Les Gnawa, thérapeutes de la différence

Entretien d'Olivier Barlet avec Georges Lapassade

Paris, octobre 1998
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Sociologue, anthropologue, enseignant à l’Université Paris VIII, théoricien de l’analyse institutionnelle et auteur de multiples ouvrages, Georges Lapassade s’intéresse depuis trente ans aux rites de possession, notamment au Maghreb. Il y décèle une maîtrise de la dissociation sans chercher à l’éliminer, souvent aussi efficace que bien des thérapies occidentales.

D’où vous vient votre intérêt pour les Gnawa marocains ?
Il faut remonter 30 ans en arrière : mon premier contact – un choc – avec la question africano-maghrébine, à Tunis à l’automne 1965. J’enseignais la pédagogie et la sociologie à l’université. Des étudiants m’ont fait découvrir le stambali (derdeba au Maroc), le rite afro-maghrébin des Gnawa. Je n’avais aucune formation ethnologique : mon école était l’analyse institutionnelle qui était plutôt faite pour étudier la société moderne et les organisations. Renonçant donc à en faire l’ethnographie, je suis devenu une sorte de manager des Gnawa, les faisant tourner dans des lieux festifs, la télévision naissante etc. C’était mal vu : le stambali était méprisable parce que le Noir l’était ! Des étudiants noirs boursiers, ayant eu vent du tapage que je provoquais, venaient à mes cours et dénonçaient le rejet et le racisme dont ils étaient victimes. Mon cours de sociologie s’était ainsi politisé sur un thème qui restait tabou dans cette société. Je fus renvoyé au bout d’un an, à l’occasion d’une grève des étudiants durement réprimée et dont nous, les coopérants français, étions solidaires. On a rompu mon contrat de coopération pour faire un exemple et intimider mes collègues.
Mais vous avez continué cet engagement…
En 1966, je m’étais rendu au festival des Arts nègres de Dakar, avec un rapport sur le stambali que Présence Africaine a publié en 1968. J’y déplorais la régression et l’amenuisement de cette culture. On ne dénombrait plus que quatre groupes à Tunis, quelques uns ailleurs. Senghor m’invita à une rencontre informelle où il me confirma cette image raciste du Noir en Tunisie, m’indiquant que pour Bourguiba, il n’était que  » son petit nègre  » et me conseillant d’aller étudier les Gnawa au Maroc.
Je me suis donc ensuite rendu au Maroc en 1969 à Essaouira, dans le sillage du Living Theatre. J’y ai rencontré les Gnawa marocains et me suis intéressé à leur derdeba. Damgaard s’installait juste à Essaouira mais n’était pas encore galériste. Les arts  » nègres  » étaient bien peu considérés. Je n’avais malheureusement toujours pas la formation ethnographique nécessaire pour saisir la parole des vieux maâlems (maîtres) qui sont morts depuis. Il n’en reste plus qu’un aujourd’hui, le maâlem Boubkher. La tradition s’est folklorisée, conservant cependant un rituel de moins en moins célébré.
Comment la folklorisation des Gnawa se manifeste-t-elle ?
Elle était déjà manifeste, traditionnellement dans les spectacles qu’ils ont coutume de donner dans les marchés et dans leurs tournées aumônières. On les invitait également dans les fêtes officielles pour les animer de leurs costumes et de leurs musiques. Puis, dans les années 70 sont apparus des groupes de jeunes musiciens qui redynamisaient la tradition. Nass El Ghiwane a été le premier de ces groupes qui ont contribué à diffuser la culture gnawa et à la valoriser. Le galériste Damgaard s’est peu à peu spécialisé sur les Gnawa d’Essaouira, notamment le peintre Mohamed Tabal. En Europe, j’ai participé à des tournées des groupes gnawa et un disque Ocora a été gravé.
Je suppose qu’on dénote des influences réciproques entre les Gnawa et leur société d’accueil…
Oui, le répertoire rituel des Gnawa est le fruit d’un mélange syncrétique d’apports africains, de musique maghrébine (surtout berbère) et de culture maraboutique. Les Gnawa ont repris de l’Islam le culte populaire des Saints comme Abdel Kader Jilali et Moulay Brahim, tout en conservant les êtres surnaturels qui gardent dans leurs noms propres le souvenir évident de leur origine soudanaise. Inversement, les confrérie du soufisme populaire marocain empruntent largement aux Gnawa, notamment pour la pratique thérapeutique où l’on retrouve le système des mlouk, les entités surnaturelles du panthéon des Gnawa.
Quel rôle les Gnawa jouent-ils dans la culture maghrébine ?
Les Gnawa participent à un vaste mouvement de thérapie traditionnelle au Maghreb ; mais il faut rester prudent, car on a construit un discours mythique dans lequel les Gnawa rentrent volontiers, sentant que cela sert leurs intérêts. Ils ne sont pas nécessairement les thérapeutes de la possession, comme on le prétend ici et là. Michel Leiris dans La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar soutient d’ailleurs qu’on ne va pas voir le guérisseur parce qu’on est possédé : c’est lui qui fabrique des possessions pour traiter les troubles ou les ennuis que l’on subit. Au Maroc, on organise une Lila (nuit rituelle des Gnawa) sur des problèmes particuliers de la vie quotidienne qui ne relèvent pas forcément d’une thérapie, et par exemple pour s’attirer la protection des esprits à l’occasion d’un examen scolaire ou d’un départ à l’étranger.
La possession est donc bénéfique ?
Toute possession rituelle constitue une alliance contre des malheurs éventuels ou effectifs, parmi lesquels figure une  » autre possession  » dont la notion renvoie, elle, à l’ordre du pathologique. La derdeba, rite global incluant une Lila, vise alors à transformer une possession morbide en une possession contrôlée et gérée. Au cours de la cérémonie, on invoque divers esprits liés à des couleurs, des saints locaux marocains, des entités féminines parmi lesquelles Aïcha Kandicha, une figure centrale dans les confréries marocaines, non seulement chez les Gnawa mais tout d’abord chez les Hamadcha où elle occupe une place d’honneur auprès du fondateur de la confrérie. A la fin de la derdeba, les Gnawa exécutent un air emprunté au répertoire des Hamadcha pour invoquer Lalla Aïcha et l’inviter à se manifester par une possession. On éteint alors les lumières et on demande aux jeunes gens et aux enfants de sortir.  » Aïcha Kandicha  » aime séduire les adolescents, et donc les posséder, ce qui produit chez eux des troubles. La Moqqadema des Gnawa est possédée par Lalla Aïcha et elle prophétise. Les gens peuvent la consulter sur leurs problèmes et Aïcha répond par la bouche de son medium en transe. Sa couleur est le noir.
A l’aube, les Gnawa repartent en cortège.
Sur cette durée, on dépasse le spectacle à touristes !
Cela se vide un peu après minuit… Certains rituels sont très fermés, en petit comité, pour un problème grave comme le veut la vraie tradition. D’autres sont davantage publics, la porte étant ouverte. Enfin, à Essaouira, on trouve des rituels à entrée libre. Les publics sont ainsi distincts, selon la dimension thérapeutique de la derdeba.
De quelle thérapie s’agit-il ?
Sur le plan thérapeutique, on ne peut éviter l’usage des concepts de dissociation et de personnalité multiple. Le dédoublement de la personnalité est une dissociation de l’identité. Le démon qui tourmente quelqu’un représente en réalité une partie de la personnalité qui s’est clivée et autonomisée en une autre personnalité. Je crois donc, avec Janet, que la possession est une dissociation. En outre, pour que quelqu’un entre en transe et en état de possession, il lui faut mobiliser une capacité dissociative lui permettant de laisser une autre personnalité émerger en lui le temps de la danse de possession.
Cela se complique avec la talaâ, la voyante mediumnique qui fait monter les mlouk. Elle est supposée hériter de son savoir-faire. En fait, sa vocation lui vient souvent de sa  » maladie  » initiatique. Elle comporte des fugues dissociatives qui font aller sur les routes, des troubles liés à des cauchemars etc. Pour traiter les cas de personnalités multiples, la thérapie occidentale tente de synthétiser la personnalité. Mais ce n’est pas ce qui se fait en Afrique où il faut apprendre au contraire à gérer sa dissociation sans l’éliminer. On parle ici d’adorcisme : le n’doep sénégalais place la construction d’un autel du rab comme centrale dans la thérapie car la part dissociée de la personnalité, le rab, pourra s’y fixer. C’est une façon de gérer la dissociation : on ne l’élimine pas, on ne la réintègre pas à la personnalité. L’autel du rab, l’esprit qui tourmentait le ou la malade est le médiateur de la dissociation, le symbole de la maîtrise de la dissociation.
On ne résout donc pas la dissociation, on la gère…
La thérapie pratiquée par les Gnawa comporte différentes étapes où les joueurs de tambours sont les assistants d’une voyante thérapeute. Ces étapes sont essentiellement l’identification de l’esprit possesseur, le sacrifice, le rite d’affiliation et le rite final, la nuit rituelle (stambali en Tunisie, derdeba-lila au Maroc) qui va permettre à la personne guérie de remercier le mlouk et aussi d’exhiber en public sa maîtrise de la dissociation pathologique initiale, laquelle est devenue une dissociation normale et une ressource en tant qu’elle lui permet de faire son métier.
Il importait de le souligner pour éviter les discours à destination folklorique et touristique.
La société maghrébine doit-elle passer par cet ailleurs négro-africain pour gérer ses problèmes de dissociation ?
L’afro-maghrébin n’a pas l’exclusivité de la transe. Le soufisme populaire, qui est en quelque sorte l’inverse de la culture gnawi, implique des transes extatiques mais pas des transes de possession. Par ailleurs, le choc des cultures, les tensions interculturelles ou l’acculturation sont probablement source d’une dissociation spécifique : une dissociation sociale. On dit que les enfants d’immigrés ont  » des problèmes d’identité  » parce qu’ils subissent assez souvent une dissociation identitaire due à l’éclatement des rôles entre la famille et le cadre social. Les Gnawa sont à la fois musulmans et animistes. Le fond de la culture gnawa est donc le produit d’une dissociation entre l’origine culturelle et l’intégration dans la société maghrébine. Une part de soi est ailleurs. On gère cela par la musique ou autres rituels. Le peintre Mohamed Tabal à Essaouira dit souvent que ce n’est pas lui qui peint mais son melk. Il exprime par sa peinture ce dédoublement de sa personnalité.
On en revient à la fonction des Gnawa dans la société maghrébine.
C’est la question centrale. Essaouira est exceptionnelle : une ville gnawi où ils ne sont pas forcément à la périphérie. Dans cette ville, ils gèrent la marginalité, la différence, et certains problèmes sexuels. On retrouve dans la macumba brésilienne cette fonction de thérapie sociale… Etant marginaux, les Gnawa ont tendance à attirer dans leur culture toutes les marginalités.

///Article N° : 570

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