Alors que la musique martiniquaise s’essoufflait face au compa et au calypso, Malavoi a su opérer un retour aux sources métissées euro-africaines de la musique créole.
« Aux terres Sainvilles où l’on reçoit la splendeur conique des Pitons du Carbet dès qu’on ose lever en l’air le grain des yeux, seuls les chiens-fer ont désormais droit de cité. Pourtant Noël est là avec son ciel opalin dispensateur de tant et tellement de tendresse »
Raphaël Confiant, l’Allée des Soupirs, Grasset.
« Le jazz et la biguine ont les mêmes sources. Les esclaves venant d’Afrique et les colons européens ont été à l’origine de ces deux genres. Leur épanouissement remonte à l’époque de l’abolition de l’esclavage et à l’éclosion conséquente du triangle passant par la Nouvelle Orléans, par la ville martiniquaise de Saint-Pierre et par Paris. Ensuite, leur évolution a été différente. Le jazz s’est développé au niveau de la sophistication harmonique pour devenir un style voué à l’audition, alors que la biguine a été destinée à la danse ».
Alain Jean-Marie
Si la naissance officielle de Malavoi date de 1966-67, période marquée par un mouvement de retour aux sources, la période de gestation du groupe remonte en réalité à la deuxième moitié des années 50.
Il ne s’agit pas d’un détail de l’histoire musicale martiniquaise car le problème est de cerner les motivations de fond qui ont animé les membres fondateurs des Violoneux dans une période de stagnation culturelle.
C’est à partir de 1940 en fait qu’une crise de création fige la tradition musicale de l’ancienne Madinina à la période de l’entre deux guerres. Rarissimes sont les artistes qui introduisent dans le répertoire des éléments d’innovation, comme Ernest Léardée ou Léona Gabriel, dont les noms rappellent celui de Stellio et les premières apparitions tonitruantes de la biguine à Paris, en 1929.
Toujours est-il qu’à cette époque, les Martiniquais préfèrent écouter la musique des autres. Grâce aux postes à galène qui filtrent les ondes hertziennes, ils captent les émissions diffusées par les émetteurs des Grandes Antilles ou de l’Amérique Latine.
Ils s’habituent aux refrains de la chanson française ou aux standards cubains à la mode.
L’attirance exercée par la métropole fait tomber en désuétude la chanson créole, dont les interprètes s’inspirent des ténors de la variété hexagonale comme Tino Rossi ou Maurice Chevalier.
Les vinyles arrivent par lots des Amériques ou de l’Europe et sont imités à la perfection par les orchestres locaux, dont les vocalistes chantent en espagnol et en anglais.
Cuivres, piano, guitare, contrebasse, batterie et tumba constituent le background de ces formations, dont le tribut payé au jazz, à la salsa et aux autres genres de la Caraïbe est bien évident.
Dans ce climat d’oubli d’un patrimoine formé sur l’arc de trois siècles et de fascination pour les sons venus de l’outre-mer, un noyau de jeunes gens vivant aux Terres Sainvilles, le quartier des artistes dans la capitale, décide de fréquenter l’Ecole de Musique de Fort-de-France, dirigée par Colette Frantz. Ils y suivent les cours de violon et se familiarisent aux harmonies de la musique classique occidentale.
En réalité, l’apprentissage des techniques et des airs du répertoire savant européen, aussi bien que la reprise du violon, déjà inscrit dans les traditions insulaires par l’héritage des ‘nègres-à-talent’, dévoilent l’ambition de réactualiser les anciennes formes musicales qui s’étaient développées à la Martinique grâce au rôle central de pôle d’épanouissement culturel joué par le port de Saint-Pierre dans toute la mer des Caraïbes bien avant la fin de l’esclavage.
Biguines, valses et mazurkas créoles, mélange étonnant de musique de salon européenne et de battements syncopés de l’Afrique, géniales inventions des esclaves domestiques, par la suite popularisées dans les quartiers malfamés des centres urbains ou dans les campagnes, sont en voie d’essoufflement ou submergées par la toute-puissance du compa haïtien ou du calypso trinidadien.
Mano Césaire, figure de proue du groupe, lance l’idée d’utiliser le savoir faire musical acquis en étudiant les partitions de Beethoven ou de Mozart pour se donner une nouvelle forme d’orchestration.
Le projet se concrétise quelques années plus tard, aux alentours de 66-67, lorsque la situation est en train de changer. La Martinique est traversée par un ouragan créatif venant des campagnes : des groupes puisant dans la tradition des anciens esclaves et des nègres marrons déferlent en milieu urbain, dansant et chantant mazurkas et biguines, mais aussi bélé et kalenda, plus africains.
Le renouveau ne touche pas tout de suite les bals de la bonne société, ni les paillottes du bord de mer, car la petite bourgeoisie mulâtre, les békés et les Noirs urbanisés continuent à danser sur les airs importés. Ici du bon compa haïtien, là de la salsa portoricaine.
Soutenus par la complicité d’intellectuels comme Ina Césaire et Francky Hubert, qui en cautionnent le » discours » identitaire, les Malavoi – à l’époque appelés Marilads – font leur entrée sur la scène.
L’ensemble attire la curiosité des mélomanes, intrigués par la formule scénique mettant en évidence quatre violons, ce qui n’est pas sans rappeler la période mythique de Saint-Pierre et permet à la fois d’exploiter l’engouement ambiant pour la charanga cubaine.
La première apparition publique a lieu pendant le Carnaval dans un endroit nommé La Rotonde, à Fort-de-France. Une foule immense suit l’exhibition et, lorsque les airs effrénés d’un vidé font rage, n’hésite pas à monter sur la terrasse de l’hôtel où le concert est en train de se dérouler.
Ce succès soudain tient notamment à l’élégant dosage de motifs engendré par une instrumentation particulière : en dehors des violons, guitare et basse sont soutenues par timbales et tumba remplaçant la batterie.
Le piano, difficile à transporter, est absent, mais il y a une flûte en bambou, typiquement martiniquaise.
Mazurkas et biguines sont ainsi exécutées avec verve et originalité : bien que le groupe soit encore en train de se chercher, sa musique est le brouillon de celle qui viendra ensuite.
La formation se donne maintenant le nom de Malavoi, emprunté à celui d’une qualité de canne à sucre, pour rappeler que son expérience vient du monde bariolé des planteurs et des coupeurs enchaînés, qui entonnaient des chants lancinants pour se soulager de la fatigue des corvées dans les plantations.
Le reste de l’histoire est plutôt connu : Malavoi a su braver les risques de l’éphémère et inscrire son opus parmi les lumières qui balisent le versant caraïbéen du brassage planétaire.
Ayant remis au goût du jour les genres symboles de la créolité, les Violoneux ont su valoriser la spécificité de l’identité martiniquaise, autrefois niée par le discours colonial ou par la référence à la terre-mère. Découvreurs et incarnation vivante de l’authenticité à la racine plurielle, ils ont bâti leur répertoire sur la décomposition des structures classiques occidentales, bouleversées par les modalités polyrythmiques et polymétriques de l’Afrique.
Si tout leur répertoire est traversé par la pulsation propre à la musique noire, on appréciera également la jonction opérée entre les styles citadins, dont le centre de diffusion se déplaça de Saint-Pierre à Fort-de-France après l’éruption de la Montagne Pelée en 1902, et les motifs en vogue dans les campagnes, surtout dans les mornes septentrionales, comme la bélia, le grand bêlé ou le canigwé.
On peut dès lors établir un rapprochement symbolique entre leur inspiration et un genre considéré comme ‘intermédiaire’entre le tambour du Nord et le courant créole : dans la haute-taille de la région sud-orientale de Vauclin, le violon côtoyait l’ensemble des percussions, dont l’instrument principal n’était plus le bel-air mais le tambour di bass, accompagné par les tcha-tcha.
La haute-taille fut assez populaire dans tout le Sud, où il y avait de grandes habitations et d’imposantes distilleries de rhum, surtout dans les villes de la Rivière Pilote, de la Rivière Salée et de François, animées par ce style de transition entre la ville et le monde rural.
Profondément enraciné dans la culture d’un pays qui joua un rôle de premier plan dans l’évolution du Sixième Continent, Malavoi célèbre aujourd’hui à sa manière la mémoire insulaire avec la parution d’un album au titre emblématique : » Marronage « .
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