Écrivain, Véronique Tadjo était au Rwanda le 7 avril dernier pour les commémorations du génocide des Tutsis. Elle y a rencontré de jeunes auteurs. Pour Africultures, elle témoigne de ce retour au pays des mille collines, 16 ans après y avoir séjourné dans le cadre du projet Rwanda, Écrire par devoir de mémoire(1).
Entrer dans le Genocide Memorial Center à Kigali est une véritable descente en enfer. Pendant le temps que dure la visite, c’est le monde qui tourne à l’envers, la vie qui bascule dans le vide et un voyage au bout d’une violence inouïe. Cette « chose que l’on ne peut pas comprendre » n’en est que plus forte à cause de la lumière tamisée, du silence et des couloirs sombres qui conduisent d’une salle à l’autre, tel un labyrinthe de la folie humaine, à une escalade de la haine. Chaque pas éloigne de la vie quotidienne et il devient difficile de penser que, dehors, la ville de Kigali bat son plein et que les habitants ont réinvesti les collines alentours. Sous les images des massacres, les légendes sont affichées en Kinyarwanda, en français et en anglais, les trois principales langues du pays.
Montrer les mécanismes du génocide, comment l’idée de l’extermination existait depuis longtemps et comment on a laissé faire. Si l’on savait que l’histoire du Rwanda a été marquée par des massacres à grande échelle de Tutsi, provoquant des exodes massifs, en 1959 et en 1963, notamment, comment concevoir que tout juste avant le génocide, des tueries se sont déroulées à intervalles successifs, en octobre 1990, janvier 1991, février 1991, mars 1992, août 1992, janvier 1993, mars 1993 et encore en février 1994, deux mois avant l’explosion ? Malgré le fait que le gouvernement français était conscient ces atrocités, restées impunies, il a continué à apporter son soutien au régime de Juvénal Habyarimana. Les soldats français ont participé à l’identification des Tutsi pour le compte des extrémistes hutu. Et ce, malgré l’accord de paix conclu à Arusha le 4 août 1993 auquel Paul Kagamé prend part du côté Front patriotique rwandais (FPR) en exil.
Le 6 avril 1994, quand l’avion dans lequel Habyarimana et le président burundais, Cyprien Ntaryamira est abattu par un missile à l’approche de Kigali, les tueries commencent pratiquement dans l’heure qui suit.
Pourtant, trois mois plus tôt, un informateur dont le nom de code est « Jean-Pierre », un ancien membre de la garde présidentielle de Habyarimana, s’est présenté avec des informations importantes pour le Colonel Luc Marchal, ancien commandant de la mission spéciale des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) et sous les ordres du Général Dallaire. Il informe Marchal que son supérieur politique est Mathieu Ngirumpatse, président du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), parti du président Habyarimana. Il explique que les Interahamwe sont en train de dresser une liste des Tutsi de Kigali en vue d’un plan d’extermination. Jean-Pierre estime que le Président a perdu le contrôle des extrémistes. Il se dit donc prêt à parler à la presse afin d’alerter l’opinion publique et la communauté internationale, en échange d’une garantie pour sa sécurité. Mais la MINUAR n’intervient pas. Jean-Pierre disparaît et son sort reste inconnu.
Les armes du génocide : machettes, fusils, marteaux, gourdins à clous, haches, grenades. On peut les voir, là, exposées sous une vitre.
Les machettes venaient de France et de Chine.
Aujourd’hui, seuls les corps que l’on a pu identifier ont été enterrés selon les rites. Tous les autres ont reçu une sépulture anonyme. Dans les jardins du Memorial, 250 000 corps sont enterrés.
Quelques heures plus tard, je suis assise devant un groupe de jeunes écrivains. Nous discutons. Ils ont autour de vingt ans. La nouvelle génération. Ils sont exactement comme n’importe quels autres jeunes dans la manière dont ils s’expriment ainsi que le style de leurs habits – Blue jeans et T-shirts. On voit qu’ils s’ouvrent au monde, veulent le découvrir, en faire partie. Sauf que c’est de leur histoire particulière qu’ils veulent parler ; du passé qui se mêle au présent ; de la mémoire de leurs parents et de leur vision du futur. Il y a une fragilité et une détermination étonnante dans leur regard. Ils disent que ce n’est pas le génocide qui les définit. « Mais on ne peut pas oublier. Il ne faut pas oublier, tout en allant de l’avant ».
En les écoutant, en les regardant, cela me transporte près de seize ans auparavant lorsque le projet initié par Fest’Africa, Rwanda, écrire par devoir de mémoire a vu le jour. Nous étions alors une poignée d’écrivains venant de plusieurs pays africains à avoir accepté de participer à une résidence d’écriture à Kigali. L’objectif ? Marquer notre solidarité dans le deuil et écrire sur le Rwanda post-génocide. Au-delà des chiffres et des dates, nous voulions, par nos écrits (1), redonner un visage aux morts, briser l’indifférence et rappeler que le génocide est un crime contre l’humanité. Un projet qui a marqué un tournant important dans notre conscience du rôle que peut jouer la littérature par rapport à la hantise de l’oubli. Dans son analyse des ouvrages issus du projet, Rwanda écrire par devoir de mémoire, Josias Semujanga dit ceci :« textes qui évoquent inlassablement la nécessité de reconstruire une nouvelle mémoire, une modernité africaine à partir des lambeaux des pratiques et événements anciens. C’est donc par-là que l’écriture romanesque se veut une reconstruction d’une nouvelle mémoire transculturelle du génocide. »(2)
C’est pourquoi il est si important que ces jeunes écrivains rwandais puissent faire entendre leurs voix. Mais arrivent-ils à s’exprimer ? Avec peine. Aujourd’hui, il n’y a pas de véritable éditeur rwandais pour la littérature dans le pays. Ce qui est un manque énorme si une culture de la lecture et du livre doit se développer. Dans la ville de Kigali, fière de son modernisme, de sa couverture Wifi et de ses rues propres, les lieux de culture sont encore peu nombreux. Les artistes contemporains cherchent leur place. Comment dans ces conditions construire une culture en phase avec le temps ? Pourtant, on le sait, l’art met du baume sur les plaies ; offre une autre manière de voir ; un autre angle d’approche. Il sait rendre compte de cette mémoire qui change et se transforme au fil des années.
(1)Les écrivains: Tierno Monemembo, L’aîné des orphelins, Paris, Le Seuil, 2000; Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Albin Michel, 2000; Monique Ilboudo, Murekatete, Bamako/Lilles, Le Figuier/Éditions de Fest’Africa, 2000; Nocky Djédanoum, Nyamirambo ! (poèmes) Bamako/Lilles, Le Figuier/Éditions de Fest’Africa, 2000 ; Jean-Marie V. Rurangwa, Le génocide des Tutsi expliqué à un étranger (essai), Bamako/Lilles, Le Figuier/Éditions de Fest’Africa, 2000 ; Abdourhaman Waberi, Moissons de crânes. Textes pour le Rwanda, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000 ; Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, 2000 ; Koulsy Lamko, La phalène des collines, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002
(2)Josias Semujanga, Le génocide, sujet de fiction? Analyses des récits du massacre des Tutsi dans la littérature africaine, Québec, Éditions Nota bene, 2008. P 23///Article N° : 12224