« Les femmes de Soweto portent en elles l’âme de leur pays »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Alexei Riboud

Paris, mars 2007
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La galerie Faits et Causes (1), présente Femmes sans terre, exposition de photos d’Alexei Riboud, parti à la rencontre des femmes de Soweto. Il a choisi de témoigner de la misère extrême mais à travers la force de celles qui la vivent. Au delà de leur dénuement, les femmes de Soweto – en connivence avec le regard respectueux du photographe – nous donnent à voir leur grandeur, leur force de vie mais aussi l’affirmation de leur beauté et de leur sensualité.

Dans quel contexte êtes-vous allé à la rencontre des femmes de Soweto ?
J’ai vécu en Afrique du Sud de 1996 à 1999. J’ai commencé ces portraits au moment de la deuxième et dernière Biennale de Johannesburg qui avait pour thème « Histoire et Géographie ». J’étais alors graphiste dans une agence de publicité et présentais une exposition de photos hors de la Biennale ne faisant pas partie du milieu artistique. Néanmoins, sa thématique m’intéressait et je trouvais que la population de Soweto était au centre de cette dynamique.
J’y suis allé me promener naturellement et c’est dans ses quartiers que j’ai rencontré ces femmes. Elles vivent dans des camps de squatters qui n’existent pas officiellement sur les cartes bien que symboliquement baptisés Mandela camp, Freedom camp ou Winnie camp. Ce sont des quartiers labyrinthiques aux ruelles étroites et cabossées où il faut avoir le courage de se promener. Situés à une quinzaine de kilomètres de Johannesburg, ils sont à l’écart de toute loi officielle et chaque camp est plus ou moins sous l’autorité d’un « patron » qui fait un peu figure de chef de gang.
Avez-vous eu des difficultés à convaincre ces femmes de poser pour vous ?
Non. Les rencontres se sont faites au détour des cabanes et le contact s’est spontanément établi alors qu’il était plus difficile avec les hommes qui étaient beaucoup plus regardant, moins compréhensifs. Il y beaucoup plus de frustration chez eux tant dans leur rapport avec les femmes que dans leur rapport avec la société. Le rapport que j’ai pu instaurer avec les femmes a été d’emblée plus serein. Certaines ne voulaient pas se faire photographier et je n’ai pas essayé de les convaincre. Il est arrivé que des hommes me demandent de l’argent pour que je puisse photographier leur femme, mais j’ai refusé.
Celles qui ont accepté ont pris la pose très simplement et je ne faisais que deux ou trois prises, ce qui est très peu, mais c’est aussi ce qui permet de respecter l’Autre. J’avais pris le parti de garder une distance, partant du principe que la surface pouvait révéler plus que le rapport de proximité voulu par un portrait où l’on rentre forcément dans une histoire. J’avais la pudeur de ne pas vouloir entrer chez elles et également celle de ne pas insister en les mitraillant, ce qui peut devenir assez malsain. Même si le temps de pose était fugitif, ce ne sont, de toute évidence, pas des photos volées au coin de la rue. J’ai essayé d’être le moins opportuniste possible tout en obtenant ce que je voulais.
Votre but initial était-il de faire un reportage sur Soweto ?
Non je ne cherchais pas à faire un reportage photos sur la vie quotidienne dans ces ghettos. En me promenant dans ces quartiers, j’ai été très vite capté par le regard des femmes. Elles vivent une situation difficile dans la société et dans leur communauté. Beaucoup d’entre elles sont confrontées au viol, à une pauvreté extrême, et à diverses formes de violence. Si on regarde les statistiques, ce qu’elle vivent est à peu près ce qu’on peut trouver de pire sur terre. L’Afrique du Sud est une société très patriarcale. Ces femmes subissent cet état de fait de violence dès leur plus jeune âge. Malgré cela, on ne les sent pas victimes, elles dégagent une force, une dignité qui est très frappante.
Elles ressortent d’autant plus que les femmes, telles que vous les avez photographiés, envahissent une grande partie du cadre. Elles en imposent. Votre parti pris était-il d’aller à l’encontre de toute vision misérabiliste ?
Je voulais en effet éviter tout misérabilisme mais sans pour autant nier la misère environnante. J’ai sorti les portraits du cadre mais pas complètement parce qu’il reste de la matière. Je voulais restituer la force et la dignité de ces femmes qui portent en elles l’âme d’un pays. C’est vraiment comme cela que je l’ai ressenti. Beaucoup de choses en Afrique du Sud sont empreintes d’un certain état d’esprit qui vient de loin, qui est ancestral et qui fait que le pays tient le coup et n’a pas sombré dans une violence inconsidérée. J’ai eu un lien très direct, honnête avec les femmes rencontrées à Soweto. Elles n’avaient pas de ressentiment à mon égard, ni de honte et ça fait partie de cette culture que les sud-africains appellent « Ubuntou ». C’est un terme que beaucoup de gens utilisent et qui évoque une notion très humaniste et collective. Il sous-entend l’idée de réciprocité, le fait que l’on est rien sans l’autre, le fait aussi que l’on a une responsabilité vis à vis de la communauté.
Même dans la brièveté des rencontres, j’ai trouvé cet esprit qui est très généreux et que j’ai voulu, d’une certaine façon, saisir dans les photos en inscrivant ces femmes dans une collectivité, dans une globalité.
Parallèlement, sans pour autant rentrer dans leur histoire, vous restituez l’individualité de chacune…
Oui. Elles sont chacune, unique et indépendante du reste, mais il y a quand même une notion de famille dans l’ensemble. On les sent liées les unes aux autres. Elle appartiennent à un même groupe.
Tout en échangeant avec elles, je ne leur ai pas demandé leur prénom sauf quand il venait dans la conversation, je ne suis pas rentré chez elles alors que la porte était ouverte. Je n’aurais pas eu l’accroche instantané que j’ai eue. Le rapport aurait été plus intime mais aussi plus mis en scène. Je recherchais avant tout l’intensité, l’émotion dans la collectivité, dans ce qu’elles vivent en groupe.
Ce qui ressort également de vos photos c’est la beauté et la sensualité de ces femmes. Comme si s’était opérée une sorte de restitution de leur féminité. En aviez-vous conscience en les photographiant ?
C’était un moment à part où elles redevenaient un peu femmes. Un rapport de séduction s’instaure forcément mais cela s’est fait très naturellement parce que je ne leur ai pas demandé de poser. Chacune d’entre elle s’est, d’une certaine façon, mise en scène dans son rapport à, l’objectif, prenant parfois des attitudes évoquant les magazines féminins. Comme si elles s’étaient re-considérées pleinement femme le temps d’une photo.
D’ailleurs, la façon dont elles s’habillent et dont elles portent leur vêtement est étonnante. Elles sont démunies mais font attention à elles avec les moyens du bord. Elles ne se laissent pas aller, ce qui est aussi une manière de se battre. Elles ne sont pas défaitistes.
Elles m’impressionnent beaucoup parce qu’il y a un décalage entre leur état d’esprit et ce qu’elles vivent. Il y a une distanciation qui est étonnante. Aucune n’est prête à passer le restant de sa vie dans ces bidonvilles même si beaucoup ne connaîtront malheureusement que ça. Ces femmes portent en elles l’espoir d’une vie meilleure.
La chance de l’Afrique du Sud est que les choses peuvent changer. Beaucoup de programmes à Soweto donnent des raisons d’être optimiste. Des choses se mettent en place, des écoles se construisent.. Le gouvernement qui a besoin de rétablir une image positive de son action – l’arrivée de la coupe du monde de football aidant – est en train de prendre ce quartier en main. Certains camps ont disparu en l’espace de 5 ans mais rien n’a été rasé complètement.
Vous présentez les portraits en noir et blanc en diptyque avec des photographies couleurs très graphiques. Aviez-vous déjà ce montage en tête lorsque vous avez fait les portraits ?
Non même si le travail a été fait au même moment. J’avais apporté deux boîtiers, un en couleur, un en noir et blanc sans savoir ce que j’allais trouver. Comme je viens d’un univers graphique, j’ai été sensible aux graphismes hétéroclites qui recouvrent les cabanes et j’ai commencé à photographier en couleur ceux qui m’interpellaient, même si le plus important restait pour moi, les portraits de femmes. Ce n’est qu’au moment du montage que les deux travaux se sont croisés.
Le graphisme ainsi photographié peut avoir un intérêt pour ceux qui y sont sensibles, mais il n’a pas de force en soit. Alors que dans son mariage avec les portraits, il se passe quelque chose d’intéressant visuellement et qui a aussi un sens. Graphiquement il y a des connexions assez évidentes qui se font. Dans la mesure où ces graphismes sont inscrits dans leur quotidien, ils sont intrinsèquement liées aux femmes présentes sur les photos. C’est leur lieu d’habitation, celui qui les protège du monde extérieur.
Cela dit, les photos ne sont pas définitivement liées l’une à l’autre mais le principe en moi existe tel quel, dans la résonance qui s’opère entre les portraits et les panneaux.
Tout en renvoyant à des habitations faites de bric et de broc et donc à la misère, ces panneaux graphiques témoignent aussi d’une certaine créativité…
C’est le seul endroit où j’ai vu de telles matières. J’ai été frappé par le hasard de compositions totalement fortuites et dénuées d’intention. Il s’en dégage quelque chose de musical. Les couleurs vives correspondent à une certaine gaieté que l’on peut trouver à Soweto. Il y a de la vie. Malgré tout ce qu’on pourrait imaginer, Soweto n’est pas déprimant. Il y a des endroits en Afrique beaucoup plus déprimants.
Vous êtes le fils du grand photographe Marc Riboud. Vous avez fait du graphisme avant de vous lancer dans la photographie, avez-vous été rattrapé par votre « héritage photographique ?
J’ai le sentiment que cela vient vraiment d’un souci créatif très personnel parce que je n’avais pas l’idée de devenir photographe. Je ne cherche pas à faire la photographie que mon père a faite. Je n’en ai pas la prétention et la comparaison n’est de toute façon pas pensable.
J’aime son travail mais il y a plus d’influence dans l’approche que j’ai de quelqu’un comme William Klein que de quelqu’un comme mon père.
Mais il est clair qu’en terme de référence photographique j’ai eu ma dose !
Quel est le regard de père sur votre travail ?
Il trouve ça très bien. Il insiste beaucoup sur le travail accompli qu’il reconnaît, mais je ne crois pas qu’il me voit comme un photographe professionnel ayant un œil. Il me voit vraiment comme son fils qui a fait un travail photographique. Je ne crois pas qu’il considère mon travail dans une perspective de continuité.
Quels sont vos prochains projets ?
J’aimerai faire un livre à partir de ces photos et présenter l’exposition en Afrique du Sud. J’ai un bon contact avec une galerie de Johannesburg dans ce sens.
Je voudrais persévérer dans les mélanges de genres, travailler sur ce rapport entre les matières, la résonance entre des détails et des portraits déclinés sur d’autres sujets.
J’aimerai appliquer ce principe à d’autres rencontres pas forcément dans la photographie sociale. Mais je pense que je continuerai à faire ce type de photographie parce que c’est ce qui me fait vibrer le plus.
Je souhaiterais faire un travail photographique dans les banlieues et dans un tout autre genre, peut-être aller dans la dernière école de geishas de Kyoto.
Encore une envie d’aller poser votre regard dans un espace qui est à chaque fois au cœur des choses et en même temps dans une certaine marge !
Il y a une tension entre le centre et la périphérie. Dans un cas comme dans l’autre, les choses ne sont pas aussi claires que ce que l’on peut en percevoir au premier abord. On essaye de comprendre, de mieux saisir comment les gens vivent. Dans quelle histoire ?
C’est criant quand on voit au cinéma les publicités pour l’Afrique du Sud avec ses grands hôtels, ses surfeurs, ses paysages paradisiaques et son opulence. Même s’ils peuvent refléter une certaine réalités sud africaine, c’est quand même un pays où la population est globalement pauvre. Même s’il y a de près beaux paysages, l’âme de l’Afrique du Sud se situe plus chez les gens de Soweto que dans les paysages de bord de mer.

(1) La Galerie Fait & Cause a été créée par l’association « Pour Que l’Esprit Vive » et a pour mission de favoriser – à travers la photographie – la prise de conscience des problèmes sociaux où qu’ils soient dans le monde.
Galerie Fait & Cause, 58, rue Quincampoix, 75004 Paris, tél. : 01 42 74 26 36. www.sophot.com
///Article N° : 5887

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