Les masques de l’africanité

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« Ma couleur n’est pas dépositaire de valeurs essentielles »
Frantz Fanon

Loin d’envisager une quelconque essentialisation africaine, soulever la question de l’africanité dans le domaine de la création, c’est accepter une pluralité de points de vue et revendiquer même une diversité inhérente à la vitalité de toute pratique artistique. Certes, l’africanité reste un mythe de la conscience occidentale, mais il existe aujourd’hui une africanité autre, une africanité qui s’invente dans la création contemporaine et qui n’est pas où on l’attend, qui donne rendez-vous ailleurs, qui tourne les yeux, comme la belle Aïssa Maïga de la couverture du numéro, dans une direction où le regard n’a pas l’habitude de scruter quand il s’agit de l’Afrique. Car cette question d’africanité est bien encore une question de regard, ce regard porté sur l’Autre qui, au lieu de le découvrir et d’apprendre à le connaître, projette l’image que l’on a déjà de lui, son masque, ce masque qui le fige dans ce qu’il a « à être », masque mortuaire s’il en est.
Or cette africanité contemporaine est mouvante. Elle peut passer par l’Amérique du Nord pour un Africain, par l’Afrique pour un Caribéen, et faire, pourquoi pas, le détour par l’Amérique latine, le Japon, la Russie ou l’Inde. L’africanité s’affirme en devenir : elle n’est pas arrêtée dans une identité générique, mais se construit en poursuivant son émancipation et sa reconnaissance. L’africanité ne pose pas une question identitaire essentialiste, mais une question existentielle, une quête de soi au monde. Cette identité plurielle se construit sur une absence, un manque, un gouffre, et se construit par défaut, par refus de la simplification. Ce que traduit l’africanité contemporaine, c’est une Afrique qui se pense au monde et qui assume aujourd’hui la vanité d’avoir autant à lui apporter que l’Occident.
Ce dossier se conçoit donc d’abord comme un questionnement dans toutes les directions possibles, afin d’appréhender la mutabilité de la notion et sa perception protéiforme. On est parti des écritures contemporaines dont la radicalité engendre facilement la suspicion et qui sont les premières « sommées », comme le dit très bien Jean-Louis Sagot-Duvauroux, de justifier leur identité africaine. Cette suspicion intolérable a été le point névralgique de la réflexion. C’est pourquoi la table ronde qui réunissait, à l’université de Rennes 2, Caya Makhélé, Koffi Kwahulé et Kossi Efoui et au cours de laquelle ils ont si bien affirmé leur refus d’être « mis dans l’enclos » et ont su en même temps définir leur africanité chacun à leur manière, est-elle à aborder comme le centre rayonnant de ce dossier. C’est pourquoi nous avons décidé d’en publier par avance l’intégralité sur notre site internet, comme véritable prétexte à notre réflexion afin de susciter le débat et d’en prolonger les questions.
Nous avons par ailleurs tenté de faire surgir tous les masques de l’africanité : l’africanité des descendants d’esclaves américains qui sont en quête de leur identité originelle, « l’africanité prête à l’emploi » qui brandit le si séduisant griot pour les Occidentaux en mal d’histoires à écouter, l’africanité déviante et subversive qui renouvelle le concept de négritude comme tente de l’analyser Ludovic Obiang à travers le roman africain, « l’africanité-résistance » qui voudrait faire barrage à la mondialisation, « l’africanité-stratégie » à laquelle se voient aussi parfois contraints les créateurs…
L’erreur aurait été de partir d’un présupposé définitionnel de la notion. On revendique ici au contraire que l’africanité, on ne sait pas ce que c’est. Il ne s’agit pas de définir notre objet de questionnement, mais de montrer en revanche qu’il ne peut exister qu’en creux, dans l’absence même. Dès que l’africanité saute au yeux, dès qu’elle est facilement repérable et partant sécurisante pour le regard de l’Autre, pour celui qui la recherche, elle n’est déjà plus africanité, mais quelque chose qui a à voir avec le folklore. Le regard occidental doit laisser venir l’africanité à lui, accepter d’être surpris et surtout mis en crise par ce qu’il croyait ne pas le concerner, ce qu’il croyait sans rapport avec son univers et son propre fondement.
Nous avons enfin privilégié la parole des artistes plasticiens, romanciers, poètes, dramaturges, etc. d’Afrique ou de la diaspora, Blancs ou Noirs, et avons souhaité faire entendre des points de vue contrastés, que nous ne partageons pas forcément. Car, faute de définir la notion d’africanité, nous avons voulu cerner au moins davantage les émotions qu’elle suscite, les positionnements intellectuels ou esthétiques qu’elle amène et bien sûr l’engagement politique qu’elle soulève inévitablement. 

///Article N° : 1838

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