L’Effacement, de Karim Moussaoui

Se voir en face

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En sortie dans les salles françaises le 7 mai 2025, L’Effacement est un film fort, inattendu, impressionnant, que l’on n’oublie pas, qui donne envie de discuter. A voir absolument.

Reda est un jeune Algérien de bonne famille. Son père Youcef est un ancien Moudjahidin qui a un poste important dans une entreprise d’Etat. Il est dominant, sans concessions. Il veut le mieux pour Reda et lui arrange un travail, un mariage. Et fait de lui son outil. Le frère de Reda, Fayçal, profite de sa vie de riche : des fêtes et des filles. Lorsque le père le chasse, Reda lui dit qu' »il veut notre bien »…

Reda est à l’image d’Ulrich dans L’Homme sans qualité de Robert Musil. » : il fait ce qu’on lui demande mais n’y trouve pas de sens. Il croit pouvoir embrasser sans vergogne Katiba la domestique mais il ne comprend rien à ce que pourrait être une relation. La société bouge, les manifestations du hirak remettent en cause l’ordre établi, mais il reste figé dans sa tour d’ivoire, dans la suffisance, la mascarade et l’archaïsme de ces dirigeants d’une autre époque. Il n’est pas indifférent, il est mou, indécis, inexpressif, agaçant. Il est humilié mais ne se défend pas. Il ne résiste pas, mais son corps résiste pour lui : son image disparaît des miroirs.

Comment exister quand on s’efface en faisant son devoir ? Il lui faut retrouver une assurance, une masculinité, une virilité. Mais cela aussi est une impasse, car elles ne font qu’ajouter de la violence à celle qu’il a subie, toutes ces réductions quotidiennes, tant familiales que sociales, acceptées, inaperçues, qui l’empêchaient de s’émanciper, toute la violence des injonctions que l’on intègre jusqu’au trop-plein. L’engrenage est lancé qui le détourne des possibles. Cela ne peut que mal se passer, alors qu’il fantasme encore d’être au centre des regards.

C’est dans cette articulation de l’intime et du social que s’impose le nouveau cinéma maghrébin. Karim Moussaoui en a tracé une voie originale avec ses précédents films : Les jours d’avant, où deux jeunes, Djaber et Yamina, se rapprochent mais ne pourront se rencontrer avec l’éclatement des années terribles ; En attendant les hirondelles, vision complexe d’une Algérie diverse où hommes et femmes cherchent leur voie et se posent la question de leur condition face aux blocages de la société algérienne. (cf. critique n°14114)

La voie de Karim Moussaoui, c’est l’épure d’une esthétique géographique renforcée par le scope : la caméra panoramique sur les intérieurs ou les convives d’un repas, les architectures cadrent Reda dans ses fixités, le film ne le lâche pas, adoptant ses incertitudes comme ses élans. Si bien que sa condition nous apparaît au grand jour : il est un anti-héros qui se remet radicalement en cause sans pour autant pouvoir avancer. Son effacement a été si fort qu’il peine terriblement à s’ouvrir à un destin autre que la dépression et la folie.

Il s’en fallait pourtant de peu pour que dans le dialogue avec Malika, il arrive à déconstruire ses entraves. L’espoir reste donc permis mais il faut libérer la parole, ce que suggère le livre éponyme de Samir Toumi dont le film est librement adapté. C’est une alerte que lance dès lors Karim Moussaoui : le confort est dangereux, la reproduction des stéréotypes est mortifère, la peur est une nuisance. Cette société qui ne veut pas se voir telle qu’elle est mène tout le monde à la catastrophe. Il n’y a là rien de spécifiquement algérien.


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