Pour Patrice Nganang, l’engagement de l’écrivain africain est une évidence. Réflexion de l’auteur camerounais sur la forme et la sincérité de la relation de l’écrivain au politique.
Disons-le : quand une question est mal posée, elle débouche nécessairement sur des réponses trop rapides, et donc inconséquentes. C’est qu’au fond la question de l’engagement ou non des écrivains africains, et même de la littérature africaine, si on tient à tout prix à faire cette différence philologique, ne se pose pas du tout. Celui-ci est tout simplement une évidence et l’a toujours été, ceux qui aujourd’hui écrivent se plaçant nécessairement dans la tradition fondamentalement politique de toute la littérature africaine d’après la colonisation européenne, quelle que soit sa langue d’expression, et surtout, oui, quel que soit le lieu d’installation des écrivains. (1) Même quand ils se situent, en courant presque, dans la tradition senghorienne, et croient découvrir le style (comme l’aïeul avait découvert le rythme, lui, et en avait fait sa métaphysique), ils oublient que le style, pour nous aujourd’hui, à vrai dire, ne peut être que celui d’un homme qui a des droits, et que le style, de nos jours d’ailleurs, ne peut plus se définir sans la femme. Plus grave, ces écrivains ne proclament qu’aussi têtument la primauté du style que leurs romans, bavards eux, sont là pour contredire chacune de leurs phrases d’esthètes trop pressés. De même ceux des écrivains qui proclament leur engagement dans la rue, au fond, et nous le savons, ne le prennent souvent que comme une de ces nombreuses médailles de la scène de l’écriture qu’ils veulent se mettre eux-mêmes sur la poitrine : une sorte de prix littéraire en engagement qu’ils se décernent eux-mêmes, ce qui a ses valeurs symbolique et marchande bien définies. L’un comme l’autre camp montre en fin de compte, s’il y a lieu, que la littérature de laquelle ils parlent, dont ils parlent, qu’ils questionnent et qu’ils veulent définir, la leur, est encore très jeune. Les auteurs qui parlent aussi. C’est que, et cela il faut le reconnaître, pour ce qui concerne la littérature africaine, la question n’est vraiment pas celle de l’engagement, si le mot engagement souligne chez nous la relation de l’écrivain au politique : la question, c’est celle d’une part, de la forme de cette relation et d’autre part, de la sincérité de celle-ci.
Pour ce qui est de la forme de la relation de la littérature au politique, la longue tradition littéraire dans laquelle la jeune littérature s’installe montre de nombreuses possibilités en lesquels l’écrivain peut se reconnaître ou pas, et c’est dans cette reconnaissance que se mesure la dimension de sa responsabilité. Ces possibilités ne sont pas singulières à l’Afrique et se recoupent facilement dans la différence, élémentaire, entre deux complexes. Celui, senghorien, des écrivains qui s’inscrivent ou qui inscrivent leurs oeuvres dans les creux du corps de l’Etat, qui parlent à partir des oeils de liberté que leur confère l’Etat, même si c’est pour le questionner ; et le complexe, disons, de Soyinka, qui recoupe ceux des écrivains qui ouvrent leurs uvres à l’infini chemin du paradoxe, qui sont frappés parfois, sans que ce soit nécessaire, par une malédiction qui commence aux portes closes de l’Etat, et qui est parfois aussi le seul prix de leur liberté. Et quand je dis » corps de l’Etat » ici, je pars de l’évidence que nos post-colonies sont des citations, des excroissances de la métropole ; je pars de l’évidence, certainement, que l’écrivain, dans sa relation avec l’Etat de chez lui, reconnaît automatiquement cette autre relation de dépendance maléfique et de soumission qui lie son pays à la France, par exemple, et qui a trouvé aujourd’hui, en la formule combattante » Françafrique » un dernier château de Dracula pour désigner ce qui aurait tout aussi pu tout simplement avoir pour nom » francophonie « . Il est important de souligner ici que cette différence par rapport au corps de l’Etat nivelle bien des catégories communes avec lesquelles jonglent les jeunes auteurs aujourd’hui, en même temps qu’elle montre parfois aussi le déchirement de beaucoup de nos aînés révolutionnaires curieusement assis dans les fauteuils cossus de l’Etat. Ainsi pensons au plaisir que chacun de nous a à utiliser les vers d’Aimé Césaire pour » flageller » la politique du maire éternel ; pensons de même à ce jeu déjà commun qui distingue les trop beaux vers senghoriens de ce politicien noir, mais un peu trop français, que n’enterra même pas la France ingrate qu’il sut pourtant si bien chanter durant toute sa vie ; regardons des phrases de Ferdinand Oyono, par exemple » la bouche qui mange ne parle pas « , se retourner contre le ministre de la Culture du Cameroun ; et ici aussi, voyons le romancier Henri Lopes ouvrir son regard sur son propre métissage, là où l’ambassadeur du potentat ferme les yeux sur les caméléonnages affreux de la politique dans son pays.
Ô oui, beaucoup de nos catégories, quand elles sont passées au scanner de la différence élémentaire entre les deux complexes et partant, entre les deux traditions clairement antithétiques de notre littérature, deviennent bien singulières, car entre nous, peut-on dire sincèrement qu’un Henri Lopes est en exil autant qu’un Dambudzo Marechera, par exemple, bien que tous les deux aient vécu à Paris et à Londres ? L’exil peut-il être pris uniquement comme une catégorie en soi, c’est-à-dire peut-il être neutralisé pour ne signifier que la dislocation de l’écrivain par rapport à son pays ? Sinon, qu’est-ce que l’exil donc, et partant : qu’est-ce que l’exil dans la littérature africaine ? (2) Se mesure-t-il vraiment au degré de dénuement matériel de l’écrivain qui n’en connaît souvent que le visage de réfugié, à sa rupture discursive avec le monde de son origine qui laisse un vide dans ses propos dorénavant » coupés des réalités locales « , comme on dit, ou alors se mesure-il à sa fidélité passionnelle à une certaine éthique qui n’exclut pas sa réelle sincérité ? Mille questions qui nous obligent à toujours faire la différence.
Mais laissons l’exil, et prenons le style : peut-on lire un roman, un poème, quand il vient de nos pays en ébullition, vraiment, en taisant dans sa conscience une catégorie aussi simple que la honte surtout quand on ne fait rien pour que l’ébullition se calme ? Pourquoi tremblons-nous donc toutes les fois, nous qui puisons dans » l’alluvion » du langage de Kourouma, devant la richesse de la phrase d’un Céline que l’auteur de Les Soleils des indépendances aura lue lui aussi et qu’il reconnaît d’ailleurs l’avoir inspiré ? Car au fond, la lâcheté n’est-elle pas une catégorie littéraire ? Et la trahison alors ? La beauté ne devient-elle pas une excuse quand on parle d’époques honteuses ? Ô oui, peut-être vivons-nous sur notre continent une époque bien triste, en laquelle même les mots n’ont plus le droit d’être simplement là, une sorte de préhistoire de l’art en quelque sorte, en laquelle les mots curieusement, auraient soudain des devoirs. Pourtant aussi, vu autrement, nous pouvons bien dire ceci : peut-être c’est nous auteurs qui aujourd’hui écrivons encore avec cette illusion que les Africains n’ont pas encore commis de crime ? Or, pour être clair : parlant du Rwanda, un écrivain peut-il vraiment écrire une phrase simplement belle sur ce pays aujourd’hui ? L’accepter serait évidemment concéder une bien dangereuse naïveté esthétique, car même la nature n’est plus innocente après un génocide. Cela dit, passons du style à la beauté, qui en serait l’aboutissement. Lisons-la dans l’interstice de la différence dont il s’agit ici, et remarquons que même si nous revenions un instant à des catégories plutôt sociales comme l’exil, nous n’aurions cessé de voir ces Africains de ma génération qui sursautent au poème » Femme noire, femme nue » du poète-président, et par réflexe flagellent le poète avec le président, le chantre de la femme noire avec sa deuxième femme, blanche elle, avec qui, on l’oublie un peu trop, Senghor n’était pourtant pas marié quand il écrivait ses vers célèbres. Suffit-il pourtant, philologue, de corriger l’erreur têtue de ces Africains-là pour avoir raison de leur argument ? Non. C’est que leur erreur révèle l’évidence que pour ce qui les concerne, et je veux dire aussi, pour ce qui concerne l’Afrique, la beauté ne saurait être gratuite, car inscrite dans la conscience d’un réel bien palpable : d’un réel charnel, c’est-à-dire humain. C’est sans nul doute cet entendement de la beauté qui fait chaque mot par exemple d’un Tati-Loutard soudain sentir mauvais, parce que suintant du pétrole d’Elf Aquitaine et partant, du sang de ces nombreuses personnes qui ont donné leur vie en une guerre civile, afin que le ministre du Pétrole du Congo puisse emplir les caisses de la Banque de France en récitant des vers. (3)
Un hasard, et nous voulons vraiment croire qu’il ne s’agit que d’un hasard, bien que nous sachions que ce n’est pas le cas, a voulu que la littérature d’expression française se soit inscrite trop vite dans le complexe et dans la tradition d’auteurs qui font corps avec l’Etat en même temps qu’ils disent leurs paroles : si, avec Senghor, cette littérature a montré que son chemin pouvait la mener dans les académies, avec un pays comme le Congo nous avons l’exemple d’une littérature nationale qui, elle, est prise jusque dans sa racine par la gangrène de l’Etat, et d’une manière ou d’une autre ne peut peut-être plus se définir autrement. Pire : n’arrive même plus à se projeter autrement, même dans son jeu de concepts ! Un autre hasard, et ici aussi nous voulons seulement croire au hasard, a voulu de même que la littérature d’expression anglaise nous donne des exemples, trop nombreux finalement, d’auteurs qui ont su découvrir par-delà l’Etat, et le plus souvent dans l’espace universitaire, ces » patrons modernes de l’artiste « , comme dit Ngugi wa Thiong’o (4), une liberté, et aussi fonder les bases de ce chantier infini qu’est la littérature africaine : Soyinka, par exemple, dont on oublie trop vite qu’il fut aussi jeune et puis, évidence pour évidence, durant la plus grande partie de sa vie n’avait pas de Nobel pour consacrer son courage ; mais on aurait tout aussi pu citer des auteurs comme Chinua Achebe, Nuruddin Farah, Jack Mapanje, etc. En réalité, l’auteur jeune aujourd’hui, dans sa relation au politique, est tiraillé par ces deux complexes, par les deux traditions qu’ils fondent, et qui lui ont montré d’une manière ou d’une autre un certain aboutissement. Au bout de ces deux chemins en effet, la gloire est possible, oui : l’académie ou le Nobel sont là pour l’attester, et nous savons bien qu’autant qu’à Senghor on reprochera toujours d’avoir laissé mettre sur sa tête la palme française de l’Immortel, avant de mourir et de n’être enterré que par les siens, autant on n’oubliera pas que Soyinka reçut de son pays des années d’emprisonnement, d’exil et même une condamnation à mort. Pour une conscience jeune, c’est vrai, le parcours du combattant des droits de la personne est beaucoup plus glorieux que celui du fils des réseaux qui devient président, et puis académicien, quand on n’en voit que les lauriers de la fin. Ainsi, c’est comme si, devant la photo de Soyinka, l’auteur jeune, ses textes à la main, se demanderait soudain, se rendant compte qu’il leur manque quelque chose d’essentiel : pour quoi mourir ? Au lieu de se demander en réalité : pourquoi mourir ? Et c’est sa question justement, je crois, qui dit la jeunesse de sa parole ; c’est que la littérature n’a pas besoin de sacrifice suprême, car nous savons que mourir pour une cause ne rend pas celle-ci juste, et qu’aucun brevet ex littératures ne peut être délivré à un texte du seul point de vue de son ancrage dans une cause.
Une autre évidence.
C’est pourtant ici que la deuxième catégorie importante dans la relation à la politique de l’écrivain et de la littérature africains devient importante : la sincérité. Une catégorie purement éthique, dirait-on au départ, pressé comme on est toujours. Jouons pourtant ici un instant le jeu du philologue qui, après tout lia un auteur comme Mongo Beti par exemple et un Léopold Sédar Senghor, c’est-à-dire au fond, lia les deux traditions de la littérature africaine dans leur rapport à l’Etat que j’ai citées, oui, jouons le jeu du philologue, et retrouvons la racine latine du mot sincérité dans le mot sincerus pour lui donner sa définition primordiale : » pur « , » naturel « . Une constatation toujours éthique donc ? Que non ! Non, parce que description d’un état des choses aussi, reconnaissance d’une disposition de l’acte même d’écriture qui s’ouvrirait moins à un monde à éduquer, à des » masses » à former, comme on le disait avant, ou alors qui s’ouvrirait ou pas au corps étrange de l’Etat, qu’à la vérité même de l’auteur : à sa nudité. On n’écrit mieux que quand on est nu. Et de ce point de vue, l’écriture est découverte, parce que déshabillement : découverte d’un corps, découverte d’une chair, découverte d’une terre. Et si l’écriture est découverte, elle est aussi épluchure. Elle est dépouillage autant qu’écorchage. Physique, elle est de toutes les façons, et ainsi, elle s’inscrit dans la respiration d’une terre, ainsi que dans les pulsations d’une chair, pour se projeter dans la profondeur illuminante d’un rêve. On ne rêve que de la profondeur singulière de son corps, du profond de la nuit où on devient son corps, quand on ne laisse parler que la vérité de son propre corps, que la pureté infaillible de sa propre chair, quand en son propre corps on découvre la seule limitation de ses rêves, qui est aussi la limitation de la littérature, et, évidemment, le gage de sa profonde liberté : le ferment de son envol. Pures spéculations ? Que non, car c’est bien cette sincérité qui dans sa profondeur est le gage de ce que l’écrivain et le lecteur sont liés dans un corps à corps, c’est-à-dire dans un dialogue sincère.
Cette inscription de la littérature dans le corps de l’écrivain, dans sa chair, se situe bien par-delà le devoir d’engagement ou pas : car en réalité, l’Afrique c’est un nud qui tient l’écrivain au corps. Un noeud qui l’empêche de parler, de manger, de boire, quand une fois encore il entend ces paroles insensées qui défont pourtant l’histoire de son pays ; un nud qui l’empêche de dormir quand en sa terre, sur son continent, éclate une guerre ; un noeud qui le jette sur son ordinateur quand une autre stupidité de nos politiciens ou autres refuse de quitter son esprit ; un noeud qui se transforme en irritation quand il a soudain compris les rouages de ce corps gigantesque de l’Etat, pieuvre à mille mains toutes inconscientes ; un noeud qui l’enrage quand il marche dans les allées de ces banques qui décident de la mort de gens qu’ils ne connaissent qu’en termes de statistiques ; un noeud qui le fait parler dans sa tête en des paroles qui sont celles des rues de chez lui, qui n’ont pas perdu leur accent même quand il ne vit plus qu’à des milliers de kilomètres de ces rues ; un nud qui le lie d’une manière ou d’une autre à son pays en le jetant à la porte de celui-ci, l’empêchant ainsi de parler, vraiment, mais pour l’obliger à écrire des textes qui le lient tout simplement à ce vendeur de cigarettes de Mokolo dont la tragédie, il le sait, est digne d’Euripides, mais ne peut être racontée que par ceux qui le savent ; un nud oui, qui finalement définit l’espace de son bonheur dans les limites de ce pays sien qu’il reconstruit en littérature, en même temps que ce dernier se détruit pas à pas dans le réel. (5) Un nud gordien, donc, mais un nud que l’auteur africain ne saurait trancher, tenu qu’il est par cette évidence qu’il faudra toujours que quelqu’un qui vit les pulsations de la terre africaine dans sa chair raconte celles-ci, et tenu aussi par le fait qu’il le faudra encore plus aujourd’hui où de moins en moins d’écrivains africains qui vivent sur le continent sont publiés, et où ceux qui sont publiés ailleurs estiment finalement novateur de raconter les soubresauts d’âmes de banlieues parisiennes ou autres, en oubliant que lorsque les Africains ne racontent pas l’Afrique, ils laissent la place à ceux qui parlent de notre continent tout simplement pour écrire un livre de plus. En réalité on le voit, ce n’est pas une question d’engagement, car cette question ne se pose pas pour l’écrivain africain. Ce n’est même pas une question de choix. C’est tout simplement une question d’évidence.
1. Exemple classique : ainsi Mongo Beti et Senghor malgré la divergence de leur relation à la politique, n’ont pas seulement en commun la racine latine de leurs phrases, même africaines ; ils ont aussi et surtout en commun le fait qu’une bonne part de leur production littéraire a eu lieu en France et à partir de France.
2. Ne l’oublions pas : Camara Laye, dont le livre L’Enfant noir aura longtemps été pris comme exemple de » littérature rose « , donc pas engagée, sera mort loin de sa terre, poursuivi par la malédiction d’un État qui regardait autrement l’écrivain, même si c’est pour un autre de ses romans.
3. Mais bien sûr, l’ogre a été inventé ailleurs, car comment oublier que Saddam Hussein est lui aussi un romancier et même un poète ? Ainsi le devoir philologique oblige dorénavant d’inscrire son nom dans toute anthologie de la littérature irakienne. Bien sûr nous sommes loin de notre sujet, voir pourtant : Saddam Hussein : Zabiba et le Roi, Le Rocher, Paris 2003.
4. Cf. Ngugi wa Thiong’o : Decolonising the Mind. The politics of language in African literature, Zimbabwe Publishing House, Harare 1987, p.vii.
5. On saura un jour réfléchir sur la leçon d’un écrivain comme Nuruddin Farah qui n’a pas arrêté de reconstruire son pays en littérature, au moment même où celui-ci cesse d’exister.
Washington, DC, avril 2004
Ecrivain et enseignant, Patrice Nganang est l’auteur de la trilogie romanesque Histoires de sous-quartiers, comprenant La Promesse des fleurs (L’Harmattan, 1997), Temps de chien (Le Serpent à plumes, 2001, Grand prix de la littérature d’Afrique noire et Prix Marguerite Yourcenar), et La Joie de vivre (Le Serpent à plumes, 2003), d’un essai sur Brecht et Soyinka, d’un livre de poésie, Elobi, ainsi que de nombreux articles et autres textes de fiction. Il vit aux Etats-Unis depuis 2000.///Article N° : 3384