En novembre dernier avait lieu à la Martinique, plus précisément à l’Université des Antilles-Guyane, un colloque intitulé « Les approches interculturelles en langues, en littérature et en civilisation : quelles heuristiques ? ». Durant trois jours, plusieurs spécialistes européens et caribéens proposaient leurs réflexions, offrant à l’auditoire une riche étude de la question.
Dans les Mascareignes : à la Réunion, l’île Maurice et les Seychelles cette notion, très impliqués dans le développement culturel et identitaire des populations, a également fait l’objet de nombreuses analyses. Elles ont permis de mieux envisager un phénomène qui, aujourd’hui, touchant au monde dans son ensemble, le bouleverse et le transforme. Edouard Glissant, développant le concept du Tout-Monde, nomme ce phénomène « Relation » ou « Créolisation ».
De nombreuses questions posées lors de ce colloque trouveraient un écho favorable dans le cadre de cette présentation. Je vous en propose quelques-unes, qui vous sont certainement familières : Peut-on comprendre une autre culture ? (sous-entendu, dans notre cas, une autre culture « créole »). Ou encore : Communautés linguistiques et communautés culturelles : quelles parallèles ? Encore : Les paradoxes de l’interculturalité dans un monde globalisé.
La pan-créolité, qui est aussi une créolisation, trouve à travers toutes ces questions un prolongement logique. Ce rapprochement effectué entre ces différentes notions : interculturalité, créolisation ou pan-créolité, nous semble pertinent parce qu’il situe notre rencontre en pleine actualité des problématiques culturelles et identitaires du monde moderne et plus particulièrement encore au cur des questionnements des communautés créoles du monde. Dès lors, la pan-créolité, s’inspirant des réflexions liées à l’interculturalité et / ou à la créolisation, se définit comme une dynamique invariante des peuples créoles mis en relation.
Dans un monde sujet de la relation, de plus en plus familier de la poétique du Divers, la dynamique pan-créole se révèle, pour les peuples qui la soutiennent, comme accessible enfin, née des explosions incontrôlables des identités du monde. Ce qui pourtant nous apparaît plus essentiel, c’est que cette dynamique pan-créole réclame aujourd’hui des communautés créoles la prise de conscience de sa nécessité et, surtout, de son urgence. J’étais à ce propos très heureux d’apprendre que le premier ministre avait fait de cette idée un véritable credo, un sens fort et clair du festival international créole de Maurice. Il faudrait que cet exemple soit suivi d’autres décideurs institutionnels.
La pan-créolité : une identité à conquérir ? Assurément : de sorte que, unis et forts de toutes nos contradictions exprimées, nous fassions sens face aux grands bouleversements du monde et à ces enjeux troubles qui au loin nous sollicitent
En février 2006 et février 2007, sous le titre « Kréofolies », deux téléconférences regroupant Haïtiens et Mauriciens de Montréal et de New-York, Mauriciens d’Australie, Réunionnais, Sainte-Luciens, Martiniquais étaient organisées par l’Université York de Toronto, en collaboration avec l’Organisation Internationale des Peuples Créoles avec pour thème : « Le rapprochement des peuples créoles : option ou nécessité ? ». Parmi les questions abordées : Unir les Créoles du monde entier, est-ce utopique ? Quels préjugés font obstacle à cette unification ? Quels procédés mettre en place pour un tel rassemblement ?
À l’issu de cette rencontre, plusieurs pistes de travail ont été élaborées et des objectifs précis ont été fixés pour permettre le rapprochement des communautés créoles du monde. Parmi ces pistes : l’organisation multilatérale de colloques et de festivals à court et moyen terme, la formation d’équipes de recherche et de travail pour l’élaboration de ressources, des actions ponctuelles dans chaque zone concernée par la créolité et des échanges universitaires plus soutenus autour de réflexions créoles.
L’IOCP, Organisation internationale des peuples créoles, dont je suis le vice-président et le coordinateur caraïbe, s’est donc fixé pour objectif de poursuivre cette volonté de réunion des identités créoles. Ma présence ici rentre dans ce cadre précis de prolongement de nos objectifs.
En soi, l’affirmation d’une dynamique pan-créole n’a rien de nouveau. Dans les années 1960 déjà, pour parler exclusivement de la Martinique, Gilbert Gratiant, militant politique et créoliste affirmait sa volonté (son utopie !) de voir un jour tous les Créoles du monde réunis. Plus tard, dans sa Note liminaire concernant la lecture du créole, qui préfaçait l’édition de 1970 de Fab’ Compè Zicaque, son ouvrage de référence, il écrivait : « En attendant qu’un congrès pancréole que je réclame depuis plusieurs décennies fixe les règles de la graphie, entre autres choses, il convient de lire le créole comme on déchiffre la musique ». En révélant ce souhait, l’auteur martiniquais faisait là uvre relative de visionnaire de notre authenticité (1), il fixait le cadre pour des échanges qui sont aujourd’hui à l’uvre. Il défrichait, offrant une piste nouvelle à la langue et incidemment à la culture créole, celle du contact et de la rencontre entre les Créoles du monde. Gilbert Gratiant toujours écrivait, en préambule du Langage créole et ceux qui le parlent, qui préfaçait l’édition de 1976 de Fab’ Compè Zicaque, : « Tout ce qui est écrit ici de la Martinique, à peu de choses près vaut pour la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion ». Il poursuivait : « Haïti aussi se reconnaîtrait parfaitement à côtés de ses surs antillaises et d’autres îles du bassin Caraïbe, d’autres, d’autres îles aussi de l’Océan Indien ». Et ma joie est grande aujourd’hui de ressentir cette fraternité décrite là. Pourtant, à l’époque où Gilbert Gratiant écrivait ses mots, l’engagement pour une revalorisation de la culture créole au plan local ou national en était seulement à ses prémices, ses balbutiements. En littérature, par exemple, peu nombreux étaient les auteurs qui, comme l’auteur de Fab’ Compè Zicaque, faisaient le choix de la langue créole. Tout au moins l’histoire a-t-elle gardé peu de traces de ces écrits, s’ils ont existé.
Dans les années 1970, grâce à l’engagement des premiers créolistes, la pan-créolité et les réflexions qu’elle soutient ont mobilisé de nombreux chercheurs et créolistes investis de manière militante dans des études avisées sur la langue et la culture créoles. Là encore, Gilbert Gratiant servait de modèle, ou de chef de file. Dans Le langage créole et ceux qui le parlent on peut lire encore : « Pour élaborer de saines règles de transcription et aussi pour s’occuper de vingt autres questions touchant le créole, il faudrait un congrès des créolisants dont je réclame depuis trente ou quarante ans qu’il se tienne à Paris, ou ailleurs ».
Au milieu des années 1970, la pan-créolité représentait alors l’acmé des interrogations créoles et suscitait un intérêt croissant auprès de certains créolistes. On peut citer Lambert Félix Prudent, autre créoliste martiniquais, aujourd’hui installé à la Réunion et que vous avez reçu l’année dernière dans le cadre de ce festival, comme l’un des pionniers de ce courant de la créolité. Dans Des baragouins à la langue antillaise, parue en 1980 aux Editions Caribéennes, si on peut lui reprocher, malgré quelques sujets d’analyses des Créoles des Mascareignes, d’avoir placé les Créoles des Antilles françaises au centre de ses réflexions, cependant, en 1984, il publiait aux Editions Caribéennes une Anthologie de la nouvelle poésie créole, qui en proposait un large panorama : de la Caraïbe à l’Océan Indien. Cet ouvrage annonçait une nouvelle approche de la créolité, non plus dans sa seule dimension locale ou régionale, mais tout autant dans son envergure internationale. S’intéressant là encore particulièrement aux langues créoles, Lambert Félix-Prudent écrivait dans Des baragouins à la langue antillaise : « L’idée d’une origine commune à toutes les langues créoles surgit dès que les chercheurs s’attachent à comparer structurellement ces systèmes« . Nous sommes tous aujourd’hui convaincu de cette unité des langues et au-delà des cultures qu’elles soutiennent. Quelques années plus tard, l’Anthologie de la nouvelle poésie créoleallait rendre plus claire cette dynamique et cette volonté de réunion. À la suite de Lambert Félix Prudent, beaucoup d’autres créolistes poursuivront ces recherches. Dès lors, grâce à ce renouveau de l’identité créole, la recherche d’unité, la volonté de rapprochement, voire d’unification n’apparaît plus comme une chimère, mais fixe plutôt des marges d’actions concrètes, soutenues par des volontés nouvelles, chaque fois plus nombreuses. Au rang des éminences pan-créoles, on peut citer, toujours pour la Martinique : Jean Bernabé ou Raphaël Confiant comme autres pionniers de cette démarche. Dans Eloge de la Créolité, parue en 1989, véritable manifeste dont on connaît le succès, les auteurs : Raphaël Confiant, Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau signalaient dès l’incipit : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. Cela sera pour nous une attitude intérieure, ou mieux encore, une sorte d’enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde« . Peu importe qu’aujourd’hui, un mouvement parallèle se profile avec pour volonté affirmée d’abattre ce principe jugé trop sectaire. Néanmoins, il demeure pour beaucoup comme un cri du cur et de l’âme lancé à la face du monde, dans une volonté d’affirmation de notre réalité identitaire. Que dire alors de cette autre citation, tirée encore de Eloge de la Créolité : « Nous souhaitons mettre en branle l’expression de ce que nous sommes« .
À l’orée des années 1990, après le méticuleux travail réalisé par des groupes de créolistes issus de différentes régions du monde (Océan Atlantique, Océan Indien et diasporas), comme par exemple au sein de Bannzil Kréyol, depuis plus récemment, notamment suite aux diverses commémorations du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, pour parler de nos régions Caraïbes, on assiste à un regain des activités liées au développement de l’identité créole internationale, la pan-créolité. Est-ce un nouveau réveil pour toutes ces communautés ? Il est certainement trop tôt pour le dire ou le prétendre. Mais, ce qui est sûr, c’est que fort de ce mouvement, que l’on observe de manière de plus en plus pressant au sein des différentes communautés créoles du monde, l’identité pan-créole est devenue une réalité constante. Tout au moins, occupe-t-elle une place de choix dans chaque rendez-vous culturel créole : salons littéraires, festivals de musique, séminaires de recherches, rencontres diverses. En effet, aujourd’hui, rares sont les festivals ou les colloques qui ne s’envisagent pas dans la pleine expression de la diversité créole. Indéniablement les communautés créoles du monde échangent, se rencontrent, partageant leurs questionnements, leurs espoirs, leurs rêves, voire. Et il est clair que cette mouvance inclut également les diasporas créoles, qui sont autant de relais international de cette volonté. Gilbert Gratiant, le créoliste martiniquais acteur de la pan-créolité de la première heure, serait particulièrement heureux de voir aujourd’hui à l’uvre sa grande utopie.
Nous avons aujourd’hui, et certainement plus qu’hier, cette capacité d’envisager pleinement la créolité. J’entends, dans sa diversité la plus absolue et nous pouvons également imaginer plus simplement réunir toutes les cultures créoles du monde autour d’une idée commune, celle du rapprochement et de la rencontre, celle du partage. C’est seulement ainsi que nous envisageons notre identité pan-créole. Sans l’échange, elle ne serait qu’une notion creuse, une lubie intellectuelle. Il nous faut développer cette conception d’une identité créole unie en dehors de ces clivages politiques, géographiques, sociaux et culturels. Pour compléter la définition de la pan-créolité, à mon sens, il s’agirait de réaliser, d’envisager une matrice singulière dans laquelle viendraient se fondre et se mêler les différentes cultures créoles : celles de la mer Caraïbe (Grandes et Petites Antilles : Haïti, Guadeloupe, Dominique, Martinique, Sainte-Lucie), des Amériques (Guyane ; Etats-Unis : Miami, New-York, Boston ; Canada : Toronto, Montréal), de l’Océan Indien (Madagascar, Ile Maurice, Réunion, Rodrigues, Seychelles) et Australie (Sydney). Les diasporas, nous l’avons dit, ayant elles aussi un rôle prédominant à jouer. Cette matrice devrait donc avoir un rayonnement international non seulement sur les communautés qui la portent, à savoir les communautés créoles du monde, mais de manière plus générale sur le monde et ses multiples identités.
Nous pensons que la pan-créolité ou l’identité créole internationale est une façon nouvelle de se concevoir en tant que créole. Le terme étant accepté en dehors de toutes les contradictions qu’il sous-tend, de manière strictu sensu, il s’agirait de se projeter dans une relation globalisante, multilatérale qui tiendrait compte de nos différentes composantes identitaires créoles pour en former l’unité : là serait notre matrice nouvelle.
De sorte qu’en tant que créole, nous soyons capables de nous projeter Haïtien, Guadeloupéen, Mauricien, Seychellois, Dominicains, Saint-Lucien, Martiniquais. Les peuples créoles ont le devoir de s’ouvrir à cette identité multiple qui est profondément leur et qui les réunit, au-delà des frontières géographiques, des limites politiques, des barrières sociales ou des différences culturelles, quand elles existent. Ainsi, l’identité pan-créole est perçue comme une somme, une totalité, qui renforce l’individu et la collectivité créole, en amalgamant les différences et en découvrant des zones nouvelles d’identification, de sorte que se réaffirment des liens ténus et historiques qui nous enchaînent les uns vers les autres.
Nous avons dit que la genèse formelle des identités créoles est sensiblement identique : la colonisation, l’esclavage, les luttes de libération, les apports culturels européens, africains, indiens, les luttes d’indépendance, etc. En considérant deux temps historiques, nous noterons qu’il y a eu d’abord à l’uvre la force de l’arrachement, de l’éclatement, de l’explosion de ces différentes cultures qui nous composent. Mais, force est de constater que depuis une cinquantaine d’années on assiste à l’effet inverse : le rapprochement de ces cultures, jadis diffractées. La pan-créolité rend ainsi compte d’une force inéluctable, d’une trajectoire centripète qui voudrait à nouveau réunir des hommes et des cultures éclatées. Et de cette manière, la pan-créolité interpelle chaque individu créole.
Nous voulons insister : le rapprochement des peuples créoles du monde est de l’ordre de l’enjeu historique, de la marche en avant, du destin des peuples créoles. Plus concrètement, cette dynamique de la rencontre est de plus en plus présente au sein des communautés créoles. Cette volonté de la rencontre est de plus en plus affirmée et cette communauté créole unifiée est en train de devenir une réalité. Aujourd’hui, les moyens modernes de communications et de transports facilitent évidemment les échanges, les rencontres, les approches multi-culturelles. Il faut aussi reconnaître que chaque communauté créole a, durant ces trente dernières années fait progresser sa créolité de telle sorte que de nos jours les rapprochements sont plus aisés à concevoir. Le temps de l’enfermement, de la recherche sur soi est visiblement révolu. Sur tous les points du globe : dans la Caraïbe (Music Kréyol Festival de la Dominique, Festival Créole de Marie-Galante, etc) aussi bien que dans l’Océan Indien (Festival Kréyol de Maurice) ou au sein de la diaspora (Montréal, Sydney, Londres, etc), la communauté créole se rencontre de plus en plus.
Cependant, on doit reconnaître que les choses ne sont pas homogènes. Certaines communautés sont plus engagées que d’autres dans la dynamique pan-créole. Certaines communautés créoles, ont encore beaucoup à faire au niveau régional, avant de s’inscrire dans des rapports élargis au sein de la communauté créole. Il y a évidemment des difficultés d’ordre technique à prendre en compte pour beaucoup. Certaines créolités sont plus accessibles, plus ouvertes au monde que d’autres. Haïti, par exemple, avec 7 millions de créolophones à elle seule, n’est pourtant pas à la proue de l’engagement pan-créole, notamment compte tenu des problèmes politiques et économiques qu’on lui connaît. Il faut aussi considérer le rayonnement de certains théoriciens ou techniciens de la culture créole qui rejaillit sur leurs communautés propres ou éclatées. Raphaël Confiant, par exemple, en littérature, rayonne sur tout le monde créole, offrant par la-même à la culture créole de la Martinique et plus généralement de la région Caraïbe, une zone d’influence indéniable. Sur un plan purement politique, certaines régions créoles ont réussi ce que d’autres n’ont pas réussi. L’émancipation par rapport à la Métropole par exemple. Il y a des régions créoles indépendantes, d’autres pas. Ce fait modifie conséquemment le rapport à la culture créole et le rapport entre les cultures créoles. Chez certains, la culture créole, la créolité a acquis une prédominance qui lui permet de rayonner plus largement, parfois sur toute une zone géographique. Aux Seychelles, par exemple, en inscrivant le créole comme langue nationale, le gouvernement post-indépendantiste lui a offert une ouverture certaine, une légitimité qu’elle réclame par ailleurs. Il faut également considérer l’impact des diasporas, malgré leur hétérogénéité : les Haïtiens au Canada ou aux Etats-Unis, les Mauriciens, Réunionnais et Seychellois en Australie, les Martiniquais, Guadeloupéens, Réunionnais, Mauriciens en France.
L’identité pan-créole est un fondement invariant qui nous ouvre les portes d’un autre monde, en fait une porte sur nous-mêmes. Nous sommes le peuple de la rencontre, du métissage, de l’aller-venir et cette identité pan-créole en est selon moi le symbole le plus fort. En tant que créoles, nous sommes un peuple jeune, dont l’identité est en pleine formation et nous pensons que nous ne pouvons nous permettre de négliger aucun aspect de notre identité, à plus forte raison si elle nous lie à l’universel du monde, à l’international du monde. Créoles, nous le sommes internationalement. C’est une évidence et c’est là une force pour chacun de nous. En tant que créole, je suis Haïtien, Rodriguais, Sainte-Lucien, Dominicais, Seychellois, Mauricien. C’est extraordinaire, n’est-ce pas ?
Édouard Glissant a écrit : « la créolisation est ce mouvement, ce conflit, cette attirance, ces expériences vécues entre les cultures du monde… » Vue ainsi, la créolisation semble être une force inéluctable. Laissons-la donc s’épanouir en nous, pour qu’ainsi nous soyons autant de ponts ouverts sur nous-mêmes et sur le monde.
1. In Eloge de la créolité, p.16. Ed. Gallimard 1993.///Article N° : 7188