« Le Brésil est marqué par l’hétérogénéité et le pluralisme culturels »

Entretien de Tanella Boni avec Muniz Sodré

Rio de Janeiro, 14 novembre 2007
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À Rio de Janeiro, la Fondation Bibliothèque Nationale est un lieu de culture qui ne passe pas inaperçu. Elle a accueilli en novembre dernier un colloque international intitulé « La réinvention de la démocratie », dans le cadre du programme « Chemins de la pensée ». Rencontre avec son président Muniz Sodré, par ailleurs anthropologue, philosophe, écrivain et théoricien de la culture et de la communication.

Il est toujours difficile de présenter un homme bien connu dans son pays et ailleurs dans le monde. Pourriez-vous dire quelques mots concernant vos travaux ?
Je suis Professeur Titulaire à l’Université de Rio de Janeiro. Je suis surtout connu comme théoricien de la culture et de la communication. Mes livres concernent la théorie de la culture nationale, les mass médias mais j’ai aussi écrit cinq ouvrages de fiction et je suis l’actuel Président de la Fondation Bibliothèque Nationale. Un de mes livres parle de l’identité (Sur l’identité, le peuple et les médias au Brésil), il est très lu par les Noirs. Mon approche est toujours anthropologique et philosophique. Etant éclectique, je me meus entre l’anthropologie, la philosophie et la sociologie…
La Fondation Bibliothèque Nationale est un lieu chargé d’histoire et de culture. Quels sont les jalons importants de son histoire et quel rôle joue-t-elle aujourd’hui au Brésil ?
Cette Bibliothèque – qui est bien une fondation – a été « donnée » au Brésil par Don Juan VI, roi du Portugal arrivé au Brésil au 19e siècle après avoir échappé à « l’invasion » de Napoléon. Il a apporté avec lui beaucoup de livres de la Bibliothèque Royale du Portugal, environ 70 000 livres très rares. De cette manière il a fondé la Bibliothèque Nationale du Brésil. Il s’agit de la 8e bibliothèque du monde et la plus grande de l’Amérique latine. Nous avons dix millions de contenus (livres, cartes, photographies, bibles originales, premiers exemplaires de Don Quichotte. La collection léguée par le dernier empereur du Brésil contient cinq mille items (photographies, gravures, documents du 19e siècle, siècle très important dans l’histoire du pays). Ces bâtiments abritent aussi le bureau du droit d’auteur, la numération des livres (l’ISBN), le meilleur laboratoire de restauration de livres du pays, un département de numérisation de haut niveau (comparable au niveau américain). Raison pour laquelle nous avons été invités à faire partie de la bibliothèque mondiale digitale qui vient d’être inaugurée à Paris et nous sommes le seul pays de l’Amérique Latine à en faire partie. Notre Fondation est chargée de créer de nouvelles bibliothèques à travers le pays. L’année dernière nous en avons créé 404. Cela nous a coûté 14 millions de dollars. Cette année, nous sommes en train de créer 263 nouvelles bibliothèques au Brésil. Nous avions un déficit en matière de bibliothèques. Au bout de ce processus, il y aura un « déficit zéro », c’est-à-dire que le pays aura à 100% les bibliothèques dont il a besoin. C’est un boulot énorme. La Bibliothèque Nationale aura 200 ans dans deux ans. C’est un patrimoine national. C’est pour moi un honneur et une grande responsabilité d’en être le président depuis deux ans, nommé par le ministre Gilberto Gil. Mais je suis d’abord professeur et écrivain…
Il a été beaucoup question dans le colloque de diversité culturelle et de cohésion sociale. Le Brésil est un pays de diversité culturelle. Comment se manifeste-t-elle au quotidien et dans les faits ?
Je dirais que la caractéristique la plus saillante du Brésil c’est qu’il s’agit d’un pays marqué par l’hétérogénéité et le pluralisme culturels. Le sud est différent du nord, le nord différent du sud-est, celui-ci est différent du centre… Le portugais fait l’unité linguistique du pays mais les habitudes et les subcultures sont très différentes les unes des autres. Il y a une convivialité frappante de ces différences. D’abord la diversité est raciale. Je n’aime pas le mot « race », je parle de la diversité phénotypique. On rencontre toutes sortes de couleur de peau. On dit qu’il s’agit d’une démocratie raciale, ce n’est pas vrai. Nous vivons dans un pays qui a une convivialité et une mixité énorme. Il y a du racisme, c’est pour cela qu’une loi nommée CAO (initiales de l’universitaire et député qui l’a proposée) existe. Elle autorise l’emprisonnement de tous ceux qui l’enfreignent. Le racisme existant n’est pas ségrégationniste mais plutôt de domination. Il prend appui sur l’idée que le Noir au Brésil, le descendant d’Africains, est un citoyen de deuxième classe. Les Noirs ont toujours de petits salaires et il y a un problème d’éducation. Maintenant il existe une politique gouvernementale pour élever le niveau de citoyenneté. Un débat national a lieu sur ce sujet. La presse est d’habitude contre parce qu’elle est élitiste et faite par les Blancs. Moi, j’approuve un recours provisoire et non pas définitif aux quotas. La culture nationale officielle et les universités ont été colonisées par le discours eurocentrique et je dis toujours à la presse qu’il faut remplacer la « colonisation » par la « colorisation ». Il faut coloriser l’université et y accepter des Noirs.
Vous m’avez parlé de Bahia où vous viviez avant de vous installer à Rio…
Je suis né à Bahia et suis arrivé à Rio après le coup d’Etat au Brésil en 1964. J’ai toujours participé aux mouvements politiques de gauche (pas d’extrême gauche, je n’ai jamais pris les armes). Beaucoup d’amis ont pris les armes. Diplômé en droit, j’ai travaillé comme journaliste pour la presse carioca. Puis je suis allé en France pour faire une maîtrise à l’Institut Français de Presse (aujourd’hui : Institut Français de Presse et de Sciences de la Communication). Ensuite, je suis rentré au Brésil, où j’ai continué à écrire dans la presse de Rio tout en donnant des cours à l’Université où je suis depuis 35 ans. Je vais souvent en France ; j’y ai résidé une deuxième fois en 1979-80 et suis très lié à certains intellectuels français comme Jean Baudrillard un grand ami qui est mort cette année et qui m’a souvent cité dans ses textes ou encore Michel Maffesoli et bien d’autres. J’ai participé l’année dernière au numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Baudrillard. J’ai publié trente ouvrages, certains sont traduits et publiés dans de nombreux pays européens (Italie, Allemagne, Espagne…), mais aussi à Cuba… Cependant, je suis foncièrement Bahiano (Bahianais). Je suis descendant d’Africains. Ma grand-mère paternelle que je n’ai pas connue était Yoruba. De la lignée de ma mère, je descends des derniers Indiens de la région de Bahia. Mais si l’on me demande mon « ethnie », je dis que je suis Noir. Je n’aime pas le mot « métisse ». Les Américains disent parfois que je suis un Noir « pâle ». Et j’appartiens tout aussi foncièrement aux cultes noirs de Bahia.
Quelle est la relation entre la ville de Salvador de Bahia et le continent africain, précisément l’Afrique de l’Ouest…
Salvador de Bahia était la première capitale du Brésil. Elle a été civilisée par les Noirs ; la civilisation portugaise était celle des élites au Brésil, ce n’était pas grand-chose. La vraie civilisation du peuple brésilien est africaine car l’empire a donné au Brésil un Etat. Ainsi, un Etat -nation a été bâti par les Portugais mais pas un peuple. La construction du peuple brésilien se fait aujourd’hui encore, c’est un processus. Ce sont les descendants d’esclaves qui ont bâti le pays et fait l’accumulation primitive du capital. Tout ce qui existe en matière de bâtiments, de mécanique, de maisons, de cuisine…, ça vient d’Afrique. Bahia était ce creuset d’interculturalité entre les Africains eux-mêmes, puisqu’il y avait là des ethnies différentes venant d’Afrique. Durant la longue traversée de l’Atlantique, dans les bateaux d’esclaves qui les menaient vers l’Amérique, ils ont noué des liens de cordialité et d’amitié qui, au Brésil, ont forgé une identité parfois artificielle, l’identité « nago » qui est un mélange de bantou, yoruba et d’autres cultures. Une identité spécifique que les élites noires à Bahia ont créée après l’esclavage. Au moment des rébellions du 19e siècle, les Noirs ont été exterminés aux fers ou renvoyés en Afrique, surtout au Nigeria et au Bénin. La plus importante de ces révoltes, contre l’esclavage et contre l’imposition de la religion catholique fut, au début de l’année 1835, celle des Malês – Noirs musulmans sachant lire et écrire l’arabe. Elle a été durement réprimée. Les élites noires à Bahia se sont rendues compte que la rébellion armée était désormais impossible car l’Etat avait renforcé l’armée nationale. Les Noirs ont donc conçu des stratégies de permanence et de continuité pour vivre au Brésil. Celles-ci passent largement par la formation de communautés liturgiques, qu’on appelle généralement le candomblé. C’est un mot de Bahia. Les noms sont divers, ils changent d’un Etat à l’autre mais le phénomène est le même. À Bahia, ces communautés, du point de vue de leur organisation, ont été culturellement les plus poussées.
Le candomblé de Bahia est une sorte de ritualisation de l’Afrique au Brésil, comme une Afrique raccourcie ; une métaphore vivante de l’Afrique à Bahia. La communauté à laquelle j’appartiens est appelée par un nom qui signifie « le lieu où se concentrent toutes les forces du Shango Afonja ». C’est l’une des trois communautés fondatrices du candomblé kétou-nago. Dans ces communautés, l’architecture est celle des compounds africains (maisons multiples, composées). Il y a les maisons principales où les gens habitent et les petites maisons pour les divinités. Il y a l’espace urbain et l’espace sylvestre. Tout cela a été classé aujourd’hui monument historique. C’est une façon de protéger le terrain contre les invasions urbaines. D’autres communautés du même type existent à Rio (plus petites), à Recife, etc. J’ajoute qu’elles ne sont pas exclusivement religieuses. J’ose même dire que la religion est une sorte de déguisement.
Quelles sont les caractéristiques essentielles de ces communautés initiatiques?
Ces communautés constituent précisément le lieu de préservation d’une forme de vie où le sacré et le profane sont étroitement mêlés et où il y a des impératifs existentiels différents de ceux des chrétiens. Roger Bastide qui s’y intéressait a bien compris ce qui s’est passé à Bahia. Il dit qu’on y trouve une pensée subtile que les anthropologues européens n’arrivaient pas à déchiffrer à l’époque. Ce sont des vies et des pensées qui s’expriment sous forme d’aphorismes, comme en Afrique. Ces manières de vivre admettent des rites. Et les guérisseurs sont présents. La communauté du culte Shango est composée d’un groupe de 36 personnes appartenant à 12 lignées (dans chaque lignée il y a trois personnes). Et chaque lignée porte le nom traditionnel d’une famille du Nigeria. Par exemple, je porte le titre de Oba Aresa. Oba signifie chef ou roi et Aresa c’est le nom d’une famille. La lignée d’Aresa, dans ma communauté, comporte trois personnes. L’Oba du centre, l’Oba de gauche et l’Oba de droite (…). Je suis l’Oba du centre, l’initié. L’initié ne reçoit pas la divinité mais connaît les choses du culte. Il appartient à la fois à la communauté et au « dehors ». C’est pour cela qu’il est invité et choisi (coopté)…. Dans quelques-uns de mes livres je fais référence à cette appartenance. Un de mes livres traduit en français, a récemment été publié en Belgique, Maître Bimba, le capoeiriste au corps magique. (1) C’est un petit ouvrage sur la capoeira, cet art dans lequel je suis un maître.
Qu’est-ce que la capoeira ?
C’est un art de combat d’origine africaine. Un combat dansant que l’on pratique avec les mains et surtout les pieds. C’est une danse, une lutte, un chant… très efficace comme forme de combat. C’était la lutte des Noirs du Brésil, à Rio ou à Bahia. Mais je vois cet art aussi comme un jeu. Aujourd’hui il est pratiqué par les femmes, les jeunes, les handicapés… C’est un art national du corps. Maître Bimba, qui a été mon maître et dont je parle dans mon livre, est le créateur d’un style plus agressif de capoeira. C’était un Noir, un type extraordinaire, analphabète et illettré ; il a été fait docteur honoris causa de l’Université de Bahia. Une des grandes figures parmi les héros de Bahia. Pour lui rendre hommage, j’ai fait une analyse anthropologique et philosophique sur le corps et la capoeira. J’ai aussi écrit des contes sur la capoeira et sur le candomblé puisque je suis très lié aux forces de la nature.
Quelle est la place réelle des intellectuels noirs au Brésil ?
Il y a de grands intellectuels. Je pense à un historien qui a été guérillero pendant la dictature. Il a été arrêté et torturé. Il écrit aussi de la fiction. Il y a beaucoup de militants de la cause des Noirs, des écrivains, des compositeurs, des peintres… Il n’ y a pas beaucoup de photographes. Pierre Verger était un grand photographe d’origine française, il est mort il y a une dizaine d’années. Je ne le connaissais pas personnellement. Il avait été initié dans la même communauté que moi à Bahia. Il s’appelait « Fatumbi » ce qui signifie « celui qui est né par l’intermédiaire du Fa -la divination-« . Il avait eu des ennuis à une époque car il sortait illégalement des objets du Nigeria pour le Musée de l’Homme à Paris et on lui avait interdit l’entrée du pays, comme à d’autres Français. Mais je précise qu’il était bien quelqu’un de Bahia. Quand il est mort, ses rites funéraires ont été organisés à Bahia et j’y étais…

(1) Thomas Sanz éditeur, Bruxelles, 2007.///Article N° : 7189

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