Strasbourg, Bernard Mouralis, professeur émérite à l’université de Cergy-Pontoise et remercie Denyse de Saivrepour son action dans l’organisation de cette conférence.
Bernard Mouralis pose la question de savoir comment poser le problème du rôle de la littérature dans la réflexion sur le développement ? Tout d’abord, lorsqu’on parle du développement on s’adresse à des disciplines qui semblent évidentes : la sociologie, la politique, l’anthropologie, la géographie, l’économie etc. En revanche, on ne se demande pas si ceux qui travaillent sur la littérature de l’Afrique peuvent avoir quelque chose à dire sur cette réflexion. Tout au long de ses propos B. Mouralis plaidera pour cette discipline qui s’occupe de l’analyse littéraire souvent malmenée et qu’il a essayé de rendre présente dans le débat.
Un premier aspect est à envisager : Pourquoi et comment la littérature africaine se réfère-t-elle au développement ? Depuis le début du XXème siècle et le célèbre roman de René Maran « Batouala », la littérature africaine envisage de dévoiler la réalité du monde colonial et celle du monde dit « traditionnel ». Cette volonté de dévoilement s’inscrit dans le cadre de l’esthétique du réalisme. Le réalisme, qui se présente particulièrement dans la littérature européenne et américaine du XIXème au XXème siècles, est une volonté de décrire le monde tel qu’il est et une volonté de réforme sociale (cf. Balzac, Zola, Dickens, Dos Passos).
Le réalisme et l’appel au changement social marqueront très largement la littérature africaine. Mais cette orientation réaliste du point de vue esthétique de cette littérature va prendre une forme particulière, parce qu’au moment où les écrivains africains commencent à écrire considérablement plus1 (1), entre 1930 à 1950, c’est le concept du développement qui apparaît et s’y substitue. Un exemple en est le roman Ô pays, mon beau peuple d’Ousmane Sembène de 1957 qui décrit une expérience de régénération sociale à travers la chute du Sénégal. Ousmane Sembène s’est rendu compte que sa conception du développement est un peu inquiétante, parce que le héros de ce roman était très autoritaire ce qui était un « semi-échec ». À la fin, le héros est assassiné par les forces du mal et le sang du héros lance une nouvelle époque de vraie égalité sans contremaître. Que vaut cet appel au développement qui porte sur « demain » ? Est-ce que le développement n’est pas plutôt le présent ? Ousmane Sembène semble très conscient de son approche et il a refait un roman sur le développement intitulé Les bouts de bois de Dieu qui décrit une grève et qui traite beaucoup plus nettement la question de l’égalité entre les travailleurs, concernant l’appropriation des moyens de production. L’auteur parle aussi de l’égalité entre hommes et femmes ; il s’agit donc d’un roman très différent qui était une deuxième façon pour l’auteur d’aborder cette question du développement. Ce qu’on pourrait reprocher à ces visions des deux romans c’est que le romancier ne décrit pas suffisamment ce que pourrait être le développement au niveau du quotidien.
Que disent alors les romancières sur la nécessité du développement et sur les effets que le développement pourrait avoir directement sur les femmes ou les enfants ? B. Mouralis cite le roman Une si longue lettre de Mariama Bâ et l’essai d’Axelle Kabou Et si l’Afrique refusait le développement ?, titre mystérieux d’ailleurs.
Il faut aborder un deuxième aspect plus théorique. Si on affirme que la littérature dit quelque chose sur le développement, on affirme par là même qu’elle véhicule des contenus notionnels, voire des concepts. On peut ici citer une célèbre phrase de Lévi-Strauss : « L’ethnologie tire son originalité de la nature inconsciente des phénomènes observés. La notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique mais aux modèles construits d’après celle-ci ». Il s’agit d’une phrase très dure qui disqualifie d’avance le savoir que pourrait élaborer celui qui est l’objet de ce regard anthropologique. Or, ce que nous montre la littérature africaine c’est l’émergence d’une parole du « Je ». Ce « Je » de locuteur proclame son droit à l’existence en tant que locuteur. Et donc il s’oppose à ce discours de l’extériorité. La littérature, du fait qu’elle est l’affirmation d’une subjectivité, fait bouger les limites et les contenus du savoir. Elle s’oppose au discours de l’extériorité que tente de tenir l’Occident. Cette affirmation de la subjectivité a un effet déstabilisateur d’un côté parce qu’il est difficile de produire une science sur l’Africain sans tenir compte de sa parole et, de l’autre, cette prise de parole subjective peut donner à penser que le discours scientifique lui-même est largement subjectif. Donc, on a une sorte de doute.
À un autre niveau, la littérature peut véhiculer un savoir parce que le texte littéraire ne se caractérise pas seulement par le fait qu’il parle d’une réalité, mais il contient des énoncés qui expriment des problématiques, parce que ces énoncés mettent en contact des notions antagonistes en suggérant la possibilité de les dépasser. C’est pour cela que le texte littéraire est souvent un espace de conceptualisation, un espace théorique. Dans L’Idiot de Dostoïevski, par exemple, le romancier évoque toute une problématique du physiologique et du psychique. Il se trouve dans ce roman tout le débat que les médecins ont mené concernant la folie et ses origines. « Vous savez que le héros est atteint d’épilepsie » et le romancier dit : « du point de vue nerveux, c’est patent, mais maintenant c’est son âme qui était malade, mais vous savez ce qu’est la maladie mais pas ce qui est de l’ordre du psychique ». Un autre exemple est celui d’Henri Poincaré qui dit « La science est avant tout une classification, une façon de rapprocher des faits que les apparences séparent. Bien qu’ils fusent liés par quelques parentés naturelles et cachées, la science « en d’autres termes » est un système de relations. Or c’est dans les relations seulement que l’objectivité doit être cherchée, il serait vain de la chercher dans des êtres considérés comme isolés les uns des autres ». Prenons maintenant un exemple de la littérature africaine.
Dans le roman Le roi miraculé de Mongo Beti (1957), un missionnaire convertit un chef régional et provoque ainsi une crise politique. En effet, le roi, de par sa conversion, doit renoncer à ses mariages successifs pour ne garder que sa première femme. Donc, les alliances politiques construites par ces mariages s’effondraient. « Pourquoi voulez-vous qu’ils changent, père ? Moi je les trouve très bien tels qu’ils sont. » Cette phrase est un très bon exemple pour un énoncé problématique, parce que derrière, il y a tout un aspect de l’histoire de l’Afrique, de son histoire coloniale, concernant la question où se trouve la valeur. Dans un changement ou dans la fidélité dans un être ? Il y a un débat actuel qui oppose Hampâté Bâ et Griaule par rapport à l’africanité. Hampâté Bâ trouvait que Griaule avait une conception de l’africanité un peu naïve, parce que Griaule pensait que pour trouver l’africanité, il fallait creuser un peu plus profondément pour arriver au noyau de l’Afrique. D’où les travaux de Griaule sur les Dogons. Pour Hampâté Bâ, l’africanité se constitue sans cesse au fur et à mesure que la parole se constitue. Pour Griaule il faut toujours chercher plus la parole qui est l’expression d’une Afrique profonde, alors que pour Hampâté Bâ c’est la parole au moment même où elle est proférée, d’où l’importance de l’interprétation. L’auteur renvoi aux ouvrages d’Hampâté Bâ, L’Étrange destin du Wangrin, Amkoullel l’enfant peul, Oui mon commandant ! Où les deux conceptions, celle de Griaule et celle d’Hampâté Bâ sont constamment opposées.
Les connaissances des littératures africaines et la formation à la connaissance du développement représentent le troisième aspect de ce propos. Les responsables des politiques de formation n’accordent guère d’importance aux types de compétences que les disciplines littéraires peuvent apporter aux futurs acteurs sociaux. Pourtant la connaissance de certaines uvres littéraires africaines serait de nature à constituer un plus. Une uvre littéraire est une construction car il y a l’usage d’un langage polysémique. L’uvre littéraire africaine peut nous aider à dépasser la conception naïve selon laquelle chaque mot serait porteur d’un sens et d’un seul. Ce qui est important c’est de comprendre que le langage n’est jamais clair et l’uvre littéraire est une sorte d’antidote à une langue de bois ou à un certain discours d’expertise qui croit naïvement qu’il suffit de nommer les choses pour faire le tour de la question. L’auteur affirme que le texte littéraire, notamment quand il émane des auteurs africains, est très important pour développer en nous une sensibilité à l’interculturel. Mais avec des résultats paradoxaux. Bien sûr, le texte littéraire africain a un certain niveau fait apparaître des réalités qui vont être, au départ, pour un individu de culture différente, étrangères à sa propre expérience, mais en même temps, si l’on creuse, on s’aperçoit qu’on peut lire un texte de Mongo Beti ou de Kourouma même si l’expression orale n’est pas la même. Il y un autre paradoxe. En Occident, la notion de progrès, l’héritage des lumières, le relativisme culturel ont été remis en cause. En revanche, de nombreux écrivains africains postulent sans aucune hésitation sur l’existence du progrès. Par exemple dans le texte de Tchicaya U Tam’si « La Source » ; il dénonce l’utilisation qui est faite de la notion de « Source » qui est à l’origine de toutes les violences que les gouvernements ont fait subir à leurs peuples. En conclusion, voici un auteur africain qui parle comme Voltaire. C’est un résultat auquel on parvient en lisant sans préjugés et, à la longue, la littérature provoque un entraînement intellectuel qui rend plus apte à l’exercice des différentes fonctions dans le cadre d’actions de développement.
Jean-Pierre Dozon intervient ensuite. Même s’il a travaillé pendant plus de 35 ans comme chercheur sur l’évolution des sociétés africaines contemporaines, en particulier, sur des questions de développement, sur des questions religieuses, identitaires ou politiques et sur les singulières relations franco africaines, il nous fait l’aveu de sa récente découverte de la littérature africaine. Il avoue aussi que parmi ses collègues africanistes presque personne ne lisait la littérature africaine. Mais le problème principal ne se trouve pas là. La question c’est que durant de nombreuses années le milieu africaniste composé d’ethnologues, de géographes, de sociologues ou de politologues, ne se référait pas à la littérature africaine dans sa propre production. Durant ses études au lycée ou à l’université, il n’y avait rien sur la littérature africaine, même lorsque J.P. Dozon, s’est spécialisé sur l’Afrique. Bien sûr il y avait en France des spécialistes de la littérature africaine, qu’il a rencontrés et découvert plus tard tel que B. Mouralis. Visiblement, c’était un monde qui sortait de la faculté des lettres et qui était très à l’écart des africanistes du terrain.
Après ce premier constat, une question se pose. Qu’est-ce qui a fait que les sciences sociales, notamment celles qui se spécialisent sur l’Afrique, se sont peu intéressées à la littérature africaine ? Cependant, il y a eu une époque pendant laquelle il a existé un rapprochement entre la littérature et les sciences sociales. Par exemple, Georges Balandier, sociologue, qui a annoncé la sociologie du développement, qui a participé à la naissance de la revue Présence africaine où d’autres auteurs français comme Camus, Sartre, Leiris, côtoyaient des auteurs africains tels que Senghor, Birago Diop et le fondateur Alioune Diop. Dans les années 1945/1950, à l’époque de la décolonisation, il y avait tout un univers d’intellectuels qui se fréquentaient venant des sciences sociales, de la littérature ou même des sciences politiques.
La première raison est une raison assez lointaine. Les sciences sociales se sont fondées à la fin du XIXème siècle en concurrence avec la littérature et l’art romanesque. Balzac, par exemple, se situait du côté de la science pour observer des types humains. Donc il y avait une prétention forte à rendre compte de la vie sociale de la part des écrivains. Les fondateurs des sciences sociales, pour se démarquer de cette littérature envahissante, ont même durci leur position scientifique. Durkheim, par exemple, a dit « Il faut traiter les faits sociaux comme des choses« . Il y a aussi toute une série d’emprunts de la part des sciences sociales aux sciences de la vie pour se démarquer de la littérature. Ce côté et son aspect positiviste s’est affirmé dans les années 1960 en affichant des modèles scientifiques rigoureux : le fonctionnalisme, le structuralisme dont Lévy-Strauss est l’un de porteurs et le paradigme marxiste, le matérialisme historique avec Louis Althusser qui parlait au nom de la science et de la vérité ; ces modèles vont être à la base des études faites sur l’Afrique. Et c’est à partir de cette époque-là, que l’on a pu faire la critique du développement.
La deuxième raison est celle du désintérêt pour la littérature. Le monde intellectuel européen considérait implicitement que la littérature africaine était plutôt une zone « sous-développée » avec quelques exceptions comme Soyinka, Senghor. Le critique en Europe faisait toujours référence aux mêmes auteurs occidentaux comme Balzac, Stendhal, Dostoïevski, Proust, etc.
La troisième raison à cet éloignement entre les sciences sociales et la littérature complète la deuxième. Pour beaucoup d’africanistes la littérature est une authentique littérature orale : des mythes, des récits, des contes, des proverbes. Il y aurait une supériorité de la voix sur l’écrit. Donc, la leçon d’écriture est une leçon d’aliénation et non pas une leçon d’éducation. Ici, on peut citer la célèbre phrase de Amadou Hampâté Bâ « Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle » répétant le leitmotiv que la littérature orale est supérieure. Il y avait même des gens qui prétendaient que la littérature africaine écrite était l’expression de la domination de l’Occident, car, souvent, les auteurs écrivaient en français ou en anglais, donc les langues des colonisateurs.
La quatrième raison est plus subtile et apporte quelques démentis à la première raison invoquée, c’est-à-dire, le fait que les sciences sociales se soient mises du côté de la science. Beaucoup d’ethnologues africanistes, se sont voulus « auteurs ». Nous avons évoqué Griaule, « l’auteur » des Dogons. Il existait donc une ethnologie qui écrivait sur l’Afrique, qui rendait même des ethnies célèbres. L’ethnologue était « l’écrivant » de l’Afrique. Les meilleurs anthropologues étaient aussi des « belles plumes ». Les auteurs africains ont été perçus presque comme des concurrents, on se trouvait en compétition avec eux. Ce sont ces raisons qui ont fait qu’il y a eu éloignement et un « inintérêt », voire même parfois un regard hautain sur la littérature africaine par le monde auquel J.P. Dozon appartenait.
Quelles sont les raisons pour lesquelles littérature et sciences doivent se rapprocher ? Tout d’abord dans les années 1960 et 1970 il y avait de la littérature africaine connue (cf. Mongo Beti, Soyinka, etc.) et on ne l’a pas toujours lue. Mais aujourd’hui il y a plusieurs générations d’écrivains africains et une histoire de la littérature africaine. Et ces écrivains obtiennent un grand succès aussi en Europe. On peut même parler des phénomènes de littératures nouveaux qui sont très visibles (cf. Ahmadou Kourouma, Fatou Diome, Alain Mabanckou).
La deuxième raison est que les grandes théories de sciences sociales dans les années 1960 et 1970 jusqu’aux années 1980, se sont estompées. Les sciences sociales et surtout l’africanisme se cherchent. Une raison très essentielle est que les sciences sociales ont manqué les phénomènes majeurs du XXème siècle. La Première et la Deuxième Guerre Mondiale par exemple ont été traitées par la littérature et même par la musique, mais les sciences sociales étaient peu disertes sur la violence de ces évènements et également sur la brutalisation de la colonisation. Il a fallu qu’il y ait des écrivains qui parlent de ces choses-là, comme par exemple Au cur des ténèbres de Joseph Conrad, ou André Gide, (Voyage au Congo). Il y a donc eu des défaillances. On s’aperçoit de plus en plus que les sciences sociales ont manqué les grands événements historiques. Ce sont les écrivains qui en ont parlé : J.P. Dozon dit avoir beaucoup appris en lisant des auteurs africains tels que Ahmadou Kourouma et bien d’autres.
Il est grand temps de considérer que les sciences sociales doivent être un petit peu plus humbles, examiner leur propre histoire et se demander pourquoi il y manque des choses majeures que la littérature a su traiter. La littérature est importante pour apprendre plus sur le pouvoir d’État africain, la situation actuelle en Afrique et les développements politiques. Mais il y aujourd’hui une littérature africaine que se lit, appartenant à plusieurs générations, grâce en particulier, à Présence Africaine. On ne peut pas ignorer ce phénomène.
Romuald Fonkua se propose ensuite d’interroger la question du développement à partir de la littérature francophone africaine seulement.
Or, trois constats s’imposent lorsqu’on aborde cette notion de développement. Tout d’abord, la notion est en quelque sorte piégée en ce qu’elle renvoie à la colonisation. Ensuite, la colonisation n’a pas vraiment ou a mal développé. Enfin, c’est une notion problématique qui incite à la méfiance, comme le montre l’analyse d’Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ? 1991. Dans cet essai, elle montre pourquoi l’Afrique refuserait le développement et elle s’intéresse aux attitudes régressives et paradoxales des politiques qui entravent ce développement. Cependant cette analyse pêche sur deux points, d’une part elle a contribué au développement de l’afro-pessimisme et d’autre part, elle n’accorde pas de place à la littérature.
Il s’agit donc de considérer la notion de développement du point de vue du progrès, à supposer qu’il y ait une croyance au progrès, et d’autre part de voir ce que la littérature fait des différents modèles de développement depuis la fin des années 1950 jusqu’aux années 1990.
R. Fonkua s’attache dans un premier temps à classer les écrivains africains, ces développeurs en littérature, tout en s’excusant par avance de l’aspect réducteur qu’une telle démarche peut revêtir. Le critère principal est celui du lien entre la fonction sociale de l’écrivain et la production littéraire, ce qui amène à ne pas parler d’un certain nombre d’auteurs. D’autre part, il faut noter que la question du développement, liée à la notion de progrès, ou le thème des coups d’État, ne fait plus partie de la littérature africaine francophone actuelle. Les thèmes développés sont plutôt liés aux langues, à l’immigration, etc.
1 – Les écrivains entrepreneurs-créateurs. Ceux-ci se caractérisent par leur double activité de création économique (fonction sociale) et de création littéraire. C’est le cas d’Ousmane Sembène avec Ô pays mon beau peuple, 1957, qui avait également une entreprise cinématographique, ce qui est lié au progrès, à l’autonomie. Un autre exemple pertinent est celui de Mongo Beti. Il avait monté une imprimerie, puis une revue. Son ouvrage Perpétue ou l’habitude du malheur a pour thème le développement et La France contre l’Afrique : retour au Cameroun qui rend compte du voyage au pays natal pour y monter encore une entreprise.
2 – Les écrivains experts. Ils sont spécialistes en économie et écrivent. Certains ont suivi ce parcours sans que cela se perçoive dans leur littérature (Mabanckou). En revanche, l’écrivain camerounais Bolya Baenga est économiste et sa littérature est liée à cela. Il a notamment publié des essais où l’on sent cette conscience de la question du développement. L’Afrique en kimono : Repenser le développement propose en 1991 une réflexion sur les relations entre l’Afrique et l’Asie. Il s’intéresse au rôle du Japon dans le développement africain. Il va poursuivre cette démarche avec l’Afrique à la japonaise, et si l’Afrique était mal mariée ? Puis avec Afrique, le maillon faible. Enfin, toujours dans cette catégorie, on peut mettre Ahmadou Kourouma. Son métier est celui du calcul des risques et c’est une préoccupation que l’on retrouve dans sa littérature, notamment dans Le Soleil des indépendances, (1969)où l’on pense le développement en pensant le risque.
3 – Les écrivains prétendants du développement. Il s’agit de ceux qui ont pris des fonctions sociales qui ont permis de se pencher sur le développement. C’est le cas de Joseph Ki-Zerbo, lorsqu’il publie A quand l’Afrique, où il interroge, dans une série d’entretiens, sur les conditions qui rendraient un développement possible en Afrique.
Il s’agit d’aborder dans un second temps la question des modèles du développementqui sont traités ou interrogés par les écrivains dans leurs textes, et ce sont souvent des modèles internationaux. Il serait nécessaire de citer et d’étudier cette littérature.
1 – Le modèle marxiste. La colonisation ne l’a pas mis en place. L’adopter revenait à la volonté de s’opposer aux colonisations et à la volonté d’embrasser des modèles révolutionnaires. Mais avec les premières indépendances (Ghana, 1957, Guinée, 1958) et surtout avec la vague des indépendances, ces modèles vont être interrogés, notamment par Kourouma dans Le soleil des indépendances. Kourouma y examine le thème des notables floués et la réflexion sur la perte. Penser la production et le collectif sans les moyens adéquats s’avère désastreux (éclatement des sociétés, exil). Y a-t-il inadéquation entre l’Afrique et le marxisme ?
2 – Le modèle nippon. Il s’agit d’un discours surprenant mais justifié. Il fait son apparition au début des années 1990 et 1991, au moment de la faillite du modèle marxiste, de la dévaluation du franc CFA, de l’immigration, de la fuite des cerveaux. Axelle Kabou abordait ce thème. Bolya Baenga s’est saisie du thème avec plus de pertinence en établissant un parallèle entre le cas malgache et le cas japonais : des îles, deux capitales, des histoires particulières. Il va donc examiner l’ère Meiji et sa chute avec la construction d’un modèle fascinant car spécifique. Plusieurs aspects sont frappants : premièrement, il s’agit du rattrapage économique d’une zone extérieure à l’Occident, deuxièmement, les Nippons ont inventé un modèle qui lie information (TIC, livres, relations interpersonnelles, presse, identité, etc.), démocratie et développement. D’autre part, le Japon a su se relever de catastrophes : cela s’est fait en évinçant la classe dirigeante. Sans aller jusqu’à le suggérer clairement.
3 – Le modèle historico-pragmatique. L’idée centrale en est qu’il faut avoir conscience de son histoire pour se développer. La question de la mémoire comme voie vers l’avenir est d’ailleurs abordée par Ki-Zerbo dans A quand l’Afrique ? Le progrès suppose une relation intime entre le passé et l’avenir afin de pouvoir penser le présent. Il s’agit de construire le futur en évitant les failles du passé. Les points cruciaux sont, dès lors, l’éducation, l’agriculture, la mise en place de la petite entreprise. Cependant, il faut encore respectivement penser des politiques d’éducation, prendre en compte l’environnement et tenir compte de la concurrence.
Il y a donc chez ces écrivains une réflexion autour du développement. Cependant, ils ont le mérite de ne pas tomber dans sa grandeur naïve.
Témoignage de M. Atta Diouf :
Cette question du développement est aujourd’hui au sein des réflexions de tous les intellectuels africains. Il faut rompre avec l’anthropologie qui considère les Africains comme des gens à observer à part hors de la chaîne d’évolution de l’humanité. Le développement, d’autres pays l’ont connu avant nous, et l’ont résolu. Au XIIème siècle, au Mali, on savait faire des bateaux, on savait aussi lutter contre le désert.
La différence réside dans le fait que l’Afrique n’a jamais connu de personnes comme Louis XIV ou Napoléon III en France ou comme Pierre le Grand en Russie, qui haussent le pays à un autre niveau en changeant les structures.
Il faut que nos littérateurs comprennent que depuis l’avènement de Cheikh Anta Diop, c’est un monde nouveau qui émerge en Afrique. On ne peut plus se contenter de ce développement qui n’a fait progresser personne. Les Africains travaillent, aujourd’hui il y a beaucoup de brevets d’invention, ce n’est plus comme avant, le monde politique se prépare. Alors pourquoi les dirigeants conscients de cela préfèrent-ils le cacher et appliquer autre chose.
Q.- Peut-on passer de la littérature aux écrivains, et de la littérature aux sciences sociales ? Pourquoi n’y a-t-il pas un « J’accuse », pourquoi ne trouve-t-on pas de Sartre, de Bourdieu, de Foucault en Afrique ? Il y a une littérature magnifique mais les écrivains témoignent plus qu’ils ne s’engagent, sauf peut-être en Afrique du Sud du temps de l’apartheid.
R.- B. Mouralis. Il y a effectivement eu des prises de position. Sur la question des intellectuels, la même inquiétude sur leur absence depuis la mort de Sartre surgit régulièrement en France. Il y a cependant des intellectuels, même si leur visibilité est modeste. Il y a une production intellectuelle et scientifique de l’Afrique. Il ne faut pas chercher les intellectuels là où ils ne sont pas. Si vous regardez ce que l’Afrique produit dans le domaine de la géographie, de l’histoire, de la médecine, il y a une production scientifique de l’Afrique qu’il faut aller chercher là où elle est, par exemple aux États-Unis.
J.P. Dozon. De plus, il y a une fuite des cerveaux et grand nombre d’intellectuels africains sont par exemple aux États-Unis où ils sont valorisés et cela pose problème.
Q.- Les pays les plus développés en Afrique ne sont pas francophones. N’est-ce pas une erreur que de fonder ce débat largement sur une littérature en français ?
R.- R. Fonkua : Mon propos était volontairement fermé sur la littérature francophone. Dans la littérature les pays anglophones, la question du développement se pose également, même si c’est de façon différente.
Q.- N’y a-t-il pas une réflexion sur le développement dans les premiers romans africains, Nanga Kon de Djemba Medou et Things fall Apart de Chinua Achebe ?
R.- Il y a effectivement une réflexion très nette sur le développement dans Things fall Apart ou dans Nanga Kon.
Q.– On écrit très peu en Afrique, comme le démontrent les chiffres de l’UNESCO ; comment faire pour que l’on écrive plus, que l’on publie plus en Afrique ?
Dans quelle catégorie pourriez-vous ranger un économiste camerounais Tchundjang Pouemi qui a écrit un livre, considéré comme un acte fondateur dans la théorie économique ?
R.- R. Fonkua : Il faut nuancer ce constat en distinguant écriture et littérature. D’autre part, l’écriture se fait également dans d’autres langues que le français, notamment en arabe ou en swahili. Dans les sociétés africaines islamisées, on apprend tout d’abord à écrire. Enfin, il ne faut pas confondre écriture et publication.
Quant au texte de Tchundjang Pouemi, les théories qu’il développait étaient probablement justes. Il soutient que pour être développée l’Afrique a besoin d’une monnaie forte. Cependant, les expériences allant dans ce sens n’ont pas été probantes (exemple du Kenya). Il faut penser un système économique qui soutienne cette monnaie. Si l’on prend l’exemple d’Haïti, la monnaie est forte mais les problèmes monétaires persistent.
A. Diouf : La monnaie fait référence au crédit. À l’époque du franc en France, on empruntait à un taux de 10 % ; à cette même époque, le taux était de 25 % en Afrique. Deux individus également doués entreprennent : l’un doit rembourser en quatre ans ce que l’autre doit rembourser en dix ans. La monnaie est une condition nécessaire, et non suffisante, au développement.
B. Mouralis : Haïti ou le Portugal ont eu des monnaies parmi les plus fortes du monde (gourde, en parité avec le dollar et l’escudo). Cependant, ces pays n’ont pas été des modèles de développement.
A. Diouf : Il faut synchroniser la dynamique scientifique et la monnaie
Q.- Ce qu’écrit Aminata Traoré n’est-il pas une contribution au développement ?
R.- J.P. Dozon : Bien sûr que si, puisque c’est un auteur qui écrit, non pas des romans mais des essais, qui sont plutôt une critique des politiques néolibérales, de la Banque Mondiale, du FMI, des relations franco-africaines, etc. Il y a également le célèbre film Bamako, où elle figure en première ligne. Bien évidemment, oui, c’est une contribution au développement.
Q.- M. Levallois : Vous n’avez pas évoqué le cas de Cheikh Hamidou Kane et son ouvrage L’Aventure ambiguë (1961).
R.- B. Moularis : Oui, cette aventure ambiguë est une contribution majeure, une réflexion liée à la problématique du développement. Ce roman a souvent été lu comme une opposition entre cultures africaines et européennes. Pourtant, si l’on veut tirer une politique de ce livre, je dirais que c’est un livre très mendésiste qui montre l’importance du gouvernement. Gouverner, c’est maîtriser les choses en faisant les compromis nécessaires. R. Fonkua : Il y a l’idée majeure que le savoir et l’éducation conduisent à la démocratie : « Ils revenaient de leurs éducations doctes et démocrates ». Pour rejoindre B. Mouralis je dirai que le savoir et l’éducation conduisent nécessairement à la démocratie et sont les fondements du développement. Quand on n’est pas docte, on ne peut pas être démocrate. Pour être démocrate il faut être docte.
M. Levallois : Cheick Hamidou Kane a écrit un deuxième roman qui n’a pas eu de succès et qui était politique. C’était l’écriture d’un drame passionnant entre Senghor et Mamadou Dia, correspondant à deux philosophies du développement où il est question de gouvernance.
R.- B. Mouralis : Je crois que dans les problèmes de développement, il ne faut pas trop focaliser sur ces aspects culturels. Ce qui compte pour un pays, c’est que le pays soit gouverné par un bon gouvernement qui fasse une bonne politique dans les trois grands domaines : la santé publique, l’éducation, les grands équipements qui permettent le développement économique.
Q.- Est-ce que la littérature écrite ne reprend pas une forme de satire sociale qui existait dans les contes ; la littérature orale développait-elle déjà une sorte de théorie critique du gouvernement ?
R.- J.P. Dozon : Bien sûr, la structure de la langue d’Ahmadou Kourouma est une structure orale. S’il a inventé un style, c’est une forme empruntée au dioula et à des formes orales, à la griotique. Il n’en reste pas moins que c’est le cas de toute littérature. Toute littérature emprunte à l’ancien mais l’écrit, le roman se distingue de l’oral.
Michel Levallois remercie les intervenants qui ont su remarquablement traiter le sujet en évitant les risques qu’il comportait.¦
1. Depuis le début du XX siècle, mais la production augmente considérablement dans les années qui suivent.Nora Beck et Françoise Gardes, étudiantes à l’institut des Sciences Politiques de Paris///Article N° : 8511
Un commentaire
C’est priotés des priotés de sauvegarde notre luttérature afriçaine merci beaucoup les lutteraires africanistes .