Les commémorations se succèdent avec plus ou moins d’écho dans l’espace public selon l’importance des forces sociales qui les prennent en charge. Surtout elles n’ont pas le même « sens historique « au sens de Nietzsche : la capacité de susciter en ceux qui y participent l’enthousiasme, le désir de faire événement, de se mettre debout pour résister au cours
anormal des choses.
En 2004 par exemple le centenaire d’Haïti (1) – sur laquelle tout le monde s’apitoie depuis le terrible séisme du 12 janvier 2010 – première République noire née de la ténacité de Toussaint Louverture, a célébré son bicentenaire dans une relative discrétion. Il semble que cela n’ait pas été fortuit et l’actualité éditoriale des prochaines semaines risque de provoquer des secousses d’une autre nature certes, mais non moins importantes si l’on veut comprendre cette tradition d’indépendances ratées, volées, si l’on connaît les arguments, tirés d’un témoignage de première main, apporté par Randall Robinson dans Haïti, L’interminable souffrance (2).
Au fond l’idée est que l’indépendance, en tant que déploiement optimal d’une personnalité haïtienne, emblématique de la personnalité africaine, victoires et échecs compris, a été confisquée, que le peuple insurgé a été assiégé, confiné à un vaudou servant d’exécutoire imaginaire, au point de ne pas être en mesure de réaliser sa modernité.
De fait l’immixtion étrangère, que ce soit sous la forme de l’imposition par la France d’une ignominieuse dette, de l’occupation directe par les forces militaires américaines et, concomitamment du soutien aux pires dictateurs a structurellement obéré la concrétisation des desseins libérateurs et visionnaires de Toussaint Louverture, qui ont été assumés par Simon Bolivar. C’est un modèle qui sera dans une certaine mesure reproduit sur le Continent, en Guinée par exemple.
Malgré cet échec de l’indépendance véritable en tant qu’affirmation de la liberté totale des Haïtiens (ou des Africains en Afrique et dans la diaspora), le contenu formel, la souveraineté internationale existait de manière résiduelle, si bien qu’Haïti put siéger à la Société des Nations (1919-1946) ou être membre fondateur des Nations Unies après 1945 à une époque ou aucun État africain autre que le Liberia ou l’Éthiopie ne participaient à ce que l’on appelle aujourd’hui la Communauté internationale.
Au plan intellectuel le Haïtien Anténor Firmin (3) réfuta dès le dix-neuvième les thèses racistes de Gobineau et donc les fondements théoriques et idéologiques mêmes de l’ordre colonial, tandis que quelques décennies plus tard, au vingtième siècle, Price Mars dans Ainsi parla l’oncle jetait les fondements de la négritude et de l’African personality ou Personnalité africaine.
Pour des générations de militants africains, ces trois États, Haïti, le Liberia et l’Éthiopie, furent des symboles et foyers historiques du panafricanisme et de facto de la résistance à l’asservissement colonialiste par l’Europe puis les États-Unis. Il n’est pas étonnant qu’ils soient les références incontournables du nationalisme africain même si nous ne pouvons dans l’espace de cette contribution reconstruire en détail les médiations par lesquelles cette réalité historique participa à la formation des leaders nationalistes africains.
Le Liberia, bien que l’illustre Marcus Garvey, fondateur de l’Universal Negro improvement association (UNIA) en 1914 n’y mit jamais les pieds, est né de l’idée du Back to Africa récupéré par les philanthropes et milieux politiques américains. Un engouement idéologique et une effervescence intellectuelle perceptible dans les travaux de Wilmot Blyden (4) et de Casely Hayford ont puissamment préparé l’idée d’une solidarité des Africains et des Africains-Américains, socle du panafricanisme. C’est pour cette raison que des leaders nationalistes africains de la génération suivante, au vingtième siècle, tels que Nnamdi Azikwe du Nigeria ou Kwamé Nkrumah du Ghana, tissèrent des liens fraternels solides avec Langhston Hugues, WEB du Bois, George Padmore.
Faut-il le rappeler Langston Hugues fut très proche du premier président du Nigeria Azikwe et inspira la négritude naissante d’après guerre, dans les années 30. Ils fréquentèrent ensembles Lincoln university et partagèrent l’amour et la pratique de la poésie.
Nkrumah étudiant affirme avoir entendu les diatribes enflammées de Garvey à Harlem.
L’Éthiopie a une place particulière. Elle n’est pas seulement un pays : elle est un tout espace rêvé, une « communauté imaginée » (5).
S’il y a quelque chose de quasi religieux dans le panafricanisme, au sens d’une foi en la persistance dans l’histoire d’un Peuple africain voué à s’autodéterminer, c’est peut-être parce que c’est une religion laïque née d’un sentiment de commune sujétion, d’utopie partagée, celle de la libération collective dont rien moins que la Bible fournit le Récit la liturgie, à travers le fameux verset du Psaume 68, v. 32 :
« Des grands viennent de l’Égypte ; L’Éthiopie accourt, les mains tendues vers Dieu.
Après le Haïtien Anténor Firmin (1885), dans The Negro (1915), W.E.B Du Bois reprend cette geste égypto-éthiopienne qui constitue le fondement doctrinal, pour la mobilisation des masses contre le colonialisme.
L’imaginaire biblique et l’historicisation des antiquités africaines aux fins de la résistance contre la ségrégation et le colonialisme vont se conjuguer lors des deux guerres de résistance éthiopiennes qui eurent lieu à quarante années d’intervalle avec des issues différentes. Ne dit-on pas que la meilleure pédagogie est celle de l’exemple ?
« l’Éthiopie n’a besoin de personne. Elle tend les mains vers Dieu » : telle aurait été la formule employée par l’Empereur Ménélik II pour dénoncer le Traité de Wuchalé signé le 2 mai 1889 avec l’Italie. On connaît la suite : 100 000 soldats éthiopiens vainquent les Italiens à Adoua le 1er mars 1896et acquièrent un prestige sans égal dans une Afrique colonisée, martyrisée par le travail forcé, et une diaspora livrée aux affres du lynchage ou de la ségrégation.
Notons que le Haïtien Benito Sylvain, qui fut aide de camp de l’Empereur séjourna en Éthiopie entre 1897 et 1906, et représenta l’Éthiopie à la Conférence panafricaine de Londres en 1900 ! L’internationale panafricaine ne date pas d’aujourd’hui.
Le couronnement de Hailé Sélassié en novembre 1930 et l’essor consécutif du rastafarisme et du garveyisme s’enracinent dans une prophétie de 1927 par Marcus Garvey aurait annoncé le couronnement d’un roi en Afrique.
L’attaque revancharde en 1935 contre l’Éthiopie du Negus Selassié par l’Italie fasciste fut donc un choc pour les Africains du continent et de la diaspora, car l’Éthiopie millénaire était l’incarnation même de l’Indépendance et de la souveraineté africaine. C’était le dernier bastion.
Au-delà des manifestations de protestation dans les métropoles et la Caraïbe, certains panafricanistes résolurent de s’organiser et de se doter de structures permanentes : le combat pour l’indépendance commençait à se structurer politiquement. En effet, profitant de la présence en Angleterre d’une délégation de la Gold Coast venue protester contre la politique des autorités coloniales, une poignée de panafricanistes créa dès 1935 un mouvement, International African Friends of Abyssinia autrement dit une ligue internationale des Amis Africains de l’Abyssinie (IAFA), dont les principaux dirigeants furent Amy Ashwood Garvey, première épouse de Marcus Garvey, Jomo Kenyatta aka burning spear ou Lance enflammée (qui dirigea le mouvement nationaliste kenyan avec Tom Mboya), Cyril L. R. James et George Padmore, tous deux de Trinidad.
La guerre d’Éthiopie politisa à coup sûr le panafricanisme en ce sens qu’elle révéla une fois de plus aux Africains l’hypocrisie et l’aveuglement des grandes puissances qui laissèrent l’Éthiopie, membre de la Société des Nations, être agressée
L’empereur Haïlé Sélassié acquit dans cette épreuve un prestige et un rayonnement qu’il sut, en 1963 à Addis Abeba, mettre au service de la création de l’Organisation de l’unité africaine, une fois les colonies africaines débarrassées du joug colonial.
L’on comprend pourquoi lors du Congrès panafricaniste de Manchester en 1945, auquel Nkrumah ainsi que Joe Appiah de la Gold Coast participèrent, les résolutions allèrent au-delà des revendications habituelles des droits démocratiques pour demander explicitement » le droit à l’autodétermination « .
Un an après naissait le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) à Bamako dont l’héritage panafricaniste se concrétisa par le credo fédéraliste (États-Unis d’Afrique) de ses dirigeants et le rejet de la Communauté franco-africaine par la section guinéenne.
Les années Cinquante seront l’âge d’or du panafricanisme et de la lutte pour les indépendances : la synthèse entre les deux mouvements historiques de résistance à la domination, sur fond de marxisme, fut faite par le RDA (Modibo Keita, Sékou Touré
), et la génération de la FEANF : Mahjemout Diop du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) (6), Cheikh Anta Diop, Abdoulaye Ly, Joseph Ki-Zerbo du Mouvement de Libération Nationale pour les États-Unis d’Afrique (MLN) proche des thèses de Kwamé Nkrumah.
1. Lire Aimé Césaire, Toussaint Louverture, la Révolution française et le problème colonial, Ed. présence Africaine, 2004. CLR James, Les Jacobins Noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Ed. Amsterdam, 2008
2. Ed. Alphee, 2010
3. De l’égalité des races humaines (1885) en réponse à l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau.
4. Cf. Lynch, Hollis, Black spokesman; Selected published writings, Franck Cass, Londres, 1971; Lynch, Hollis, Pan Negro Patriot 1832-1912, Oxford University Press, 1967
5. Cf. Imagined communities de B. Anderson
6. Lire Yves Benot, Idéologies des indépendances africaines, Ed. François Maspéro, 1972///Article N° : 9315